Ballet mécanique pour cendres d’os, tel est le Sacre du printemps revu par Romeo Castellucci. Nerf et conscience : cette performance d’apocalypse nécessite pas moins de 6 tonnes de farine animale, soit l’équivalent de 75 bovins. Qu’en dit notre humaine nature ?
Ce vendredi 12 décembre 2014, les jeunes gens (lycéens ?) qui assistent à la Villette à la représentation de 13 h (à la bonne heure !) du Sacre du Printemps, de Romeo Castellucci, semblent avoir tout compris avant même d’avoir vu. L’un d’eux, dans mon dos : « Putain, c’est stylé ». La lumière venait tout juste de commencer à révéler le « dispositif » : un rectangle noir, tout en aspirante profondeur, ceint au-devant par un écran translucide. Quarante-cinq minutes plus tard, les mêmes jeunes gens (lycéens ?) seront les premiers à s’agglutiner devant ledit écran pour voir de plus près les restes du spectacle ahurissant qui vient d’inéluctablement se dérouler : paysage de poussière, que des opérateurs en combinaison blanche et masques respiratoires commencent à déblayer (en vue de la prochaine représentation ?).
Stylé, ce Sacre du Printemps version Castellucci l’est assurément, mais pas seulement. Derrière le design, d’une irréprochable précision clinique, tout le trouble d’une radicale pulvérisation du visible. Depuis Stravinsky et Nijinski, voilà un siècle tout rond, des Sacre du Printemps, il y en eut à la pelle, et tous ne se sont pas ramassés comme feuilles mortes (Béjart, Pina Bausch, Raimund Hoghe, pour ne citer que quelques-uns des plus mémorables). Mais un Sacre comme celui que délivre Castellucci, de mémoire d’humain, il n’y en eut encore aucun. Et s’il fallait chercher une filiation, je la verrais plutôt du côté de Kandinsky et de sa Composition scénique (1909), première chorégraphie plasticienne entièrement déshumanisée, qu’il me fut donné de voir en 1985 (dans une reconstitution mise en œuvre par les étudiants de l’Akademie der Kunste de Berlin) à la Biennale de danse de Lyon, en présence, là aussi, d’adolescents tout aussi sidérés que ceux de l’autre jour, à La Villette. Mais l’éclat des couleurs (leur aura ?), à partir duquel Kandinsky, voilà un siècle et des poussières, congédiait la figuration, a disparu. Couvert de gris et de noir. La paradoxale célébration du printemps que « met en scène » aujourd’hui Castellucci vient nous dire que nous sommes entrés dans un cycle où il n’y a peut-être plus de saisons, que la nature elle-même n’est plus qu’industrie de la nature, que la reconduction du vivant n’est plus que machine technologique à recycler de la mort (il y a du Tchernovbyl et du Fukushima dans ce Sacre du printemps). Sur les notes de Stravinsky, Castellucci déploie un prodigieux ballet mécanique : depuis les cintres, toute une machinerie informatiquement pilotée, aux allures de containers et de bétonnières, crache en rythme une poussière blanchâtre en volutes et arabesques, cascades et giclures. Ouvrez les yeux : l’apocalypse est déjà là.
Bien sûr, comme dit la Genèse : « tu es poussière, et à la poussière tu retourneras. » Origine et devenir, il n’y a donc là rien de terriblement nouveau. Sauf que la poussière, dans le Sacre de Castellucci, est plus précisément cendre d’os. De la farine animale, dont use comme engrais l’industrie agro-alimentaire. Et afin que les spectateurs n’en ignorent rien, des phrases projetées expliquent de façon concise, chirurgicale, le mécanisme d’obtention de ces cendres d’os, et même la quantité nécessaire à la performance castelluccienne : 6 tonnes, soit l’équivalent de 75 bovins. On est loin des « tableaux de la Russie païenne », du sacrifice de l’Elue et de l’« adoration de la terre » mis en musique par Stravinsky, même si Castellucci traduit le « Baiser de la terre » par une étrange copulation machine/poussière, un monticule de terre devenant furtivement vulve prête à recevoir la semence. Mais quelle germination attendre quand le fertilisant-cendre d’os est produit à la chaîne par l’industrialisation de la mort animale, la mécanisation poussée à l’extrême de son rendement ? Terre en elle-même sacrifiée, annihilée, pulvérisée ? Dans le programme du Festival d’Automne, que l’on lit après-coup, Castellucci dit : « C’est une pièce pour les nerfs, pas pour la conscience. » Voire ! On ne sait guère, d’ailleurs, ce que serait nerf sans conscience… Dans le remarquable ouvrage que l’ami Jean-Louis Perrier vient de consacrer à Romeo Castellucci (1), le metteur en scène évoque « cette idée d’industrialisation de la nature qui appartient à notre époque. Les paysans n’existent plus. Notre rapport à la nature passe par la technologie. » Et il ajoute, questionnant : « Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui la nature ? Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui le printemps, la danse, la jeunesse, la renaissance de la vie ? Je pense que ce sont des choses totalement abstraites. » Mais non, cher Romeo, ce n’est pas parce que ces « choses »-là sont aujourd’hui recouvertes d’un voile noir, plus industriel que pastoral (2) qu’elles deviendraient « totalement abstraites. » Et ce ne sont pas de vieilles lunes. Si la jeunesse avait un âge, ça se saurait. La jeunesse, le printemps, la vie renaissante, l’amour de toutes ces choses-là, ce n’est pas abstrait. Et ce Sacre-là, ballet mécanique pour cendres d’os, peut bien être privé de présence humaine, il contient en germe une extraordinaire puissance actorale, volcanique, nerf et conscience réunis. Ça, quand même, putain, c’est stylé !
(1) – Jean-Louis Perrier, Ces années Castellucci. 1997-2014, Les Solitaires intempestifs, 2014, 206 pages, 15,50 €. « Remarquable » est un faible mot pour qualifier cet ouvrage qui, d’articles en entretiens (dont quelques-uns parus dans Mouvement), fait voyager sans aucun charabiage excessif, avec un sens affûté de la concision, en plein cœur d’une pensée créatrice à l’œuvre, l’une des plus essentielles (et magistrale) des temps actuels.
(2) – Le Voile noir du pasteur, titre d’un spectacle de Romeo Castellucci, créé en 2011 au Théâtre national de Bretagne à Rennes.
Le Sacre du Printemps, concept et mise en scène de Romeo Castellucci, a été présenté à Paris, Grande Halle de la Villette, du 9 au 14 décembre 2014 dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.