
Sohalia, a le poing droit levé. Dans sa main gauche, cette jeune Mauricienne tient fermement une affiche avec son écriture d'enfant : "Ne vendez pas nos origines". Sohalia est venue sur la Place des Nations avec sa maman pour dire sa solidarité envers les habitants d'Agaléga, archipel à 1'064 km au nord de Maurice. D'autres enfants sont là : Elinka, Aïla dans sa poussette et Marie. Avec Estelle, leur maman, elles portent des T-Shirt rouges "STOP CORRUPTION #FREE AGALEGA".
Transparence. C'est le mot qui est revenu dans toutes les prises de parole ce samedi. Transparence à propos de travaux par l'Inde sur l'une des îles de cet archipel. Agaléga est aujourd'hui important pour l'Inde dans sa course avec la Chine pour plus de présence dans cette zone maritime clé. Il était initialement question du développement d'une piste d’atterrissage et d'une jetée totalement subventionnés par l'Inde à hauteur de 18 millions de dollars. Des images satellites et des fuites informations font maintenant voir des infrastructures militaires. Avec le refus du gouvernement mauricien de dévoiler les conditions de l'accord Inde-Maurice qui demeure "confidentiel" et "ne peut être divulguée en partie ou en totalité" (réponse parlementaire de 2018), des Mauriciens, face à un mur, expriment leur indignation.

M. Mario Pointu, initiateur de cette manifestation a tenu à préciser : "ce n'est pas un rassemblement anti-Inde, mais une manif anti-opacité de l'Etat mauricien à propos d'Agaléga". Pas un rassemblement anti-Inde : cette insistance est nécessaire car la question d'Agaléga est sensible à Maurice. Une partie de l'opinion publique locale considère toute dénonciation ou opposition aux travaux sur place comme démarche "anti-indienne". Des voix - spécialement sur les réseaux sociaux - soulignent "l'ingratitude" de Mauriciens face à une Inde généreuse. Elles demandent pourquoi ces Mauriciens ne manifestent pas de la même manière contre la France ou la Grande Bretagne, deux pays qui ont des contentieux de souveraineté territoriale avec Maurice.

Crier à l'India bashing, c'est aussi une carte que le gouvernement mauricien n'hésite pas à jouer lorsque l'occasion se présente sur le dossier Agaléga. Une manière pour lui de déplacer le problème sur un autre terrain quitte à ce que le ton monte entre Mauriciens. Que peut faire l'opposition parlementaire ? Sur ce dossier, elle se retrouve en terrain miné, comme le rappelle le journal en ligne mauricien Indocile. Et des Mauriciens se rappellent aussi que M. Xavier-Luc Duval, aujourd'hui chef de l'opposition, était l'adjoint du Premier ministre, Sir Anerood Jugnauth, quand le protocole d'accord Inde-Maurice sur Agaléga a été signé en 2015. Et lorsqu'il interroge l'actuel Premier ministre, M. Pravind Jugnauth, le 18 mai dernier à l'Assemblée nationale, M. Duval doit éviter les auto-buts.
Des deux côtés de la Chambre, la crédibilité de plusieurs députés sur le dossier d'Agaléga est entamée. Même si dans sa réponse parlementaire, le Premier ministre a "réitéré, avec force et sans équivoque, qu'il n'y a pas d'accord entre Maurice et l'Inde pour établir une base militaire à Agaléga", même s'il dit que Maurice garde sa souveraineté sur l'archipel et même si des membres de l'opposition ont plaidé l'ignorance - voire l'amnésie - sur ce dossier, une méfiance s'est installée dans une partie de la population. Résultat, ce sont des citoyens qui portent les angoisses des quelques 300 Agaléens devant l'ONU.
Craintes d'un "Chagos-bis"
Deux documents ont été remis au Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme. Une première, signée d'Agaléens demande le soutien de l'ONU pour obtenir l'arrêt du projet "qui détruira [leur] mode de vie et une partie de [leur] identité". Ils craignent de subir le même sort que les Chagossiens expulsés par les Britanniques pour permettre l'établissement d'une base militaire sur l'île de Diego Garcia, au moment de l'accession de Maurice à l'indépendance. Une seconde lettre du Ralliement Citoyen pour la Patrie (RCP), parti politique qui a activement soutenu l'organisation de cette manifestation, alerte également l'ONU sur la situation des Agaléens qui ont "le sentiment légitime, d'une occupation de leurs îles par une force étrangère".
Des craintes d'un "Chagos-bis", c'est ce qu'exprime également Mme Nicole Withrich. Elle est de la seconde génération des Chagossiens. "Ma grand-mère est née à Agaléga, mon père est né aux Chagos, Je ne veux pas que les Agaléens vivent l'injustice et l'horreur qu'a subie ma famille, exilée. Savez-vous ce qu'on ressent quand sa terre natale est menacée ?", demande-t-elle.

Contrairement aux deux précédentes manifestations à Genève, la mobilisation était moyenne ce samedi 29 mai. "Il ne suffit pas de faire du tapage du Facebook, commenter à longueur de journée. Il faut se bouger !", a lancé M. Yanick Guylène, déçu, avant de saisir une ravanne pour improviser un séga et chanter sa détermination à soutenir ce mouvement. Un séga sur lequel Marie-Roselyne Comble, venue exprès de Strasbourg (France) a dansé sous la "Broken chair" de la Place des Nations, "pour [ses] frères et soeurs Agaléens".
A midi, sous un ciel bleu, les manifestants ont posé leurs pancartes pour entonner l'hymne national, le "Motherland", en brandissant fièrement leurs passeports mauriciens. A leurs côtés, l'immense drapeau, délicatement posé par terre, est caressé par un léger souffle de vent. Comme une vague de sept mètres, rouge, bleue, jaune et verte.
