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Billet de blog 10 mars 2021

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Leçons du Nicaragua pour les combattants de l'émancipation

L’expérience historique de la révolution sandiniste ne doit pas tomber dans l’oubli. Il est important d’étudier et d’analyser ses déformations et ses aberrations pour qu’elles ne se répètent pas et de reprendre les expériences positives pour les introduire dans les futurs processus émancipateurs et les développer de manière créative.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Merci encore aux éditions Syllepse qui nous ont autorisé à publier ce second extrait de la traduction du livre qui sera mis en vente lundi prochain, "Nicaragua (1979-2019)-Du triomphe sandiniste à l'insurrection démocratique". Son auteur Matthias Schindler est un ancien ouvrier syndicaliste dans la métallurgie allemande. Depuis 1979 dans le mouvement de soutien au peuple du Nicaragua, il y a séjourné souvent et a écrit de nombreux articles sur cette révolution. Ce second extrait est le début du Chapitre 6 intitulé "Justice ou démocratie ? les deux !". Le premier, sous le titre "Du triomphe du 19 juillet au massacre du 18 Avril", est consultable ici.

Illustration 1

Dans ce livre, j’ai montré que les horreurs de la répression d’État et de la répression paramilitaire du régime Ortega-Murillo à partir d’avril 2018 ont de profondes racines dans le déroulement même de la révolution sandiniste. Durant la période du gouvernement sandiniste, dans les années 1980, bien qu’il y eût des évolutions très positives et exemplaires, il y eut aussi des faiblesses substantielles en termes de déficit démocratique et surtout dans, au fond, un verticalisme politique général, ce que de nombreuses forces, dans lesquelles je m’inclus expli- citement, ne surent pas percevoir.

La question qui se pose sans cesse est: à cette époque-là, quelles erreurs se produisirent-elles déjà? Quand survinrent les premiers phé- nomènes erronés? La grande majorité des commentaires s’accordent sur le fait que la piñata et l’enrichissement de quelques fonctionnaires san- dinistes, avant de transférer le pouvoir à Violeta Barrios de Chamorro, en 1990, fut le péché politique originel du FSLN. Mais à ce moment-là, on découvrit également des événements antérieurs tout aussi ques- tionnables. On se rendit compte de l’absence de démocratie au sein du FSLN. Le recrutement forcé du service militaire depuis le milieu des années 1980 attirait l’attention. Il est clair que les organisations de masse furent dès le début utilisées comme courroie de transmission politique par le FSLN. Les besoins de nombreux paysans à l’intérieur du pays ne furent pas correctement pris en compte par la direction sandiniste. À la fin de 1981, il y eut des affrontements armés avec la minorité ethnique des Miskitos. Auparavant, déjà en septembre 1979, seulement deux mois après avoir chassé Somoza, plusieurs commandants – contrairement à une interdiction expresse – s’emparèrent de riches résidences des anciens oppresseurs pour y établir leurs demeures privées. De fait, déjà le 21 juillet, seulement deux jours après le triomphe, la révolution san- diniste fit son premier prisonnier politique : l’avocat Melvin Wallace, un personnage de la gauche non dogmatique, fut arrêté par les sandinistes durant plusieurs semaines, dans un lieu secret, parce qu’il avait suscité les soupçons en raison de sa liberté de pensée.

Cela mène inévitablement à la conclusion que les erreurs politiques de la révolution sandiniste ne commencèrent pas, comme beaucoup le pensent, avec la piñata, ni même, comme le disent d’autres, au milieu des années 1980, avec les effets destructeurs et la dégénérescence dus à la guerre. Depuis le début, il y eut des faiblesses dans la conception politique de la révolution, ce qui a affecté les évolutions politiques du Nicaragua et du FSLN jusqu’à maintenant.

On peut et on doit tirer des conclusions qui sont importantes pour le futur autant de la révolution sandiniste – qui fut soutenue par un puissant mouvement de masse – que du mouvement de protestation démocratique de 2018 – aussi profondément enraciné dans le peuple.

Néanmoins, il ne serait pas correct d’interpréter le processus sandiniste seulement comme l’ultime preuve de l’impossibilité de construire une société fondamentalement différente de celle du capitalisme (néolibéral) et d’en prendre acte. Il existe beaucoup d’expériences extraordinaire- ment positives liées à ce projet qu’il vaut la peine de sauver de l’oubli politico-historique et de s’y référer dans les changements sociaux futurs. Cependant, il existe aussi de nombreux événements négatifs qu’il est indispensable de garder présents à l’esprit pour qu’ils servent de leçons et en tirer les conclusions nécessaires pour ne pas les répéter.

À propos de la révolution sandiniste, les futurs processus de démocra- tisation devraient faire souligner les points suivants:

  • l’abolition de la peine de mort
  • après le triomphe, il n’y eut pas une répression massive contre le peuple, un contraste marqué avec des changements sociaux compa- rables, par exemple en Union soviétique, au Vietnam, au Cambodge, en Angola ou en Iran 
  • ni la police ni l’armée ne furent utilisées comme instruments de répression contre le peuple, comme cela s’est au contraire produit en 2018 
  • la religion et la révolution ne furent pas opposées comme des pôles extrêmes irréconciliables;
  •  les femmes et les hommes s’organisèrent librement dans des syndi- cats et des associations pour lutter en faveur de leurs propres intérêts communs ;
  • installation du contrôle ouvrier dans les entreprises publiques et privées;
  • de multiples partis politiques existèrent et, quel que fût leur poids, ils reçurent de l’État des moyens égaux (fonds, temps de parole à la télé et à la radio...) pour leurs campagnes électorales en 1984 et 1990;
  • une Constitution démocratique, largement discutée et débattue, fut promulguée ;
  • instauration d’un service militaire obligatoire à la place d’une armée professionnelle élitiste;
  • formation de milices populaires, orientées de manière complètement défensive ;
  • introduction d’un système électoral, garantissant – au contraire des systèmes des États-Unis, du Royaume-Uni ou de la France – que le vainqueur réel disposant de la majorité des votes est élu président et que la composition du Parlement correspond réellement aux pour- centages du vote populaire obtenu par les différents partis (propor- tionnelle intégrale);
  • élaboration d’un statut d’autonomie pour la côte caraïbe, qui reste malgré tout aujourd’hui un exemple pour des processus similaires dans d’autres pays;
  • les dirigeants et les gouvernants se présentaient en personne et régulièrement devant le peuple pour répondre aux critiques et aux demandes.

Malgré tout, beaucoup de ces acquis politiques furent annulés par- tiellement ou totalement, et très souvent à l’initiative ou avec le soutien d’Ortega. Cela ne minimise pas leur importance, mais disqualifie ceux qui ont annulé ces espaces de liberté, de démocratie et de participation.

D’autre part, il est absolument nécessaire d’éviter des phénomènes antidémocratiques, comme :

  •  des actions arbitraires et violentes contre des citoyen·nes
  • des agissements autoritaires et l’usage de la force contre d’autres courants politiques
  • les privilèges, les prébendes matérielles, le renoncement aux pour- suites en justice d’actes criminels, etc., visant de hauts fonctionnaires;
  • l’appropriation de biens publics par de hauts fonctionnaires;
  •  la subordination des organisations de masses au commandement d’un parti;
  • l’absence de démocratie au sein du FSLN, l’absence de débat ouvert sur les objectifs du parti ; la non-tenue d’un congrès du parti, la non- élection des directions à tous les niveaux et le verticalisme autoritaire;
  • la contradiction entre l’existence d’un État démocratique et d’un parti «politico-militaire»;
  • le manque de mécanismes démocratiques au sein des organisations de masse;
  • l’arrogance des cadres urbains face à ceux de la campagne, qui avaient eu moins d’occasions de se former politiquement;
  • la confusion entre les fonctions fondamentalement différentes de l’État et du parti;
  • la contradiction entre le discours public et le comportement indivi- duel des dirigeants.

Tous ces phénomènes étaient en contradiction ouverte avec les objec- tifs originels de la révolution sandiniste. Il ne s’agissait pas de mesures nécessaires à la défense de la révolution, ni permettant d’améliorer la situation économique du Nicaragua. En revanche, sans aucun doute, ils contribuèrent à susciter des méfiances politiques au sein des bases populaires sandinistes, à pousser les sceptiques dans les bras de l’oppo- sition et les opposants vers la contra. Actuellement, ces phénomènes ont fait que des termes comme «sandinisme» ou «socialisme»,accaparés par la propagande ortéguiste et présents partout dans le pays, sont devenus un repoussoir pour une grande partie de la population.

C’est pourquoi la défaite électorale du FSLN en 1990 connut – hor- mis les facteurs extérieurs comme l’intervention états-unienne ou la crise économique – aussi des raisons internes, qui n’étaient pas des phé- nomènes inévitables liés aux dynamiques politiques objectives mais le résultat de décisions prises consciemment par les dirigeants sandinistes. La principale faiblesse politique de ces dirigeants consistait – malgré leurs positions ouvertes et leur souplesse tactique – dans le manque de compréhension de l’importance de processus et de structures démocra- tiques dans la vie politique en général et dans les processus révolution- naires en particulier. Raison pour laquelle ils tendirent toujours plus à surestimer leur propre importance et leurs capacités. Ils ne se rendirent pas compte jusqu’à quel point ils s’étaient déjà éloignés de leur propre base politico-sociale et soudain ils se virent confrontés sans aucune préparation à leur défaite électorale.

Pour les sandinistes, les méthodes démocratiques furent toujours d’abord une tactique pour obtenir quelque chose: par exemple, l’al- liance avec des secteurs de la bourgeoisie nicaraguayenne, l’aide inter- nationale pour la révolution, la paix sur la côte atlantique, la relance des CDS, etc. Au sein du FSLN, le pouvoir des neuf commandants ne fut jamais mis en question, raison pour laquelle la démocratie interne ne fut jamais un objectif pris au sérieux. Les féministes étaient pour eux un élément dérangeant, voilà pourquoi elles furent placées devant le choix de se taire ou de quitter le parti. Il ne vint jamais à l’esprit des dirigeants sandinistes qu’ils auraient pu renforcer considérablement leur position au sein du parti et aussi dans la société à travers une légitimation démo- cratique, particulièrement dans une situation de guerre.

Les sandinistes auraient-ils réussi à éviter la défaite électorale s’ils avaient organisé leur révolution de manière plus démocratique ? Toute réponse (affirmative ou négative) à cette question relève sûrement de la pure spéculation. Il est très probable que, de toute manière, ils auraient perdu les élections à cause de la guerre, de la crise économique et de la fatigue du peuple après dix ans de luttes et de souffrances. Mais alors ils seraient entrés dans cette nouvelle phase comme parti d’opposition, plus préparés, et ils auraient pu se battre pour leurs objectifs originels aux élections suivantes. Si Ortega, corrompu et avide de pouvoir, réussit à gagner les élections de 2006, n’aurait-il pas été possible à un Front sandiniste rénové, démocratique et orienté vers ses bases sociales, de les gagner aussi?

Par ailleurs, d’autres observateurs se demandent si le gouvernement sandiniste, compte tenu des conditions de guerre, n’aurait pas dû res- treindre davantage les libertés démocratiques. Néanmoins, des éléments essentiels s’opposent à cette hypothèse. Si le gouvernement sandiniste avait eu recours à une politique plus répressive contre l’opposition, il aurait sans aucun doute fait empirer dramatiquement le rapport de forces, tant dans le pays qu’au niveau international, avec un désavantage considérable pour les sandinistes. Compte tenu des intérêts géostraté- giques des États-Unis, de la position géographique et de la taille du Nicaragua, il n’existait pas la moindre possibilité de résoudre le conflit seulement par la répression interne et par la défense militaire extérieure.

Malgré la lutte et les sacrifices de l’armée sandiniste, en dernière ins- tance, il n’existait qu’une issue pour préserver le processus: les sandi- nistes devaient gagner en interne et à l’international un appui si large et si fort que le prix politique aurait été trop élevé et inacceptable pour les États-Unis, s’ils avaient tenté de renverser militairement la révolution sandiniste. Cela était seulement possible avec la tentative de construire une société démocratique la plus libre possible.

Après la défaite électorale, les sandinistes avaient l’occasion de se régénérer politiquement, de continuer leur lutte pour la justice sociale dans des conditions pacifiques et d’aspirer à un futur succès électoral. Mais en choisissant la piñata, leurs dirigeants firent le choix d’un bon train de vie dans des villas flambant neuves, avec de grands véhicules, des exploitations agricoles et des postes de propriétaires à la tête des entreprises. Ils commencèrent par tenir une posture prétendument radi- cale – en faveur de la révolution et contre la démocratie parlemen- taire – et finirent par abandonner la révolution en s’appropriant les biens publics et en occupant des postes chèrement payés dans l’admi- nistration d’État.

Déjà dans le fameux et polémique document des «72 heures» (voir chapitre 2, « Développement programmatique »), un des auteurs assurait, prophétiquement : « Une organisation qui n’encourage pas la discussion collective, l’éducation de ses militants, la participation de ses membres aux problèmes brûlants du mouvement, est une organisation qui vieillit rapidement, perd sa vigueur, perd sa force et se liquide politiquement » (FSLN, 1979 : 31). Daniel Ortega a suivi conséquemment ce chemin.

Aujourd’hui, l’enveloppe du FSLN est absolument vide: il n’existe aucune organisation, aucun programme, aucune discussion, aucune direction, aucun congrès. La seule chose qui reste, c’est un nom rap- pelant un projet politique – la révolution sandiniste -, pour lequel des milliers de jeunes donnèrent leurs vies et qui représenta une espérance politique et sociale pour des millions d’hommes et de femmes dans le monde entier.

Des camarades – les combattants qui partirent souvent à la guerre, souvent jeunes et n’en revinrent pas – laissèrent un legs aux survivants: ne pas permettre que l’expérience historique de la révolution sandiniste tombe dans l’oubli. Il est donc important d’étudier et d’analyser ses déformations et ses aberrations pour qu’elles ne se répètent pas à nouveau et de reprendre les expériences positives pour les introduire dans les futurs processus émancipateurs et les développer de manière créative.

D’une certaine manière, le soulèvement démocratique de 2018 est la réponse tardive à l’absence de démocratie de la révolution sandiniste. Cette révolution apporta de nombreuses améliorations sociales aux sec- teurs les plus pauvres de la population, mais elle manquait de démocra- tie. Le mouvement de masse actuel exige une profonde démocratisation de la société, alors que les conditions sociales, elles, sont passées au second plan dans les mobilisations actuelles. Mais, tout comme il était juste d’appuyer la révolution sandiniste et de plaider pour le renforcement des structures démocratiques dans le cadre de cette solidarité, aujourd’hui, il est nécessaire de soutenir le mouvement pour la démocratie, en soulignant particulièrement les aspects sociaux. Si le manque de conscience démocratique peut conduire à des excès aussi terribles que ceux que l’on a vus au Nicaragua en 2018, alors la conclusion inéluctable qu’il faut en tirer, c’est qu’il est nécessaire d’ancrer encore plus les efforts en direction d’une culture démocratique dans la société et plus particulièrement au sein de la gauche!

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Une révolution et un peuple à défendre contre la dictature Ortega-Murillo

Le Collectif de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) s’est lancé à la suite des manifestations au Nicaragua d'avril 2018 de jeunes dénonçant un projet de réforme de la sécurité sociale et des retraites de Daniel Ortega, dans la lignée des plans du FMI, la construction du mégalomane du "canal interocénique", combattue par les petits paysans et les écologistes, et la terrible répression qui a suivi. Un appel a été lancé en France signé par des dizaines de militantes et des militants de la solidarité avec la révolution sandiniste des années 1980-1990, d’anciens brigadistes, de personnalités politiques, syndicales et associatives.

Dans la foulée, un Collectif s’est créé qui tente de faire circuler de l’information sur la situation des droits humains au Nicaragua, les luttes du mouvement social (notamment les femmes, les jeunes et les paysans). Une « caravane » de jeunes « autoconvocados » d’avril  2018 a été reçue à l’été 2018, puis une délégation de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS), au printemps 2019, avec la leader paysanne Francisca Ramirez, la militante écologiste Monica Lopez Baltodano et la féministe Maria Tersa Blandòn.

Malgré le confinement l’an dernier, le CSPN a mené campagne pour collecter des fonds pour les paysans réfugiés au Costa Rica puis pour soutenir un centre d’oxygénothérapie d’un quartier populaire de Managua avec des soignants qui tentaient de contrer la politique de déni du gouvernement Ortega-Murillo face à la pandémie. 

Le CSPN a alerté parlementaires français et européens sur l’arsenal législatif qui a été adopté en cette fin d’année 2020 visant à légaliser la criminalisation de l’opposition, le travail des ONG et du mouvement social indépendant. Ce dernier, s’il reçoit des soutiens financiers, devient un « agent de l’étranger », une situation qui vise à paralyser ONG et organisations indépendantes. Il s’agit, pour la dictature Ortega-Murillo, de museler l’opposition à la veille des élections que lui impose la communauté internationale et de choisir qui elle autorise à l’affronter sous contrôle dans les urnes.

Le CSPN  a besoin de soutien militant et financier pour poursuivre ses tâches d’information et de solidarité, pour aider le mouvement social indépendant et les organismes de défense des droits humains au Nicaragua.

CSPN : 54, bd Pereire - 75017 Paris - Page Facebook du CSPN

Contact: solidaritepeuplenicaragua@gmail.com

En complément tous les jours la rubrique Amérique Latine et Caraïbesde la nouvelle Revue de Presse Emancipation!

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