Nous sommes en démocratie, il faut sans doute le répéter aussi souvent que possible, à chaque occasion, comme les politiciens et les journalistes des grands médias savent si bien le faire pour nous en convaincre. Car, entre deux élections, nous autres citoyens anonymes, pouvons parfois avoir le sentiment d’être ignorés, voire méprisés. . .
Mais il faut probablement se départir d’une impression trompeuse : le bon peuple ne peut avoir clairement conscience des enjeux de ce vaste monde et juger de ce qui est bon pour lui.
Partout, en toutes circonstances, c’est à l’Etat de faire prévaloir l’intérêt général. Et nos dirigeants socialistes sont passés maîtres dans l’art de faire le bonheur des gens malgré eux.
En première lecture, la loi El Khomry vient d’être, par décision présidentielle et grâce au 49.3, adoptée sans vote. Et ce passage en force est justifié bravement par Manuel Valls : « Soit on défend l'intérêt général et le sens de l'État, soit on rejoint la longue liste des responsables politiques qui ont renoncé face à un mouvement social. »
C’est un gouvernement qui ne renonce pas car il a le sens du bien commun.
Ainsi, malgré les avis défavorables rendus par les commissaires enquêteurs et un rapport de la Cour des comptes soulignant le coût devenu non soutenable pour la SNCF des projets de lignes à grande vitesse (lire ici), le gouvernement a décidé de signer malgré tout la déclaration d’utilité publique des LGV Bordeaux-Dax et Bordeaux-Toulouse. D’après Alain Vidalies, le secrétaire d'État aux transports, "le gouvernement est légitime pour prendre cette décision".
Le vulgum pecus, consulté lors des enquêtes d’utilité publique, ne peut avoir conscience de l’intérêt général. Accaparé par des préoccupations matérielles immédiates, en lutte permanente pour sa survie économique et sociale, animé par le souci égoïste et misérable de préserver ses quelques acquis, ses petites habitudes, son pré-carré dérisoire, il a le jugement altéré, l’esprit rabougri par un quotidien sans envergure. Il ne dispose pas d’une vision large, profonde, désintéressée, et de ce fameux « sens de État » qui n’est accordé qu’à quelques personnalités d’exception ; son avis est parfaitement négligeable car il est sans élévation et motivé par des intérêts subalternes. Comment demander à un rase-motte d’avoir la vision stratosphérique de dirigeants politiques formés dans les plus grandes écoles de la République ?
L’élitisme républicain est là pour sélectionner les décideurs et assurer à la collectivité les meilleurs choix possibles. Comme aime à le rappeler manuel Valls, « il y a ceux qui ont le sens de l’État, et ceux qui ne l’ont pas. »
Aujourd’hui, les luttes environnementales trouvent les mêmes motifs d’exaspération que les luttes sociales : le déni démocratique et l’obstination froide de politiques qui, tout en communiquant avec un incroyable cynisme sur le développement durable et l’intérêt général, se mettent délibérément au service des entreprises privées. La décision de l’État de poursuivre la construction des lignes LGV du sud-ouest, après la construction de l’autoroute A65 Pau-Langon concédée à Vinci, nous montre clairement quels sont les vrais commanditaires de ces grands travaux (1). Ce sont les entreprises du BTP comme Vinci qui finissent par capter à leur profit les deniers publics consacrés à la politique des transports et à obérer l’avenir de la SNCF, désormais surendettée et confrontée à une baisse de rentabilité de ses grandes lignes.
Quand l’appareil d’État est inféodé au privé, le sens des affaires correspond dès lors au sens de l’ État. Les procédures démocratiques deviennent inadaptées, caduques, car dans le monde de l’entreprise qui est, comme chacun sait, celui de la performance et de la réactivité, les décisions doivent se prendre rapidement et en petit comité.
Et peu à peu, une technocratie insensible, inflexible, coupée des citoyens et de leurs besoins réels, se met en place, inexorablement, dans une logique totalitaire, afin de satisfaire l’appétit de monstres financiers qui grossissent sans cesse en mitant et en détruisant notre environnement et notre tissu social.
La loi El Khomry et les grands projets inutiles ont les mêmes commanditaires. Nos luttes ont décidément un ennemi commun et ne peuvent que converger.
(1) Depuis mercredi 1er juin, , le film « L’intérêt général et moi » réalisé par Sophie Metrich et Julien Milanesi est sorti en salle ; il aborde ces questions et illustre le fossé grandissant entre le prétendu « intérêt général » des décideurs et les aspirations des citoyens.