Nous arrivons à Beijing, conscients de fouler le sol d’une des mégalopoles où s’écrit l’histoire de notre siècle. L’intuition de sa modernité se surimpose à la grandeur monumentale de son passé impérial qui nous attire, nous les touristes européens. Lors de mes précédents séjours, avant le Covid, j’étais passé à côté de sa vitalité scientifique.
La BBC vient de publier le classement mondial des « villes intelligentes ». Cette année, Beijing monte à la quatrième place ! Un rang derrière la Silicon Valley. C’est le cluster Shenzhen-Hong Kong-Guangzhou qui prend la première place de ce classement que l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle compile depuis une dizaine d’années, en se fondant sur les dépôts des brevets et les montants d’investissements dans la Tech. Une startup de Hangzhou, fondée en 2023, vient de mettre sur le marché DeepSeek, un concurrent de ChatGPT. Le monde des informaticiens californiens est surpris de la prouesse. La Chine comble son écart avec les Etats-Unis bien que Washington ait interdit l’exportation des puces les plus avancées vers la Chine.
De haut en bas, les efforts de la société convergent pour installer le pays aux premiers rangs de la Tech. Les établissements de l’enseignement primaire et secondaire de la capitale sont les premiers en Chine à rendre obligatoire l’initiation à l’IA. Les années précédentes, quelques classes avaient expérimenté ce type de cours. Parallèlement, un système de clubs d’IA pour les adolescents permet aux meilleurs élèves de tester leurs capacités dans des concours où les candidats viennent de tout le pays.
Nul doute qu’après la région de Beijing, les autres suivront, selon un procédé de gouvernance fondé sur l’expérimentation et rodé depuis des décennies. L’objectif est une société qui maîtrise la culture de l’IA comme elle a assimilé celle du numérique.
Dès mon arrivée, mon fils qui étudie dans une université de la ville, me prévient, « c’est une ville sans cash ». De fait, autour de l’hôtel où j’ai des habitudes, les distributeurs de billets ont disparu. « Tu as seulement besoin de ton smartphone et du QR code que t’attribueront deux plateformes concurrentes », me conseille un universitaire. AliPay et WeChat. La première créée en 2003 dans la galaxie du géant de l’e-commerce, AliBaba, à Hangzhou. La seconde à Shenzhen, par Tencent, un géant de la Tech avec de fortes positions dans le gaming (entre autres pépites, Tencent contrôle Riot Games à Los Angeles). Le succès de AliPay repose sur la satisfaction de l’acheteur : la plate-forme finalise la transaction quand l’acheteur clique après avoir reçu la marchandise (dans le cas où il dépose une réclamation sur la plateforme les fonds sont immédiatement gelés). WeChat Pay reprend la même procédure.
WeChat est une superapplication qui combine la messagerie, le paiement, le shopping, les réservations, les informations, des mini-programmes, des communiqués des services administratifs dans un seul écosystème. En son sein, Moment permet aux utilisateurs qui le souhaitent d’organiser, autour d’un administrateur, un réseau d’échanges fermés. Cependant, les vidéos qu’ils partagent ne restent pas confidentielles : l’algorithme peut les sélectionner et les diffuser auprès d’autres abonnés susceptibles d’être intéressés. Une icône permet aux inconnus de joindre le réalisateur de la vidéo lequel peut l’introduire dans son réseau. Une fonction particulièrement prisée par ceux qui, dépourvus du capital financier pour ouvrir une boutique, se lancent dans l’e-commerce. Une bonne vidéo peut être le sésame de la réussite. « Aujourd’hui, le seul seuil d’entrée pour le commerce est votre capital social, le nombre d’amis que vous avez, les milieux sociaux auxquels ils appartiennent », analyse un universitaire.
« Avec l’Internet sans fil, la structure sociale a changé. Des groupes sociaux se sont constitués sur WeChat. Autrefois pour entrer dans un cercle académique, il fallait une introduction formelle. Aujourd’hui, si vous pensez que quelqu’un est intéressant, vous l’ajoutez sur un groupe WeChat et c’est fait ». WeChat et AliPay sont des outils de structuration du social. En Chine, dans les entreprises, WeChat combiné au télétravail, facilite la flexibilité des horaires - les uns travaillant plutôt la nuit, les autres, le jour - et favorise le travail en commun : « On peut créer un document et le faire circuler, chacun ajoutant ses suggestions. Autrefois pour travailler collectivement, il fallait trouver un moment où toutes les personnes concernées pouvaient se réunir dans une salle. Aujourd’hui avec WeChat, nous ne sommes plus obligés de trouver un lieu commun pour mener une réunion de travail. Quand nous sommes dispersés, le temps devient utilisable pour un travail collectif».
Au foyer, AliPay et WeChat simplifient les courses qui sont souvent livrées à domicile. « On ne croise plus les voisins au supermarché ». De même, on suit en continu les vies de ses amis grâce aux groupes WeChat. Dès lors les rencontres amicales « sont débarrassées de ces échanges d’informations et on profite pleinement d’un restaurant, d’un spa ou d’un voyage ».
Ces changements des modes de vie et de travail intensifient le rythme de la vie. Les processus sociaux sont accélérés. « WeChat et AliPay sont des facilitateurs de la vie quotidienne. Vous pouvez les autoriser à payer automatiquement l’eau, le chauffage, etc. On trouve les informations dont on a besoin sur WeChat : les actualités et les annonces pratiques de l’administration. Pendant le Covid, on se faisait tester le matin et les résultats étaient affichés sur WeChat quelques heures après ».
Les administrations sont tenues d’avoir une boîte à lettres numérique sur leur site web et de répondre aux questions des administrés sous un délai de quinze jours maximum. « Ces superapplications engendrent des gains de productivité dans les administrations publiques et elles augmentent les interactions entre les fonctionnaires et les gouvernés».
« La sociabilité des enfants est passée complètement en ligne » que ce soit pour discuter avec leurs amis ou « pour acquérir des connaissances sur le monde extérieur », constate un parent d’élève. « Dans les milieux de l’éducation, la tendance est de contrôler le temps d’utilisation du smartphone et de faire plus d’exercices physiques ». « Sans aucun doute, on doit avoir des exigences pour leur santé ». La loi limite maintenant le droit des mineurs de jouer aux jeux vidéos à une heure les vendredis, samedis, dimanches et les jours fériés. « Bien sûr, les enfants peuvent contourner l’interdiction en utilisant le compte des grands-parents. Ce n’est pas facile. C’est une source de conflits à la maison ».
« Le débat scientifique commence à percoler dans les journaux grand public. Nous savons que l’habilité cognitive des enfants est affectée. Mais de quelle manière ? Est-ce une adaptation ? Ou une régression ? Il pourrait y avoir une réduction de compétences dans certains domaines. Et un développement d’autres compétences ? Ce n’est pas clair et ça reste à observer ».
WeChat comme AliPay regroupent dans un seul écosystème des activités compartimentées dans les applications que nous, européens, recevons de la Silicon Valley. Mais les innovations de la Tech chinoise sont loin de passer inaperçues chez les patrons de la Tech américaine. Le pouvoir de centraliser la vie quotidienne des internautes autour d’une seulesuperapplication appartenant à une société privée les fait rêver. Car leur manne publicitaire est indexée sur l’audience de leurs applications. Or un utilisateur moyen de Facebook lui consacre une trentaine de minutes quotidiennement et celui d’Instagram, une heure, quand celui de WeChat lui accorde une heure trente. WeChat est chronophage. Aussi Mark Zuckerberg s’emploie-t-il, maintenant, à décloisonner ses applications et à rendre interopérable les messageries de Facebook – Messenger- avec celles de WhatsApp et Instagram. Elon Musk n’est pas en reste alors qu’il s’apprête à prendre les commandes de Twitter. Le 16 juin 2022, échangeant avec le personnel de la plateforme, il annonce qu’il élargira les activités de Twitter aux paiements personnels et vante « l’ambition » de WeChat « tellement ancrée dans la vie quotidienne des Chinois ».
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