Il y a trois ans, un petit livre, intitulé « Indignez-vous », connaissait un succès mondial. Dans de nombreux pays, des citoyens, fragilisés par la crise, commençaient à prendre conscience que les dettes bancaires leur avaient été transmises, à leur insu, et qu’ils seraient les grands perdants d’une crise financière dont ils n’étaient pas responsables ; ce petit manifeste les incitait à résister, à s’indigner et à refuser les règles d’un mauvais jeu de mistigri organisé avec la complicité des gouvernants. Stéphane Hessel, son auteur, vient de mourir, et la classe politique française est subitement animée d’ « un esprit de résistance » (1). Les louanges fusent de toutes parts, de tous bords politiques ; l’hommage est unanime, consensuel, inconvenant.
Sans aucune honte, tous les responsables de notre indignation, tous les résignés volontaires, tous ceux qui nous expliquent à longueur de temps qu’il n’y a pas d’alternative, se précipitent pour vanter les mérites d’une figure de proue de l’alter-mondialisme, allant jusqu’à solliciter le transfert de sa dépouille au Panthéon. "Nous avons maintenant une mission : celle de transmettre sa mémoire, ses valeurs et sa pensée qui doivent à tous, et particulièrement aux jeunes générations, nous servir de modèle pour l'avenir", n’hésitent pas à écrire six députés socialistes (Patrick Mennucci, Alexis Bachelay, Yann Galut, Jean-Louis Touraine, Jérôme Lambert et Pouria Amirshahi ) . A défaut de les mettre en application, il faut savoir célébrer des idées généreuses afin de mieux les rejeter, la mort dans l’âme, sans craindre le procès d’intention, en s’abritant derrière le paravent des réalités économiques et du marché. Saluons l’utopie, mais soyons raisonnables . . .
Toutes ces belles gueules d’indignés rejoignent provisoirement le camp de la contestation et braillent leur révolte soudaine aux micros de journalistes complaisants.
Les médias, si prompts habituellement à relayer les dogmes établis, si zélés dans la transmission des schémas dominants, si enclins à minimiser et à décourager les initiatives de résistance, s’offrent un bref intermède de pensée critique par procuration. Le Nouvel Observateur s’indigne volontiers en publiant des « extraits choisis » de l’ouvrage « Indignez-vous ». Ainsi, par exemple, ce passage : «On ose nous dire que l’Etat ne peut plus assurer les coûts de ces mesures citoyennes. Mais comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes alors que la production de richesse a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée? Sinon parce que le pouvoir de l’argent, tellement combattu par la Résistance, n’a jamais été aussi grand, insolent, égoïste. […] Les banques désormais privatisées se montrent d’abord soucieuses de leurs dividendes, et des très hauts salaires de leurs dirigeants, pas de l’intérêt général. »
Une citation ô combien d’actualité . . . mais, une citation incomplète : l’ indignation du « Nouvel Observateur » est tout de même maîtrisée, les ciseaux d’une juste censure sont passés par là. Que se cache-t-il derrière les trois petits points entre parenthèses ? Oh, rien de bien important, juste un petit complément figurant, en fait, après l’adjectif égoïste : « avec ses propres serviteurs jusque dans les hautes sphères de l’Etat ».
Au Nouvel Observateur, on cite Stéphane Hessel mais en ayant soin, malgré tout, de censurer des passages jugés trop subversifs.
Il faut dire, à la décharge de ce journal, que ces lignes avaient été rédigées sous l’ère Sarkozy. Mais, les choses ont-elles changé ? Les hautes sphères de L’Etat ont-elles été débarrassées des serviteurs trop attentifs aux intérêts de la sphère privée et notamment du milieu bancaire ?
La récente loi sur la réforme du système bancaire est, à elle seule, une démonstration accablante de la permanence d’un système, par-delà les fausses alternances.
A l’heure où, sous la pression du gouvernement, la loi d’amnistie sur les syndicalistes, déjà extrêmement limitée dans sa portée (ne sont concernés que les faits commis entre le 1er janvier 2007 et le 1erfévrier 2013), exclut les infractions intervenues dans le cadre d'actions liées à l'éducation, la santé, l'environnement et le droit des migrants, les déclarations du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, selon lesquelles Stéphane Hessel était "pour toutes les générations, une source d'inspiration, mais aussi une référence", apparaissent décidément comme l’hommage du vice à la vertu.
(1) Selon les termes de Jean-Marc Ayrault
(2) Lire sur le site internet du Nouvel Observateur (ici)