Entendu ce midi (24 Février) sur France-Culture dans l’émission « Politique ! » intitulée « L’animal, une bête politique », le discours de Gilles Bœuf, professeur au Collège de France, ancien Président du Museum, me fait sortir de mes gonds. Parmi toutes les anxiétés distillées par nos sociétés contemporaines, anxiétés diffuses, personnelles, collectives, sociales, anxiétés nouvelles et dévastatrices, celle qui concerne la possibilité du politique est cardinale. Elle est étroitement engrénée à celle de l’avenir non pas de « l’espèce humaine », mais de l’humanité, ce qui est radicalement distinct.
Le surgissement de la « cause animale » au cours des dernières décennies traduit, exprime et pourrait travailler cette anxiété. La prise de conscience des mauvais traitements infligés aux animaux, on l’oublie souvent, si tant est qu’on l’ait jamais su, est contemporaine et solidaire de l’aggravation et de la généralisation de ces mauvais traitements, comme il en va d’ailleurs de tout ce qu’on nomme « l’environnement », bêtes, plantes, ressources, paysages… Cette prise de conscience est nécessaire. Qu’elle mène certains à se refuser à consommer des produits d’origine animale, à cesser d’élever des animaux pour les manger ou les mettre au travail, n’est pas mon propos aujourd’hui.
Ce qui me frappe et m’exaspère, c’est la confusion inexcusable qui taxe les propos de personnes instruites et chargées de fabriquer et transmettre les éléments de cette instruction. Je recommande bien sûr au lecteur d’écouter d’abord l’intégralité de l’entretien, d’une petite demi-heure : https://www.franceculture.fr/emissions/politique/lanimal-une-bete-politique.
Je commencerai par un élément qui est au cœur du problème. Le journaliste demande à Gilles Bœuf (GB) si l’on peut parler de « système politique dans le règne animal ». La réponse fuse : « Bien sûr ! Ils ne seraient plus là. ». Il me semble qu’à une telle question, le premier élément de réponse d’un scientifique se piquant de philosophie, serait : « Qu’entendez-vous, que pouvons-nous entendre par ‘politique’ ? ». Cette question ne sera jamais posée, bien que les termes de « politique » et de « géopolitique » émaillent l’entretien (on aura même à la fin la notion de « diplomatie relationnelle »). Après l’argument d’évidence, nul et non avenu en sciences, « ils ne seraient plus là », qui biaise totalement la réflexion et reviendra à la fin de l’entretien (« s’ils étaient idiots ils ne seraient plus là »), GB ajoute même que le fait (pour les loups, par exemple) de marquer leur territoire relève de la… « géopolitique ». Les fanions, les drapeaux, créés et implantés par les hommes, seraient de même rang « politique » que les odeurs laissées (on l’espère, intentionnellement, mais ce n’est même pas dit) par les loups et d’autres espèces. GB ignore-t-il la mise au jour, millénaire, lente, et spécifiquement humaine car scientifique, de la notion de « symbole » et de « symbolisation » ? On ne peut le croire, de la part d’un professeur au Collège de France. Il s’agit donc plutôt d’un oubli, ou d’une occultation.
Peut-on parler de « politique » sans se référer à la symbolisation ? Je me contente de poser la question.
Et je passe au versant le plus significatif de cette « démonstration ». Après nous avoir fait entendre un extrait du film « Fourmiz », dont je ne discuterai ni l’intérêt ni les qualités, mais où le soldat interprété par Woody Allen n’exprime, face à un discours militariste qui est sans doute une caricature au 3ème degré, que le recul individuel face au danger (qu’il affrontera héroïquement, comme un « Brave Soldat Chveik »), recul évidemment anthropomorphique, le journaliste demande à GB si on peut parler d’obéissance, désobéissance et coopération dans le règne animal. Il répond sur le même ton péremptoire (donc, étrange chez un scientifique) « Totalement, définitivement », et donne comme preuve qu’ « un individu [animal] va s’offrir comme proie » pour détourner l’ennemi de ses congénères. Pour ajouter aussitôt, et assez contradictoirement (je n’ai peut-être pas saisi la logique) qu’il ne s’agit pas d’un « sacrifice ». Il faudrait donc savoir, car c’est soit un comportement guidé par la seule loi biologique de l’espèce, sans le moindre intérêt pour notre discussion, soit c’est effectivement et pleinement un sacrifice. Mais si c’est un sacrifice, qu’en est-il au fond ? C’est un comportement politique, encouragé par la structure sociale au détriment de ces « héros » plus ou moins volontaires et conscients du type de ceux qui sont morts par millions sur les champs de bataille.
Pour me faire bien comprendre, j’insiste : je pense modestement, n’étant pas spécialiste, que l’héroïsme dont GB nous fait état est une analogie purement anthropomorphique (j’ai la faiblesse de croire que lorsque de tels comportements se produisent ils répondent à un programme zoo-biologique). Mais si les animaux étaient politiques, et si c’était cela la politique, l’éthique exigerait de se demander dans quelle mesure le sacrifice de l’individu dans une guerre est désirable, par qui, et pour qui, ce qui nous ramènerait au caractère irréductiblement distinct des structures sociales humaines et des lois zoo-biologiques qui régissent les « espèces ».
L’exemple convoqué ensuite par GB est plus révoltant encore, au point qu’on aimerait que soit complètement documenté le fait rapporté. « Révoltant », d’un point de vue humain bien sûr et si l’on se souvient que GB construit une analogie. « Un groupe d’éléphant est capables d’aller jeter un animal chétif et malade sur une barrière électrique pour passer de l’autre côté ». J’ai écouté trois fois. Il ne s’agit pas de le passer « par-dessus » la barrière pour « le » passer de l’autre côté. Faut-il commenter ? On rapporte que certains primates non-humains protègent les individus chétifs et handicapés, mais l’exemple éléphantesque est d’une autre nature, je dirais inverse. Et qualifier les changements de couleur d’essence darwinienne des phalènes du bouleau, selon que les arbres sont ou non couverts de suie, nécessite-t-il le qualificatif de « super-astucieux » et la notion d’ « aventuriers » ? Et quels documents, quelle interprétation, permet à GB de parler de « grève » chez des macaques ayant éprouvé un sentiment d’ « injustice » ?
Et c’est justement le moment que le journaliste choisit pour dire à GB qu’il (GB) prend bien soin de « ne pas abuser des catégories humaines pour les plaquer sur les animaux » !
Ces propos seraient seulement dérisoires s’ils ne s’inscrivaient dans un « esprit du temps » que je crois dévastateur pour l’humanité. Entre les analogies, toutes abusives, ou du moins toutes abusivement poussées, entre les « sociétés » animales et humaines, et le triomphe sans rivage des neuro-sciences quant à la spécificité de l’humain, la « politique » est en passe d’être remplacée par une éthologie « incluant l’humain » (première phrase de l’article correspondant de Wikipedia). La notion de « cause animale » est à cet égard édifiante. La cause des esclaves, la cause des femmes, la cause des migrants, la cause du peuple, toutes ces causes peuvent-elles valablement et durablement être défendues sans la participation active, consciente, éclairée, des parties concernées ? Il y a tout à craindre, tout simplement parce que nous y sommes déjà, que la « cause de l’humanité » en tant qu’ « espèce parmi les autres » soit, elle aussi, prise en charge de son extérieur, par des hommes qui jettent un voile sur leur irréductible « humanité » pour se poser en spécialistes désintéressés (en scientifiques, donc).
On finira par cette savoureuse définition de l’intelligence, lancée certes dans le feu de l’entretien, mais fort révélatrice à moins que son auteur ne la démente formellement : « dans des conditions que l’on n’a jamais vécues, l’individu trouve la meilleure réaction possible en un minimum de temps ». Tout est dit : négation de l’histoire, individualisme forcené, utilitarisme incontrôlé, conception « réactive » de l’existence, temporalité fordienne.
Citoyens, encore un effort pour nous hisser à la hauteur des termites !
Jean-Marie Viprey
Universitaire, Besançon.