Jean-Marc ADOLPHE (avatar)

Jean-Marc ADOLPHE

Journaliste, ex-directeur revue Mouvement

Abonné·e de Mediapart

161 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 novembre 2013

Jean-Marc ADOLPHE (avatar)

Jean-Marc ADOLPHE

Journaliste, ex-directeur revue Mouvement

Abonné·e de Mediapart

Centre national de la danse: un naufrage à 10 millions d'euros

Jean-Marc ADOLPHE (avatar)

Jean-Marc ADOLPHE

Journaliste, ex-directeur revue Mouvement

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A moins d’un moins de la fin du second mandat de Monique Barbaroux à la tête du Centre national de la danse, aucune décision n’est encore prise : renouvellement ou succession ? Exercice de contrôle technique afin d’y voir plus clair.

Les paquebots sont-ils soumis au contrôle technique ? On l’ignore, mais on suppose que oui, et qu’à moins de battre pavillon de complaisance avec passe-droits à la clé, le permis de naviguer nécessite quelques assurances de bonne conduite. Le Centre national de la danse, paquebot de 12 000 mètres carrés, amarré depuis 1998 au bord du canal de l’Ourcq, à Pantin, vient pour la première fois depuis sa création, de publier à grands frais (3.500 € pour 500 exemplaires) et de diffuser les résultats d’un contrôle technique effectué en interne et non, comme il eût été logique, par quelque expert indépendant.

En 78 pages, imprimé en septembre dernier, ce « rapport d’activités 2012 » en met plein la vue. Dès la page 5, une avalanche de chiffres semble emporter toute critique possible. Citons pêle-mêle : 11.046 spectateurs, 1.588 abonnés, 12.059 contacts professionnels, 2.145 heures de formation, 370 compagnies accueillies, etc. Des chiffres en gros caractères,  destinés à marquer les esprits, mais dignes d’un document de propagande staliniennes, qui disent insidieusement : « circulez, il n’y a rien à voir, tout marche comme à la parade, nos résultats sont édifiants. » Edifiants, oui, mais pas dans le sens que voudrait imposer la direction du Centre national de la danse, doté d’un budget annuel de plus de 10 millions d’euros.

Avec le mauvais esprit (indépendant) qui caractérise Mouvement, nous avons mené l’enquête à tous les étages du CND, et le contrôle technique que nous y avons mené est sans appel : sans corrections apportées à sa feuille de route, sans révision urgente de son moteur, et sans changement tout aussi urgent de sa direction, le Centre national de danse va à l’échouage, comme le Costa Concordia aux larges des côtes italiennes.

Un climat social délétère

A vrai dire, les soupçons d’avanie ne sont pas nouveaux. Nous avons été les premiers, à Mouvement, à tirer la sonnette d’alarme. Dans notre numéro 59 (avril-juin 2011), nous écrivions déjà qu’il y avait « du rififi au CND » : « cet Etablissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), créé par décret en janvier 1998, traverse une intense zone de turbulences internes. ». Cet article arrivait peu après le renouvellement du mandat de Monique Barbaroux, nommée en octobre 2007 à la tête de l’établissement. La directrice du CND venait alors de se séparer brutalement de deux de ses collaborateurs, et non des moindres : Claire Rousier, directrice du département de la culture chorégraphique, et Jean-Marc Granet-Bouffartigue, directeur général adjoint chargé du développement artistique. Depuis, la première, soucieuse de ne pas faire de vagues, a été « exfiltrée » vers le Centre national de danse contemporaine où elle a rejoint Robert Swinston. Le second, contestant le caractère économique de son licenciement, a intenté un procès devant le tribunal des Prudhommes, qu’il a finalement gagné en mars 2013. Une autre procédure est encore en cours, intentée par Lotfi Rezzag Lebza, régisseur-plateau, que son statut de délégué syndical (CGT) n’a pas protégé d’un licenciement pour « inaptitude professionnelle ». S’il ne nie pas des problèmes de santé, qui étaient connus lors de son embauche, il estime que son éviction a été motivée par ses positions syndicales.

Depuis, le jeu de massacre a continué. En juin 2012, après d’autres « mises à l’écart » peu ébruitées, Karine Atencia, directrice de la communication, a été à son tour licenciée, après avoir fait l’objet d’une forme de « harcèlement moral » peu glorieuse. C’est aujourd’hui au tour du directeur de la Cinémathèque de la danse, dont l’absorption par le CND a soulevé quelques questions (lire Libération, 25 octobre 2012), d’être dans le collimateur : victime de dépression, il est aujourd’hui en arrêt longue maladie… En juillet 2012, la CGT signalait déjà « une situation préoccupante » ; La Lettre du spectacle soulignait de son côté « le style raide, voire brutal, de la directrice », qui avait déjà fait des remous à la Comédie-Française, dont elle a été directrice générale de 1988 à 1993. Le climat social, parmi les 90 salariés permanents du CND ne s’est guère amélioré. Sous couvert d’anonymat, beaucoup de celles et ceux que nous avons pu contacter s’inquiètent d’une ambiance délétère, où règne une forme de terreur. Face à Monique Barbaroux, il faut apparemment filer droit et baisser les épaules. Cyril Duchêne, qui a pris la succession de Karine Atencia à la direction de la communication, des publics et du développement, est ainsi surnommé « Servile » Duchêne ; tel autre est qualifié d’« appariteur musclé ». En 2012, Jean-Marc Granet-Bouffartigue dénonçait des méthodes de management ayant conduit à une « hyper-centralisation » des décisions et un « empilement de projets qui ne fait en aucun cas une politique artistique. »

Un  questionnaire interne, réalisé par le Comité d’entreprise du CND en juillet 2013, reflète le malaise ambiant : 61% des salariés estiment insuffisante l’organisation du travail entre les différents départements du CND, 78% d’entre eux jugent la communication interne inefficace, et 60% estiment que l’ambiance au sein du CND est « à améliorer », voire « très mauvaise… » En privé, certains salariés évoquent  « une politique de ressources humaines démobilisatrice, qui suspecte a priori les salariés d’être des fraudeurs en puissance. »

Il y a donc un très sérieux problème de gouvernance au Centre national de la danse, mais cette dérive, qui ne peut être ignorée au ministère de la Culture, ne saurait incriminer la seule directrice de l’établissement. Son conseil d’administration est nécessairement informé. Anne Chiffert, ex-directrice nationale de la Musique et de la Danse, qui a joué un rôle capital dans la naissance du CND, s’en était notamment émue. En mars 2009, elle avait préféré démissionner de la présidence du conseil d’administration, évoquant sans ambages un « contrat de contre-performance pour l’établissement ». Plutôt que d’écouter ces différentes alertes, et d’y remédier, l’Etat (alors gouverné par Nicolas Sarkozy) avait préféré envoyer à la présidence du conseil du CND un certain Christophe Tardieu. Simple titulaire d’un DESS en droit du marché commun, ex inspecteur des douanes et des finances, il s’était surtout illustré au cabinet de Christine Albanel par sa dénonciation, auprès des dirigeants de TF1, d’un cadre de la chaîne qui contestait la loi Hadopi…. Il a depuis lors heureusement été remplacé par Jean Gautier, énarque (même promotion que Monique Barbaroux…), haut-fonctionnaire ayant successivement été affecté au ministère de l’Intérieur, à la Cour des Comptes, à la direction des Affaires culturelles de la ville de Paris, puis à la direction de l’Architecture et du Patrimoine au ministère de la Culture et de la Communication. Mais rien n’a véritablement changé en interne dans la façon dont Monique Barbaroux mène sa barque.

Aucune compétence artistique en matière de danse

A eux seuls, ces problèmes de gouvernance interne, de management et de ressources humaines sont déjà fort inquiétants. Mais il y a beaucoup plus grave. Et il y a quelque culot à écrire, comme le fait Philippe Vérrièle dans La Lettre du spectacle (25 octobre 2013), que Monique Barbaroux, la directrice du CND qui s’active en coulisses pour le renouvellement de son mandat « peut se prévaloir d’un bilan qui n’est pas contesté, sauf appréciations subjectives sur sa politique éditoriale ou sa programmation. » Revenons sur le « bilan incontestable » dont pourrait se prévaloir l’actuelle directrice du Centre national de la danse. Il suffit, point par point, de tourner les pages du « rapport d’activités 2012 », pour constater à quel point il s’agit d’un tissu de mensonges.

Dans les missions qu’il a reçues, le CND doit être un lieu de soutien à la création et à la diffusion de la création chorégraphique. Problème : une telle mission requiert des compétences appropriées. Or, depuis le licenciement de Jean-Marc Granet-Bouffartigue, et le départ en mars 2012 de Rachel Spengler, assistante de direction du département création-diffusion, il n’y a plus personne à la barre : le département création-diffusion a même purement et simplement disparu de l’organigramme. Monique Barbaroux, flanquée du directeur de l’administration, Denis May, fait elle-même son « marché » parmi les spectacles qu’elle va voir. Il ne s’agit pas ici de discuter subjectivement de ses goûts, mais de constater simplement que Monique Barbaroux n’a aucune compétence artistique en matière de danse. Comment s’étonner dès lors que le CND n’ait aucune ligne artistique digne de ce nom ? Les chiffres ne font pas, à eux seuls, une politique… Et se vanter d’avoir accueilli 370 compagnies en un an (le plus souvent pour de simples « mises à disposition de studios » sans aucun engagement réel du CND) ne trompe personne…

Le « rapport d’activités 2012 » distingue toutefois, sur deux pages, un « axe prioritaire » en direction de l’Afrique. Fort bien, se dira-t-on… Sauf que, pour qui a vu la directrice du CND exhiber ses gentils « danseurs africains » comme il se faisait autrefois avec les « nègres » lors des expositions coloniales, cette forme de condescendance paternaliste laisse un arrière-goût de malaise. Et puis, se demandera-t-on, pourquoi cette seule attention portée à l’Afrique, et pas à l’Europe de l’Est ou du Nord, au Moyen-Orient où à l’Amérique du Sud ? Monique Barbaroux n’est pourtant pas avare de voyages de « prospection », toutefois majoritairement ciblés sur quelques destinations précises, comme l’île de la Réunion, New York ou Montréal. Jean Gautier, président du Conseil d’administration du CND, certifie toutefois que ces voyages sont justifiés par l’activité de l’établissement, et sont la plupart du temps pris en charge par des opérateurs extérieurs (ONDA, Conseil Général de la Réunion…).

Un programme de formations d’une consternante banalité

Autre mission essentielle du Centre national de la danse : la pédagogie et la transmission. Depuis le décès d’Anne-Marie Raynaud, en mai 2009, Brigitte Hyon est en charge du département formation et pédagogie / éducation artistique et culturelle. Celle-ci, dont l’œuvre chorégraphique n’a pas laissé un souvenir impérissable, est loin d’avoir le tempérament d’Anne-Marie Reynaud. Et elle semble de toute façon avoir compris que, sous l’actuel régime du Centre national de la danse, mieux valait ne pas avoir trop forte tête. Le programme des formations pour la saison 2012-2013 est d’une consternante banalité : à de rares exceptions près, on n’y repère aucune personnalité majeure capable d’enseigner et de transmettre les grands courants chorégraphiques, dans quelque domaine que ce soit (1). Comment s’étonner, dès lors, que « les cours souffrent d’un grand déficit de fréquentation », selon un salarié du CND qui souhaite garder l’anonymat ?

D’une façon plus large, la transmission d’une culture chorégraphique est largement laissée en déshérence. Hormis des « ateliers de pratiques artistiques », dont nous ne pouvons mesurer la portée, qu’il suffise de penser que le Centre national de la danse n’a su produire aucune manifestation digne de ce nom après les disparitions de Merce Cunningham, de Pina Bausch ou, en France, d’Odile Duboc. Il est même assez scandaleux de constater qu’aucun hommage, aucune publication, ne soient encore venus saluer deux grandes figures de la critique chorégraphique, Laurence Louppe et Lise Brunel décédées en avril 2011 et février 2012. On ne saurait reprocher à des personnes incompétentes de n’avoir ni connaissance ni mémoire de l’art qu’elles sont censées défendre et représenter… Mais une telle dose d’oubli confine à une certaine forme de révisionnisme.

Jean Gautier précise toutefois que la saison 2012-2013 avait été « dédiée » à Laurence Louppe, et que des démarches sont en cours pour accueillir un fonds documentaire lié à Lise Brunel.

A la rencontre des régions

Certes, il est des domaines où le CND s’active. Le « rapport d’activités 2012 » vante ainsi un programme lancé en 2009, intitulé « le CND à la rencontre des régions ». Organisées à l’instigation conjointe du CND et des directions régionales des Affaires culturelles, ces rencontres visent à affirmer « le rôle du CND en tant qu’animateur des réseaux de la vie chorégraphique et centre de ressources pour les acteurs du monde chorégraphique. » Sur le papier, ça présente bien… Sur le terrain, les échos sont beaucoup plus mitigés. Parmi plusieurs témoignages concordants que nous avons recueillis, la déléguée d’un Centre chorégraphique national (qui souhaite, là aussi, conserver l’anonymat ; décidément…) fait état d’une journée ayant mobilisé à peine une vingtaine de participants, dont quatre personnes du CND, deux représentants de la direction générale à la Création artistique, le directeur régional des Affaires culturelles et son conseiller Musique et Danse, quelques responsables de conservatoires, quelques compagnies régionales, mais quasiment aucun représentant des collectivités territoriales ni des lieux de diffusion (scènes nationales), aucune association, personne de l’Education nationale… « On a sagement écouté plein de choses qu’on savait déjà, sans la moindre mise en perspective », précise ce témoignage. Seule l’intervention de Laurent Sébillotte, directeur de la médiathèque du CND, autour des ressources de l’établissement, semble avoir relevé le niveau. Rien d’étonnant à cela : la médiathèque, et le service recherche et répertoires chorégraphiques, piloté par Laurent Barré, sont, de l’avis général, les deux seuls « services » du Centre national de la danse qui le hissent au niveau d’exigence et d’excellence que l’on peut en attendre. Jusqu’aux prochains licenciements et la « reprise en main » de ces deux pôles par la direction générale ?

Le bilan sera beaucoup plus sévère en ce qui concerne l’activité « scientifique » (publications, expositions, colloques) du CND. Dans un document rédigé en juin 2012, avant son licenciement, Karine Atencia, directrice de la communication tombée en disgrâce, livrait un constat accablant : « Une seule sortie d'ouvrage en 2011/2012 (Une histoire générale de la danse, par Annie Suquet - projet engagé par Claire Rousier alors qu’elle était encore en poste) et des prévisions limitées à la coédition d’un ouvrage autour de « danse et cinéma » avec les Editions Capricci. On peut se demander où se situe la ligne éditoriale du CND et ce qu’est devenu le positionnement des éditions CND censées permettre à des ouvrages qui ne trouveraient pas d'éditeur traditionnel d’exister et de transmettre une lecture de l’art chorégraphique basée sur des critères à la fois d’exigence et de vulgarisation. Plus aucune exposition documentaire depuis Scènes de bal, bals en scènes (2009). Plus de colloque au CND. Plus de thématique annuelle dans la programmation événementielle. »

Mais Jean Gautier assure que plusieurs ouvrages importants sont en vue pour 2014, dont un livre sur Diaghilev. En ce qui concerne les expositions, il indique que le choix a été fait, pour des raisons budgétaires, d’abandonner de grandes expositions thématiques afin  de recentrer sur des projets plus modestes, susceptibles d’être diffusés dans les Centres chorégraphiques nationaux en région. De colloques, enfin, il n’est plus du tout question.

Quel avenir pour le Centre national de la danse ?

Le second mandat de Monique Barbaroux à la tête du Centre national de la danse prend fin au 30 novembre 2013, c’est-à-dire dans quelques jours, sans que les salariés du CND et les professionnels de la danse ne soient fixés sur le sort qui les attend. Dans un entretien pour le site internet culture.thinktank.fr, Monique Barbaroux n’a pas fait mystère de son intention de postuler à un nouveau mandat de trois ans. Il n’y a, en matière d’Etablissement public industriel et commercial, aucune règle de limitation du nombre de mandats, contrairement à d’autres institutions culturelles. Mais au regard de la volonté manifestée par le ministère de la Culture sur la stricte observance du nombre de mandats de direction, il y aurait quelque incohérence à ne pas l’appliquer à un établissement de premier plan, dont l’Etat a l’entière tutelle. Monique Barbaroux le sait, et elle s’active depuis des mois, en coulisse, pour agiter ses réseaux et réunir des soutiens. Elle a notamment rencontré à plusieurs reprises le conseiller culturel du Président de la République, David Kessler, dont elle fut la directrice générale adjointe au Centre national du cinéma, de 2001 à 2004. Elle a, par ailleurs, tenté de faire circuler dans les milieux chorégraphiques une pétition relayée par Thomas Lebrun et Yuval Pick, directeurs des Centres chorégraphiques de Tours et de Rillieux-la-Pape. Mais, à notre connaissance, cette tentative de « subornation de soutiens » s’est soldée par un flop retentissant. La plupart des chorégraphes sollicités, y compris parmi celles et ceux ayant bénéficié de résidences au CND, ont refusé d’entrer dans cette étrange combine… Qu’importe : Monique Barbaroux poursuit ardemment sa « campagne électorale », et le « rapport d’activités 2012 », largement distribué en septembre 2013, y participe évidemment. Ce qui, en soit, constitue un problème d’usage de fonds publics. Il va de soi que, dans le cadre d’une vraie campagne électorale, le Conseil constitutionnel ne manquerait pas d’invalider les comptes d’un candidat qui puiserait dans les caisses de l’institution qu’il préside ou dirige, pour financer sa propre communication. Cela ne semble pourtant guère émouvoir le ministère de la Culture, où certains préfèrent continuer à défendre le « bon bilan » de Monique Barbaroux. En termes strictement comptables, c’est en effet fort possible. La directrice du Centre national de la danse a ainsi créé en 2009, le Cercle CND Entreprises, dont la Fondation Hermès, la Fondation BNP Paribas, la Séquano (société d’aménagement du territoire de la Seine-Saint-Denis) sont membres fondateurs. Selon une déclaration de Monique Barbaroux à Canal, le journal de Pantin, le groupe Euro RSCG devrait bientôt les rejoindre.

Location d’espaces

Par ailleurs, le CND s’ouvre désormais joyeusement à la « location d’espaces ». Le « rapport d’activités 2012 » en dresse même fièrement la liste : plusieurs tournages publicitaires (pour BMW, Bouygues Télécom…) et des tournages de films (notamment un épisode de la série Julie Lescaut), auxquels il faut ajouter des shooting de photo de mode, ou encore un tournage pour les chocolats Lindt, avec Roger Federer en guest star, où l’accueil du CND fut transformé en hall d’aéroport… Tout ceci n’a guère de rapport avec la danse. On suppose que cela doit ramener un peu d’argent dans les caisses, et c’est sans doute le cas ; mais le budget global du CND ne semble pas en augmentation. En effet, confirme Jean Gautier, ces apports en mécénat et ces locations d’espace viennent seulement compenser les gels budgétaires appliqués par le ministère de la Culture. D’où ce singulier paradoxe, dont Monique Barbaroux ne porte pas la responsabilité : pour maintenir en l’état un Etablissement public industriel et commercial dévolu à la danse, il faut réduire la voilure de la « programmation » (au sens large) et progressivement amputer les espaces dont la danse a besoin !

L’image, un axe de développement ?

Du reste, au train où vont les choses, le Centre national de la danse ne sera bientôt plus « le lieu de toutes les danses », mais une sorte d’annexe du Centre national du cinéma ! Symptomatiquement, l’un des premiers événements de la rentrée 2012-2013 fut un séminaire de la Fémis. Qu’il s’agisse de l’absorption de la Cinémathèque de la danse, qui ne s’est pas faite sans heurts, ou d’autres actions, Monique Barbaroux ne fait pas mystère du vif intérêt qu’elle porte à l’image. Dans l’entretien déjà cité avec le site culture.thinktank.fr, elle assigne à l’ambition du CND trois domaines : « l’éducation à la culture chorégraphique, le cinéma et le développement de l’action en direction des amateurs ». Les « questions d’image, ajoute-t-elle, sont un axe principal en termes de développement. […] L’image est quelque chose qui titille la danse. […] Et nous devons nous attacher à tout ce qui peut aller vers le grand public, comme les collections de DVD ou la vidéo à la demande. »

En deux ans, la seule publication d’ampleur émanant du CND a été, en octobre 2012, l’ouvrage Danse / Cinéma, coédité avec les Editions Capricci. Jusque-là, pas de quoi s’indigner. Capricci est une société d'édition, de production et de distribution de films créée en 1999 par Thierry Lounas, Emmanuel Burdeau et François Bégaudeau, dont le catalogue est irréprochable. On soupçonne quand même un zeste de favoritisme quand on apprend que Monique Barbaroux siège aux côtés de Thierry Lounas et de Farid Lounas (Gérant de Capricci) au conseil d’administration d’une association, OPCAL (Organisation de professionnels du cinéma et de l’audiovisuel ligériens) qui a pour objet « l’expertise, le développement et la diffusion du cinéma et de l’audiovisuel en région Pays de la Loire », mais dont on a du mal à saisir les activités précises. Mais ce n’est pas tout… En grattant un peu, on découvre que deux des enfants de Monique Barbaroux ont eu, ou ont encore, partie liée avec Capricci. A peine admis à la Fémis, en 2010, Augustin Barbaroux a ainsi été engagé sur un film d’Erik Bullot, L’Alliance, produit et distribué par Capricci. Evangéline Barbaroux, d’autre part, n’est pas seulement journaliste sur la chaîne LCI, où elle anime l'émission hebdomadaire Travelling ; elle a aussi réalisé plusieurs entretiens avec Thierry Lounas, et participe au comité de rédaction de la revue So Film, coéditée par So Press et… Capricci.

Absence de pensée

Quoi qu’il en soit, pour intrigantes que soient ces informations au regard du droit public, c’est sur le fond que le bilan du Centre national de la danse doit être interrogé. Monique Barbaroux n’a pas reçu de mandat pour transformer les missions du CND, donner une telle place au cinéma, ni davantage « développer l’action en direction des amateurs. » Mais si elle s’en est arrogé la possibilité, c’est que la tutelle ministérielle lui a permis de le faire ! Ecrire, comme le fait la directrice du CND, que « le CND incarne un lieu de pensée, une fabrique de la danse où l’on regarde, lit, pratique, recherche, projette de nouvelles aventures artistiques » ne fait plus illusion : on cherche en vain de quelle « pensée » le CND serait aujourd’hui le ferment. Sur ce point (essentiel), ne jetons pas la pierre à Monique Barbaroux : elle n’y est pour rien. Le naufrage du CND reflète surtout l’absence de toute véritable politique de la danse en France, et ce, depuis plusieurs années. Et la seule valse des nominations ne fait pas en soi une politique.

A moins d’un mois de la fin du second mandat de Monique Barbaroux à la tête du CND, sans qu’aucune décision ne semble encore avoir été prise sur la suite (ce qui ne manque pas de rajouter au désarroi des salariés de l’établissement), il convient de se demander quel sera l’avenir du Centre national de la danse. D’après un ancien agent du ministère de la Culture, qui y a gardé quelques oreilles, un désaccord semble régner entre, d’une part, Aurélie Filippetti et son directeur général à la Création artistique, qui souhaiteraient insuffler une nouvelle direction artistique au Centre national de la danse, et d’autre part les administrateurs civils du ministère, qui estiment que la gestion de la directrice sortante est satisfaisante, et font valoir qu’il serait préférable de lui laisser effectuer un dernier mandat de 3 ans, lui permettant d’aller jusqu’à la retraite (elle est née en 1952) ; évitant ainsi d’avoir à lui imposer une nouvelle affectation, ou, en cas de non-affectation, d’avoir à lui verser de substantielles indemnités.

La Lettre du spectacle a révélé que Mathilde Monnier avait, voici plusieurs mois, fait part de son désir de prendre la direction du Centre national de la danse. Sans avoir pu lire la note d’intention qu’aurait rédigée la directrice du CCN de Montpellier (qui vient d’y être renouvelée), elle aurait en effet toute légitimité, artistique et professionnelle, pour prétendre redonner un nouveau souffle au CND. Mais d’autres candidatures pourraient tout aussi bien être sollicitées… Et s’il faut un projet qui fasse sens au CND, suggérons que « le lieu de toutes les danses » soit en outre le lieu du corps ; c’est-à-dire un lieu à partir duquel une pensée du corps, venant des pratiques de danse, saurait concerner la société tout entière. Cela aurait fière allure…

Mais de deux choses l’une. Ou bien le souci d’une politique de la danse est enterré à jamais, et alors, il suffit de reconduire la « bonne gestion » de Monique Barbaroux, quitte à veiller à ce qu’elle soit entourée de meilleurs compétences et qu’elle redresse la barre en termes de « ressources humaines ». Ou bien le ministère de la Culture prend acte que la danse, qui a connu un extraordinaire développement ces trente dernières années, reste un pilier essentiel d’un « modèle culturel français », et alors, il faut remercier Monique Barbaroux (sans rire) d’avoir réussi à piloter le paquebot jusqu’à présent, pour désormais tracer une nouvelle feuille de route, avec un(e) nouveau(lle) capitaine aux commandes. Sinon, le naufrage artistique ne fera que s’accentuer. Il y a donc urgence à décider. Madame la ministre de la Culture et de la Communication, le vaste monde de la danse attend votre oracle avec une très vive impatience.

 Jean-Marc Adolphe

(texte mis en ligne sur www.mouvement.net le 6 novembre 2013)

1. Il suffit d’ailleurs de comparer l’offre de formation du CND à Pantin avec celle, beaucoup plus consistante, de son antenne lyonnaise, qui semble heureusement bénéficier d’une certaine autonomie…

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.