Depuis une semaine, les agriculteurs ont déserté leurs champs pour envahir, juchés sur leurs gros tracteurs, le bitume des routes et des parkings de supermarchés. Malgré la gêne et les désagréments occasionnés par ce charivari paysan, les Français sont pour l’instant solidaires : le mal-être et le ras le bol des agriculteurs, ils le ressentent eux aussi, il s’agit d’une saine colère. De son côté, le pouvoir déclare comprendre le mouvement et, développe, une fois n’est pas coutume, une approche particulièrement bienveillante et compréhensive du maintien de l’ordre. Devant les caméras, le Premier ministre dégouline de compassion pour les victimes de la politique qu’il met en oeuvre.
Mais cette colère, portée par la nation toute entière, semble bien mauvaise conseillère.
Tout comme le Rassemblement national prospère sur les promesses non tenues et la misère de celles et ceux qui subissent tous les jours les injustices et les conséquences de politiques libérales dévastatrices (appliquées par les gouvernements successifs de droite comme de “gauche” depuis des dizaines d’années), les syndicats comme la FNSEA et la Coordination rurale labourent le terrain populiste de la souffrance des campagnes et tracent un sillon qui mène tout droit dans un cul-de-sac.
Se relayant dans les grands médias, les leaders syndicaux de la FNSEA et de la Coordination rurale ont trouvé un bouc émissaire consensuel à la crise systémique de l’agriculture : l’écologie. Les normes environnementales sont à l’origine de tous leurs maux et ne permettent pas “des conditions d’exercice du métier acceptables”. Tagué sur une banderole en bordure d’un barrage, le slogan “ Ras le bol des écolos et des ONG” illustre, parmi tant d’autres, l’état d’esprit d’une bonne partie de la profession. Les écologistes, considérés de plus en plus facilement comme des éco-terroristes depuis les événements de Sainte soline et la manipulation ignoble de Darmanin, sont les empêcheurs de produire en rond et font peser une terrible menace sur la ferme France. Toute la droite extrême ( de Renaissance jusqu’au Rassemblement national) relaie ce discours délirant et se déclare solidaire d’une paysannerie qu’elle s'emploie pourtant, vote après vote, à fragiliser et à marginaliser au Parlement européen en approuvant en particulier tous les accords de libre-échange.
Le chiffon rouge-vert de l’écologie punitive et de gauchistes décroissants permet de masquer l’essentiel : la paupérisation des petits agriculteurs dans le cadre d’un capitalisme et d’une société industrielle qui capte l’essentiel des marges, pousse les consommateurs à réduire la part du revenu consacré à l'alimentation, et d’une mondialisation qui ne peut être heureuse que pour les grandes exploitations et l’agro-industrie.
Éreintés par une course à la productivité sans fin, par une concurrence insaisissable, par tout un système qui ne leur permet pas de vivre dignement de leur travail, et manipulés par des syndicats qui mènent un double jeu, une grande partie des agriculteurs, perdant toute lucidité, s’emploient à piétiner, comme des bêtes blessées et avec l’énergie du désespoir, le chiffon rouge-vert que les gros exploitants de la FNSEA agitent devant eux.
Le littoral breton est envahi par les algues vertes mais il faut supprimer les normes qui encadrent les élevages porcins et faciliter les procédures d'agrandissement.
La biodiversité s’effondre, 60 % des oiseaux des champs ont disparu en quarante ans mais il faut supprimer les jachères et revoir la cartographie des zones humides et des tourbières jugée trop large et pénalisante.
Les populations d’insectes pollinisateurs comme les abeilles déclinent fortement, les nappes phréatiques sont largement contaminées par les pesticides, une étude de l’Inserm publiée en octobre dernier fait le lien entre la progression de certains cancers et l’exposition aux produits phytosanitaires ( Lire ici) mais il faut en finir définitivement avec le plan Ecophyto II+ (qui prévoit de réduire progressivement l’usage des produits phytosanitaires,, plan qui succède d’ailleurs à des plans précédents dont les objectifs n’ont pas pu être atteints) ainsi qu’ avec les ZNT ( Zones Non Traitées près des habitations ou des cours d’eau notamment).
Le marais poitevin est déjà particulièrement fragilisé par le réchauffement climatique et des périodes de sécheresse de plus en plus prononcées mais il faut construire des méga bassines pour quelques irrigants qui vont déstabiliser encore davantage cet écosystème.
Des dizaines de revendications de ce type sont formulées par des agriculteurs gagnés par une fièvre croissantiste et productiviste mortifère et qui ne perçoivent pas qu’ils revendiquent au profit de quelques privilégiés.
Le monde agricole est un monde très composite, très fragmenté, très hétérogène. Qu’y a-t-il de commun entre un gros céréalier beauceron et un éleveur de montagne, entre un agri-manager comme Arnaud Rousseau à la tête d’une exploitation ultra-mécanisée de plusieurs centaines d’ha, patron qui plus est du groupe agro-industriel Avril, et un maraîcher bio qui cultive des légumes pour une clientèle de proximité ? Ils vivent et travaillent dans des univers différents, ils ont des conceptions de l’agriculture antagonistes, ils ne peuvent partager les mêmes intérêts
Mais aujourd’hui, il y a fort à craindre que le gouvernement ne veuille entendre qu’une seule voix, celle d’une agriculture intensive, productiviste, spécialisée, mécanisée et polluante, celle d’une agriculture entre les mains de chefs d’entreprise qui veulent continuer à exploiter la terre et le vivant comme on exploite du minerai. C’est la voix d’une agriculture prise à la gorge, orientée vers le court-terme et qui, en niant l’évidence, obère le long terme et diminue les chances de résilience aux catastrophes à venir.
Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer une sortie de crise d'autant plus que le dérèglement climatique va progressivement faire croître les tensions entre tous les acteurs. Mais tout n’est pas perdu : l'animatrice Karine Le Marchand (*) est allée à la rencontre des agriculteurs pour les assurer de son soutien. . .
Il convient de citer Guy Debord, dans ses “Commentaires sur la société du spectacle” :
" Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand ; au moment où la domination , justement parce qu'elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu'elle n'a plus besoin de penser; et véritablement ne sait plus penser; Aussi ferme que soit le démocrate, ne préférerait-il pas qu'on lui ait choisi des maîtres plus intelligents ? "
* Présentatrice de l’émission “ L’amour est dans le pré”