La danseuse de Butô est décédée le 24 septembre 2014 à Bordeaux, où elle s’était installée avec sa compagnie, Ariadone.
Un jour ou l’autre, tous les enfants ont dansé. Beaucoup ne s’en souviennent pas. Sanae Ikeda est née à Fukui, un village en bordure de la mer du Japon : « je me promenais dans la campagne et je m’enivrais des odeurs d’herbes, des nuances de l’atmosphère tout en dansant ». La danse qui s’apprend est venue bien plus tard, à Tokyo. « Pousse de riz » (Sanae) avait dix-neuf ans lorsqu’elle a franchi la première porte d’un « cours de danse ». Mais au Japon naissait alors le Butô, cette « danse des ténèbres » inventée par Tatsumi Hijikata, ange et démon qui allait proclamer, en 1968, la révolte de la chair. « J’étais à l’université de Tokyo, j’avais appris la danse, travaillé la technique classique, qui reste la base pour connaître son corps, mais je me trouvais devant un mur. En voyant Hijikata dans les années 1970, j’ai su que j’avais la solution pour traverser le mur » (1), confiait celle qui est devenue Carlotta Ikeda, se choisissant comme second prénom, celui de Carlotta Grisi, célèbre danseuse de la fin du XIXe siècle.
Les premiers spectacles de Tatsumi Hijikata étaient inspirés par des textes de Genêt, Lautréamont, le marquis de Sade… Autant dire que le Butô est né dans une odeur de soufre. Ce « théâtre de la révulsion, de la convulsion, de la répulsion », que tourmentent « des corps recroquevillés, larvaires, tordus, électriques, immobiles » (selon les mots de Jean Baudrillard), aura été le laboratoire contestataire, volontairement marginal, d’une société japonaise en pleine mutation, marquée par la seconde guerre mondiale et la terrible secousse de Hiroshima. Comme d’autres jeunes gens de sa génération, Carlotta Ikeda y a jeté son corps dans la bataille. Cet engagement –qui aura été celui de toute une vie- ne saurait être qualifié de naïf ou d’innocent. S’y joue pourtant quelque chose d’enfantin : en Carlotta Ikeda, l’enfance n’a jamais cessé de danser. On a un peu de mal à réaliser pareille assertion lorsque l’on découvre, à la dernière page d’Erotique du Japon, de Théo Lésoualc’h (2), une photographie de Carlotta Ikeda dans Erotic Soul Dance, l’un de ses tout premiers spectacles, en 1975. Corps grand ouvert, sexe et seins bardés d’instruments de ferronnerie, pourraient faire penser à quelque épreuve sado-masochiste. Mais ce corps est aussi enveloppé dans une robe de papier : femme-fleur ou papillon, c’est alors une image de naissance qui s’impose.
Le Butô, à vrai dire, a toujours cultivé la métamorphose comme essence de l’Etre. Le corps est à la fois humain et animal, minéral et végétal, nouveau-né et mourant, obscur et lumineux. La danse est un voyage intérieur à travers différentes épaisseurs de temps et d’espace. « Nous pouvons trouver notre réalité cachée, comme si nous vivions notre vie et notre mort au même moment », disait Hijikata, qui ajoutait : « il faut vivre avec les morts, les inviter tout près de nos corps ». Lisière, porosité : le maquillage blanc des corps du Butô dessine cette surface neutre, qui abstrait le corps réel, dé-personnalise ses affects, et en fait la page blanche où vie et mort, présence et absence, échangent leurs densités. Le visage devient un masque, malléable à merci, que traversent toutes sortes de figures, comme des nuages dans un ciel changeant. De l’interprète-fétiche de Tatsumi Hijikata, Yoko Ashikawa, un critique japonais écrivait : « elle est capable de se métamorphoser en une figurine de cire, en marbre, en terre, en insecte, démon, sorcière, chien, bébé, cadavre. Son sourire est le sourire d’un fantôme, d’une vieille femme, d’une poupée, d’une pierre, d’une jeune fille, d’un vent ; la solitude d’une âme lorsque toutes les créatures se sont tues devant le mystère de l’existence, le tremblement du néant de celui pour qui le sourire est la seule résistance possible ». Et Hijikata donnait à ces expressions du visage le nom de « Hito-gata », qui désigne au Japon de petites figurines en papier plié dont on se sert pour conjurer les dieux.
Qui a vu danser Carlotta Ikeda sait à quel point de raffinement elle maîtrisait cet art de la métamorphose qu’elle parvenait à rendre à la fois visible et imperceptible, dilatant le temps de la vision dans une « lenteur du geste qui permet toutes les interprétations » (Paul Claudel). Tremblement du néant ? « La transformation idéale serait de devenir ce qui n’existe pas, et pour devenir rien il faut se transformer en toutes choses », dit Ko Murobushi, alter ego en chorégraphie de Carlotta Ikeda. Cette métamorphose n’est pas celle de l’histrion, apte à mimer en les caricaturant des caractères expressifs. Elle était, chez Carlotta Ikeda, fluctuation d’états intérieurs, qui engagent le corps tout entier. Contrairement à la danse occidentale, dont les techniques reposent le plus souvent sur un principe d’isolation et de dissociation des différentes parties du corps, le Butô engage le corps dans sa globalité articulaire, organique, sensible : dans une interview, Carlotta Ikeda racontait qu’Hijikata apprenait « à ne sacrifier aucun élément du corps, à transformer tout ce qui est tenu pour négligeable en richesses inouïes ». Et c’est alors que le miracle a lieu. Dans la danse de Carlotta Ikeda, chaque instant danse, même lorsque dans Zarathoustra, qu’elle a repris vingt-cinq ans après sa création, à plus de soixante ans, elle venait offrir à deux reprises sa présence hiératique, à la fois minimale et immense, vigie silencieuse d’un monde grouillant de sauvagerie dont un chœur de furies a préalablement scandé le chaos. Tout l’art de Carlotta Ikeda a toujours tenu dans cet intense recueillement où l’invisible du monde prend forme et éclot dans le mystère d’un corps.
Paradoxe de la danse : ce qu’elle donne à voir n’est pas le tout de sa présence. L’espace, fut-ce celui d’un solo, est « peuplé de partenaires invisibles », notait Mary Wigman, pionnière de la danse moderne en Europe. C’est en surprenant, réveillée par une insomnie, son visage défait dans un miroir, qu’elle eut l’idée de créer en 1913 Hexentanz (Danse de la sorcière) : pour rencontrer la sorcière qui veillait en elle et qu’elle ne connaissait pas. Dans un entretien en 1987, Carlotta Ikeda confiait une quête similaire : « Quand je danse, il y a deux « moi » qui cohabitent : l’un qui ne se contrôle plus, en état de transe, et l’autre qui regarde avec lucidité le premier. Parfois ces deux « moi » coïncident et engendrent une sorte de folie blanche, proche de l’extase. C’est cet état que doit chercher le danseur de Buto. Je danse pour ce moment privilégié » (3). Ariadone, nom de la compagnie qu’avait créée Carlotta Ikeda en 1974, désigne ce fil d’Ariane suivi d’un spectacle à l’autre. Forcément, les jeux de miroirs y furent fréquents, non comme renvois d’images, mais comme traversées des apparences : qu’y a t-il de l’autre côté du miroir ? Un paradis perdu ? Ce Dernier Eden avec lequel Carlotta Ikeda fit, en compagnie de Ko Murobushi, sa première tournée européenne, en 1978 ?
Zarathoustra, Utt, Himè, Chii Saako, Blackgreywhite, Waiting, Haru no Saiten, Aï-Amour, Togué, Uchuu-Cabaret, etc. ; les souvenirs des spectacles de Carlotta Ikeda défilent comme autant de séquences d’un long voyage initiatique. Celui d’une artiste d’exception, pour qui la danse aura été un lieu d’être, intime et universel. Un cancer du foie, dont elle avait tu les ravages, afin de partir en toute discrétion, vient de l’emporter, ce 24 septembre à 2014 à Bordeaux, là même où elle était installée avec sa compagnie, Ariadone. Selon son souhait, aucune cérémonie officielle n’aura lieu, mai la compagnie Ariadone a décidé de maintenir, en son honneur les représentations de Utt, ce prodigieux solo que Carlotta Ikeda avait choisi de transmettre à Maï Ishiwata, qui danse depuis plusieurs années au sein d’Ariadone. Les représentations sont prévues du 10 au 17 octobre au GLOB théâtre de Bordeaux.
(1)- Carlotta Ikeda, citée par Rosita Boisseau dans un article du Monde, 14 janvier 2004.
(2)- Théo Lésoualc’h, Erotique du Japon, éditions Henri Veyrier, 1987.
(3)- Entretien publié dans Le Monde de la Musique, février 1987.