Il arrive souvent que des commémorations soient célébrées avec faste alors même que les valeurs, les combats, les espoirs, qu’elles sont censées porter et représenter dans l’imaginaire collectif se sont considérablement affadis et progressivement vidés de leur substance. Cette année, soixante-dix ans après le débarquement, la commémoration du 6 juin a rassemblé, sur les plages normandes, dix-neuf chefs d’Etat et de gouvernement qui étaient bien loin d’être animés de la solidarité des frères d’armes de 1944. Les alliés d’hier, quand ils ne sont pas des adversaires déclarés, sont devenus au mieux des rivaux inflexibles dans la compétition commerciale engendrée par la mondialisation. Nous sommes les héritiers d’un monde qui s’est certes libéré d’un totalitarisme effroyable, le régime nazi, mais qui ne correspond probablement pas aux aspirations, aux idéaux qui animaient les résistants et les libérateurs de l’époque. Aujourd’hui, alors même que nos sociétés sont de nouveau menacées par la résurgence de partis nationalistes et xénophobes, la liberté du « monde libre » consacre surtout la liberté du capital et la suprématie des indices et valeurs économiques. Ce sont bien ces valeurs et la croyance dans un monde de croissance et de progrès technologique infinis qui unissent, dans une liaison faible et dans un même aveuglement, les gouvernants, qu’ils soient de l’Ouest ou de l’Est, démocrates ou autocrates. Des valeurs dites universelles comme les droits de l’homme ou le respect de l’altérité paraissent bien en retrait. Et, aujourd’hui, les démocraties ne sont qu’apparentes comme le révèlent à l’ensemble des citoyens du monde, les affaires Edward Snowden, Bradley Manning, Julian Assange, scandales médiatisés alors que tant d’autres demeurent dans l’ombre. Les lanceurs d’alerte, les éveilleurs de conscience, les combattants des nouveaux totalitarismes, qui pointent les dangers, les dérives et les violences de ce monde libre bardé de dispositifs de surveillance et de contrôle sont ostracisés, poursuivis et traqués avec opiniâtreté, avec acharnement.
En France, le 6 juin 44 permit la reconquête du territoire, la libération et donc, indirectement, les avancées sociales majeures (comme la Sécurité sociale) préconisés par le Conseil national de la Résistance. Selon les mots de circonstance prononcés par F Hollande devant ses hôtes, « ce jour-là nous éclaire encore » mais de moins en moins, pourrait-on ajouter ! Nos gouvernements libéraux s’emploient à rogner nos acquis sociaux et à mettre certaines de nos libertés si chèrement acquises - et notamment les libertés syndicales - sous l’éteignoir. L’action syndicale s’exerce de plus en plus difficilement et les représentants syndicaux sont fréquemment traités comme des criminels, voire des terroristes ainsi qu’en témoigne l’interpellation, le 28 mai dernier, du représentant de la Confédération paysanne Laurent Pinatel en gare d’Amiens.
F Hollande a déployé toute l’éloquence requise par l’évènement mais derrière les grands mots et les envolées lyriques s’organisent chaque jour, dans l’ambiance feutrée des ministères et des sièges sociaux des transnationales, les modalités de l’accaparement des richesses par une petite oligarchie. Derrière les éloges : des actes, des coups bas, qui sont autant d’insultes à la mémoire des résistants. En 1944, la fraternité issue des luttes communes allait permettre de construire une société plus solidaire. Désormais, nous régressons.
En 2007, Denis Kessler, alors vice-président du MEDEF, déclarait dans le magazine Challenges : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s'y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d'importance inégale, et de portées diverses ( . . .) A y regarder de plus près, on constate qu'il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C'est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »
Demain, après ces émouvantes cérémonies, F Hollande s’emploiera à continuer le travail de sape de ses prédécesseurs et à donner un contenu concret aux exigences du patronat.