Les Archonautes
Rhapsodie au-delà
Chorda prima
Ingénieurs des Vestiges
L.v.B
La Décision remonte maintenant à cent septante-sept ans.
En 2024 eut lieu l’Évanouissement. La Décision n’aurait pas été prise sans elle.
On l’a longuement pressentie, sous une forme ou une autre. Du moins, sa venue était-elle prévisible depuis très longtemps. C’est ce que m’a dit ma grand-mère. Selon un processus ou un autre, mais en tout cas foudroyant, des neuf milliards d’humains qui peuplaient « la Terre » en 2023, seuls un demi-millier survécurent au cataclysme que l’on nomme encore, lorsqu’exceptionnellement « on en parle », l’Évanouissement. C’était à la fin de l’automne. Cela se passa en un seul jour, en une seule heure, peut-être en une seconde. Il n’y eut aucun éclair blanc, ni rouge, aucun bruit particulier. Les survivants n’eurent jamais la moindre idée précise de ce qui s’était produit « en bas ». En bas, vus d’en haut, les villages, hameaux et constructions isolées paraissaient intacts.
***
Journal 19 novembre 2024, mardi
La fête était bien compromise. Djed Viktor et Baba Rosa s’étaient de toute façon mariés samedi, et pour mon anniversaire, c’était du refroidi, disait Maman. Mais surtout personne n’avait l’esprit à la fête après le gros malaise de Djed. Inexplicable, avait dit le docteur appelé en urgence. Cœur normal, nerfs normaux, mémoire intacte… Pourtant, une heure d’absence complète et ce matin encore, comme des lueurs dans ses yeux, des feux follets, un mutisme.
J’avais rendez-vous avec Dima, mon cousin, pour aller faire de la raquette vers le bas. Je n’étais pas en train, mais Dima est venu me chercher tout frétillant. Il avait dix ans depuis quelques jours. Enfin, il avait dix ans.
Nous sommes partis en direction de la vallée, par le chemin des Moulins. J’aimais bien Dima, c’était un beau garçon un peu sauvage lui aussi, mais Djed Viktor ne s’occupait pas de lui, c’était le neveu de Maman et ses parents vivaient en bas, et Dima avait un peu peur de Djed, et, et, et… Il avait un grand appétit de vivre et aujourd’hui un grand bonheur à nous ouvrir le chemin dans cette neige vierge au travers des mélèzes. Nous avons débusqué un chamois puis un grand oiseau.
De gris, le ciel est vite devenu clair comme un jour de février, la neige étincelait sur les sommets et tombait des branches lourdement chargées, comme dans une vieille rédaction. Ou comme dans une chanson moscovite.
Dima caracolait, il a perdu une raquette dans la traversée d’un petit ravin, il riait comme un jeune fou. J’avais une folle envie de l’embrasser. Soudain, il a cessé de rire. Je voyais qu’il se sentait mal. J’ai cru que c’était l’effort pour rechausser, mais moi-même je me suis senti mal. Un malaise comme je n’en avais jamais senti. Dima s’est tourné vers moi, il était à dix mètres, il n’y avait pas plus de trois mètres d’altitude entre nous, je l’ai vu pâlir et ouvrir la bouche. « Kasimir, ça ne va pas ! ». Je me suis assis, lui il est tombé à la renverse et sa tête a heurté une souche à travers la neige moins épaisse sous les arbres. Il a fait un tour sur lui-même pour me voir. « Kasimir, je me sens mal ! ». Moi aussi, mais moins mal j’ai pensé. C’est son visage qui a commencé en premier à s’effacer. Son beau visage n’avait presque plus de traits et sa bouche se tordait vilainement pour me supplier de venir à son secours. Il a gémi en russe « Наказание ! » et juste avant que tout s’efface, « Спуск ! ». « Punition, descente… ». Et je me suis retrouvé tout seul, et j’ai commencé à ne plus voir mes mains. J’ai couru vers le haut, mes jambes toujours plus molles, j’ai quitté la piste pour monter droit, et peu à peu j’ai ressenti mes jambes et vu nettement mes mains. Je suis arrivé à la route et j’ai couru encore vers le haut. C’est là que j’ai trouvé une voiture arrêtée en montée sur la route d’Ayer, presque basculée dans le ravin, vide. La montre de la voiture indiquait 9h48.
Quand je suis rentré à la maison Djed Viktor s’est presque abattu au sol. Papa s’est mis à rire, « On dirait que tu as vu un revenant ! » mais Anna l’a frappé très fort à l’épaule en le faisant presque tomber.
***
Le journal de Kasimir s’interrompt longuement, du jour de l’Évanouissement à la mort de Baba Rosa. Quand j’eus fini les deux premiers cahiers, le récit d’Anna prit le relais. Les deux dernières pages du deuxième cahier portaient les deux dessins de Viktor devant Ararat. Anna promit de m’ouvrir l’album de famille des parents de Kasimir, mais pour l’instant j’avais sous les yeux les autoportraits illuminés d’un grand artiste mystique. L’un pleinement dessiné, l’autre plus illuminé encore du fait de son inachèvement.