De la fenêtre de son bureau, Tony peut contempler les falaises du Glandasse, immenses barrières de calcaire blanc qui se dressent en gardiennes immuables de ce coin du Vercors, à quelques encablures de Die, et qui ferment l’horizon vers l’est. Il éprouve le besoin d’y plonger de temps en temps son regard pour s’évader et se désembuer l’esprit car il est dans la paperasse, et pas n’importe laquelle : la paperasse européenne, celle qui s’impose pour toucher les aides PAC, toute bouffie de formulaires et de tableaux à remplir. Celle-là, on ne peut pas l’apprivoiser à la va-vite sur un coin de table après le café, il faut s’y plonger et s’y perdre un moment avant de finir par trouver le sésame. Aujourd’hui, sa connexion internet fonctionne à peu près correctement ; a priori, il ne risque pas de planter et de devoir tout recommencer à zéro, il en a profité, il s’est branché sur le portail numérique Telepac. C’est un travail qu’il juge fastidieux et stupide mais il a besoin de ces aides pour maintenir à flot sa trésorerie. Chaque année, il a l’impression que c’est plus compliqué et surtout plus absurde. La bureaucratie digitale de l’UE le plonge dans un univers kafkaïen qui s’étend et se complexifie inexorablement. Les mesures de simplification annoncées par Gabriel Attal lors des dernières grandes manifestations agricoles ont dû se perdre dans les couloirs de Bruxelles. Il n’est pas étonnant que la contestation, tous syndicats confondus, soit repartie de plus belle à l’occasion de la signature annoncée de l’accord de libre-échange avec le Mercosur. Les exploitants de la FNSEA et de la Coordination rurale, les tenants d’une agriculture polluante et intensive, qui considèrent qu’ils ont le droit d’user et surtout d’abuser de leurs terres agricoles comme ils l’entendent, sont à nouveau sur le bitume avec leurs tracteurs pour dénoncer la concurrence déloyale permise par les ALE et stigmatiser les escrologistes. Ils prennent prétexte du foisonnement de la réglementation européenne pour réclamer la suppression de l’ensemble des normes environnementales et vont jusqu’à demander la fermeture de l’Office français de la biodiversité. Tony, lui, milite à la Confédération paysanne ou plutôt cotise car il n’a pas vraiment le temps de s’y investir comme il le souhaiterait. Il s’est installé dans la Drôme en fermage il y a quelques années, son frère aîné ayant repris l’exploitation familiale. Ce n'est donc pas un néorural qui découvre la rudesse du métier d’agriculteur. Il savait ce qui l’attendait mais il traverse parfois des périodes de découragement. Il est en polyculture bio, il cultive de la vigne, du blé, des plantes aromatiques en essayant de respecter les sols et la nature, de ne pas forcer les cycles naturels, de veiller à la biodiversité. Cette agriculture bienveillante lui impose une charge de travail et des coûts nettement plus importants qu’en conventionnel. Mais, alors qu’il a le sentiment d’éviter à la communauté tout plein de dégâts environnementaux et de coûts indirects appréciables, il voit ses aides se réduire au fil des ans sans parvenir à trouver auprès de débouchés aléatoires une juste rémunération. Les prix du blé bio notamment se sont effondrés, ils ont baissé de 150€/t entre 2021 et 2024. Et pour toucher des aides maigrelettes, il faut passer de plus en plus de temps dans les papiers ou sur l’écran à renseigner des formulaires administratifs. Comme il aimerait prendre en stage un de ces technocrates qui lui réclame des explications sur ceci ou sur cela, sur une date différée de semence ou de fauchage, sur une taille de haie intervenue avant la fin de la période de nidification et sur tant d’autres activités dont il ne peut prévoir les dates à l’avance ! En agriculture, on ne peut quand même pas tout programmer : la météo, la pousse des végétaux, la date des récoltes, etc, l’imprévu est souvent la norme. Et tous ces contrôles effectués par satellite lui font perdre beaucoup de temps et d’énergie car les erreurs sont légion ! Cet après-midi, il faut par exemple qu’il pense à numériser des photos de cornouillers et de sorbiers que le satellite n’a pas pu repérer dans des haies bénéficiant d’un financement FEADER pour « accompagner l'investissement non productif favorisant la qualité de l'eau et la biodiversité dans le secteur agricole ». Les photos doivent être envoyées en mentionnant la date et l’endroit où elles ont été prises. Il faut aussi revoir et contester du coup le pourcentage des arbres et arbustes préalablement estimées par les services de façon à atteindre le seuil requis de surface d’intérêt environnemental. . .
Toutes ces démarches et contraintes sont épuisantes pour quelqu’un qui a choisi ce métier par goût de la vie au grand air et pour la liberté qu’il offre.
Bon, ce soir, ils font une soirée spéciale aux “Petits fourneaux”, le restaurant végétarien de Die. Tony se dit qu’il va aller s’y détendre avant peut-être d’aller rejoindre des copains et passer une partie de la nuit autour “des feux de la colère” du côté de Valence.