Monsieur,
Je n’avais jamais imaginé écrire un jour au Roi d’Espagne, et peu au fait des us et coutumes en la matière, j’hésite, au moment de vous adresser cette lettre ouverte, sur la formule de politesse par laquelle il conviendrait d’ouvrir mon propos.
« Cher Monarque » serait entaché d’une affection déplacée. « Votre Majesté » ne me sied pas davantage, je ne veux pas mettre tant de déférence. Alors, j’opte pour un banal « Monsieur », puisque nous sommes tous de simples mortels, et puis, comme l’écrivit voici fort longtemps un ancien maire de Bordeaux, Michel de Montaigne, « Sur le plus beau trône du monde, on n'est jamais assis que sur son cul ! »
Je ne ferai, d’autre part, état d’aucune lettre de noblesse pour m’autoriser à vous écrire aujourd’hui. Je le fais simplement en tant que citoyen européen, libre penseur (n’appartenant à aucun parti politique, à aucune chapelle). Certes, et pour de multiples raisons, votre pays m’est cher, et certain(e)s de ses écrivains, poètes, artistes, comptent parmi mes amis. Voilà donc, peut-être, une raison suffisante pour m’amener à suivre attentivement l’actualité culturelle, sociale, économique, mais aussi politique, de votre Royaume.
Les dernières élections législatives ont produit, en Espagne, un résultat a priori assez inconfortable, puisqu’aucune majorité politique ne s’est clairement détachée pour pouvoir gouverner le pays. La démocratie espagnole est ainsi confrontée à une situation encore inédite. Si j’ai bien lu la presse de ces derniers jours, le secrétaire général du PSOE a échoué à deux reprises à constituer autour de lui une majorité ouverte. Il reste une cinquantaine de jours pour « débloquer » cette situation, faute de quoi vous seriez amené à dissoudre las Cortes et à appeler à de nouvelles élections. Qu’il me soit permis, Monsieur, de suggérer la possibilité d’une alternative. Royale, cela va sans dire. Vivant en France, dans une République conquise de haute lutte, il m’est parfois difficile de comprendre que certains Etats européens soient restés sous un régime monarchique, quoique démocratique. Mais dans les circonstances que rencontre actuellement l’Espagne, vous êtes le principal garant de ce qui la constitue et pouvez, me semble-t-il, prendre une initiative audacieuse.
Le résultat des dernières élections en Espagne reflète pour une part un phénomène que l’on peut constater partout en Europe. Quelles qu’en soient les raisons (corruption, sentiment d’abandon voire de trahison de certaines promesses), on note en effet une désaffection grandissante vis-à-vis des partis politiques « traditionnels » : niveaux élevés d’abstention, scores inquiétant de formations nationalistes et populistes. Depuis le mouvement des Indignés, l’Espagne est toutefois un laboratoire politique extrêmement intéressant. Au lieu qu’un populisme extrêmiste s’y déploie, ces derniers temps ont vu émerger de nouveaux mouvements, Podemos et Ciudadanos, aujourd’hui grandement représentés aux Cortes. Cette émergence est sans nul doute le signe d’une transition vers de nouvelles manières d’envisager et d’exercer la politique. Mais l’ancien monde ne va pas se décomposer du jour au lendemain, et il ne s’agit d’ailleurs nullement de « faire table rase du passé ».
Nous avons, en France, une bien curieuse expression, qui s’applique notamment lorsqu’est nommé un(e) ministre qui n’est pas issue(e) de tel ou tel parti politique : il se dit qu’il (elle) représente « la société civile ». Cette bizarrerie langagière indique en creux, que « la politique » telle qu’elle s’exerce aujourd’hui à travers le règne des partis, est séparée de ladite « société civile », « la politique » devenant alors l’apanage d’une caste professionnelle, spécialisée, voire technocratique, dont on entend de plus en plus fréquemment dire qu’elle est « coupée des réalités ».
Alors, voilà : il me semble qu’en cette phase de transition, où est malmené le rôle-même des partis politiques, ceux-ci ne sont peut-être plus nécessaires au gouvernement d’une nation. Dans un cadre parlementaire, et sur la base d’élections démocratiques, les partis politiques et leurs élus peuvent voter les lois, et naturellement contribuer à leur élaboration. De même, les différentes commissions parlementaires ont des pouvoirs d’investigation, de vigilance et de recommandation. Mais pourquoi le « gouvernement » ne serait-il pas assuré par des personnalités (intellectuels, scientifiques, économises…, ou simples « gens du quotidien ») que le sens de l’intérêt général pourrait conduire à exercer de telles fonctions, sans qu’il soit question d’imaginer un « gouvernement d’experts » (il y aurait beaucoup à dire sur l’arrogance de certains « experts en expertises »). Les élire serait compliqué, mais en tant que monarque, que ne pourriez-vous les choisir ? (Si un Roi n’a plus l’usage du « fait du Prince », alors, à quoi bon ?). Naïvement, je me dis qu’un Miguel de Cervantes, un Francisco de Quevedo, un Miguel de Unamuno, auraient pu convenir, comme jadis Montaigne à Bordeaux, mais ils ne sont plus de ce monde… Sans doute, cependant, doit-il exister parmi leurs héritiers spirituels, quelques « sages » contemporains qu’un tel défi ne saurait rebuter.
Et quel risque, au fond, y aurait-il, à tenter une telle aventure ? Le risque que ce « laboratoire politique » qu’est aujourd’hui l’Espagne indique à l’Europe toute entière la voie d’une démocratie ressourcée.
Bien à vous,
Jean-Marc Adolphe