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Billet de blog 21 mai 2025

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Dernière livraison

Sa journée avait commencé à 9 h avec des « petit déj » pour des clients en caleçon de pyjama et elle se terminait avec des sushis, des pizzas ou des burgers pour accompagner le match de la Ligue des champions. . .

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Sékou plaqua son vélo contre la devanture de la pizzeria, le store n’avait pas été relevé complètement, la bande de tissu plastifié qui surplombait la vitrine donnant sur la rue lui offrait un abri provisoire, il n’aurait pas à charger la marchandise sous la pluie. Il pénétra dans le magasin, les pizzas étaient prêtes, empilées sur le comptoir ; Marina la serveuse la plus sympa était de service, elle les lui désigna avec un petit sourire complice et lui souhaita bon courage. C’est vrai qu’avec ce temps pourri, la formule était quasiment automatique à chaque lieu de prise en charge mais, prononcée par Marina, elle avait quand même une saveur particulière. Sékou se saisit des pizzas, remercia Marina en lui rendant son sourire et ressortit aussitôt. Il ne fallait pas traîner, il était bien en retard : peu de temps après avoir reçu la commande, en voulant éviter une grosse flaque d’eau, il avait lourdement chuté en glissant sur les rails du tram, sa chaîne avait sauté et il avait eu beaucoup de mal, sous une pluie battante, à la remettre en place. Il enfourna les pizzas dans son sac isotherme et consulta son portable qui était branché en permanence sur l’application. Il était maintenant 22 h, la nuit était tombée, le client à livrer était dans le secteur du Parc bordelais, à 5 km en suivant le trajet indiqué par la plateforme et il devait être chez lui dans 5 minutes. Son genou endolori par la chute le gênait pour pédaler et son assistance électrique n’était pas très performante, peut-être la pluie. . . il ne fallait pas qu’il flanche sur sa dernière commande. Jusqu’à présent, les livraisons s’étaient bien passées, les clients avaient été sympas, il espérait avoir obtenu quelques bonnes appréciations. Depuis la fin d’après-midi, il avait enchaîné les courses sur un bon rythme, il ne pouvait pas courir le risque de tout gâcher et de voir sa note baisser ou pire d’être déconnecté pour une livraison trop en retard.

Sa journée avait commencé à 9 h avec des « petit déj » pour des clients en caleçon de pyjama et elle se terminait avec des sushis, des pizzas ou des burgers pour accompagner le match de la Ligue des champions.

Maintenant, c’était sans doute un des rares livreurs à continuer à travailler, la plupart étaient rentrés chez eux, trempés, lessivés par la pluie et le vent qui avaient débuté en milieu de journée.

Sékou s’était accroché car, sans trop de concurrence, il pouvait enchaîner les courses et faire du chiffre, il en avait besoin. En France depuis plus d’un an et toujours sans papiers, il s’était résolu, après plusieurs petits boulots particulièrement décevants, à tenter l’expérience de livreur indépendant sur les conseils de copains. Évidemment, il avait dû s’équiper : le vélo, le sac isotherme, le casque, des habits de protection. . . Il avait limité au maximum son investissement en optant pour un vélo d’occasion qu’il avait fait électrifier mais le tout lui avait tout de même coûté plus de mille euros. il avait dû emprunter la plus grande partie à son cousin qui l’hébergeait depuis son arrivée à Bordeaux.  En plus de sa contribution aux frais de nourriture et au loyer, il tenait à rembourser 100 euros par mois à son cousin. Il essayait donc de remplir au mieux ses journées, il travaillait souvent plus de 10 heures par jour.

A la barrière du Médoc, il regarda de nouveau son portable, il n’était vraiment pas dans les temps, il essaya de rouler plus vite mais il avait des douleurs dans le genou et, avec la nuit, la circulation était encore plus compliquée et dangereuse, les phares de voiture se reflétaient sur la chaussée mouillée et toute cette lumière parasite éblouissait les cyclistes et les rendait moins visibles des automobilistes. ll réussit malgré tout à limiter la casse et arriva à destination avec seulement 10 minutes de retard. C’était aux abords du parc, dans un immeuble plutôt chic. Il trouva vite le nom du client, sonna à l’interphone et annonça les pizzas ; une voix masculine lui répondit sèchement de monter au 3ème, appartement 306. Il entendit le déclic de la porte d’entrée, pénétra dans le hall avec son vélo qu’il laissa dans le coin des boites aux lettres et se dirigea vers l’ascenseur, appuya sur le bouton et attendit, fébrile, avant de lire sur un petit écriteau placardé conte la vitre «  en panne » Les escaliers étaient à côté, il s’y précipita et arriva tout essoufflé devant le 306. Il n’eut pas le temps de sonner que la porte s’ouvrit, laissant apparaître dans l’encadrement de la porte un grand type baraqué au crane rasé et en survêtement « Eh bien c’est pas trop tôt ça fait plus d’un quart d’heure qu’elles auraient dû être livrées ces pizzas, si j’avais su j’aurais été me les chercher moi-même ! Si c’est trop compliqué pour toi, il faut changer de boulot. Allez donne-moi ça et barre- toi ». Sékou n’eut même pas le temps de répliquer que le type lui avait déjà arraché le colis des mains et claqué la porte au nez. Il redescendit, récupéra son vélo et se retrouva dans la rue. La pluie avait cessé, il était éreinté, il aurait voulu rentrer avec rien que du positif dans la tête, il avait empoché sur la journée près de 150 € ce qui était exceptionnel, mais cette dernière livraison lui laissait un goût amer, le type allait sûrement se plaindre et lui attribuer une mauvaise note sur l’application, il ne pourrait pas invoquer un retard dû au restaurant, il serait tenu pour responsable. Tout cela lui tournait dans la tête quand la sonnerie de l’application retentit, on lui proposait une autre course dans le secteur : des sushis à livrer au Bouscat, il hésita et décida finalement d’accepter la commande, peut-être le moyen de demander au dernier client, s’il était sympa et compréhensif, de lui attribuer une bonne note, histoire de compenser l’appréciation négative que le type au survêt ne manquerait pas de porter.

Il était stressé et absorbé dans ses pensées. Brûla-t-il volontairement le feu rouge ou ne le vit-il pas, les avis des témoins de l’accident divergeaient. Chacun y allait de son hypothèse en regardant l’équipe de secours qui s’affairait autour du corps inanimé de Sékou. Mais de l’avis général, les livreurs prenaient bien trop de risques pour livrer leur commande le plus vite possible, c’était quand même bien bête de perdre la vie aussi jeune. . .

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