La dénatalité est-elle un problème ?
Dans le n°7 (juin 2024) de son magazine Défendre les familles, l’UNAF (Union Nationale des Associations Familiales) - hélas pas en ligne - présente un article intitulé « Démographie – Avoir des enfants, entre désir et réalité ». Cet article, qui fait le bilan de deux enquêtes auprès des parents, l’un par Opinion Way, « entre désir et réalité, avoir des enfants aujourd’hui en France », l’autre par Verian, « actualisation du nombre idéal d’enfants », pose de sérieux problèmes de la part d’une association reconnue d’intérêt public qui se veut « le porte-parole officiel des 18,4 millions de familles vivant sur le territoire français. » Dans les missions de l’UNAF ne figurent ni une quelconque veille démographique, ni un appui à la natalité.
Dans cette optique, le point le plus litigieux est constitué du paragraphe intitulé « La politique familiale comme solution ». Sauf erreur, le « problème » à résoudre n’a été défini clairement nulle part en amont. On doit donc supposer que l’écart entre la « fécondité observée » (1,7 enfants par famille) et le « nombre souhaité d’enfants » (2,27), et le « renoncement » de 18% de familles « à avoir le nombre d’enfants qu’ils auraient souhaité » constitueraient ce problème à résoudre. La prise en charge de ce « problème » par l’UNAF ferait ainsi partie de ses missions de défense des « droits » des familles…
À la racine de ce raisonnement, il semble y avoir une méconnaissance étrange des notions de « désir » et de « réalisation ». La sociologie montre qu’il existe un écart irréductible entre le « désir » qui est de l’ordre de l’imaginaire, et ce qui est de l’ordre de la « réalisation ». Rien ne dit, par exemple (au contraire) que si les familles avaient effectivement 2,27 enfants, elles ne souhaiteraient pas en avoir eu plus, ou peut-être… moins. Et si on veut déterminer l’écart entre le SMIC net mensuel et les « désirs » des smicards, la situation empire en raison du nombre important d’enquêtes, officielles ou non, de la variation des revendications des syndicats et des programmes des partis… Mais si l’écart entre revenu « souhaité » et revenu réel est sans aucun doute un facteur de souffrance, il est permis de douter que les familles de 2 enfants qui en auraient souhaité 3 soit du même ordre. D’ailleurs, ne conviendrait-il pas de parler autant de « souhait » que de « désir » et ne s’attend-on pas, là aussi, à un écart statistique ?
Une fois ce point posé, l’autre question épineuse est de savoir dans quelle mesure l’écart faisant l’objet de l’article est ou non un « problème » appelant des solutions spécifiques. Pour cela, il faut d’abord se demander si le poids statistique accordé par l’enquête aux différents facteurs du « désir » d’enfants est réaliste, ou s’il ne révèle pas, en tant que portant sur le « désir », une confiance trop aveugle aux déclarations conscientes des personnes enquêtées.
Étrangement, le sondage de loin le plus précis cité dans l’article concerne les « personnes sans enfants », chez qui le « contexte actuel » pèserait pour 30%, l’environnement 11%, la surpopulation de la planète 5%, soit 46% au total, autant donc que les facteurs réputés plus intimes.
Encore plus curieusement, les facteurs « environnement » et « surpopulation » n’apparaissent plus à propos de l'enquête "parents", ce qui est pour le moins contre-intuitif ! Le « contexte actuel » (30% des personnes sans enfants) est ici remplacé par l’ « inquiétude quant à l’évolution du monde », avec le même pourcentage. D’ailleurs, avec 28% pour « le coût financier d’un enfant » et 22% pour la « question de la fertilité », dont il est permis de se demander ce qu’elle recouvre, on n’arrive qu’à un total de 80%, à peu près le total pour les personnes sans enfants les facteurs « environnement » et « surpopulation »… Curieuse occultation !
La dénatalité est-elle un problème, et pour qui ?
Hormis certains partis politiques et quelques idéologues, plus personne n’émet de doutes sur le fait que la population humaine, notamment sous l’angle de son alimentation (et des dégâts qu’elle cause à l’environnement), est déjà excessive et ne saurait s’accroître encore sans ajouter aux autres facteurs qui mènent la planète à l’épuisement et ses habitants à la précarité. Certains démographes prévisionnistes (faut-il les croire ?) annoncent une réduction « spontanée » drastique, que ce soit sous le coup direct des catastrophes, des politiques anti-natalistes des états, ou des scrupules des personnes en âge de procréer. Il a longtemps été de bon ton, pour les personnes qui n’avaient pas lu Malthus, de dénigrer le malthusianisme et surtout les politiques malthusiennes. Il y a même eut de sombres époques où des régimes autoritairement natalistes mettaient à l’index ou au bûcher tout ce qui s’opposait à leurs visées. Le pire en date est bien sûr le régime nazi, qui réalisait le paradoxe de peser pour une forte natalité des supposés « aryens » et la stérilisation des « races inférieures ». Les citoyens chinois ont subi l’excès inverse pendant plusieurs décennies. Dans les deux cas, une dictature.
Ce qui devrait nous inciter à une grande prudence devant toute politique, ou préconisation, visant à « réguler » autoritairement ou incitativement la fécondité humaine. Présenter la dénatalité comme un « problème » touche de trop près à cette tendance pour ne pas être interrogé.
Parmi les mesures soutenues par l’UNAF, les congés familiaux ne relèvent pas d’une politique nataliste, mais d’une politique sociale légitime. La prise en compte des ruptures de carrière des mères, d’une politique féministe légitime. L’encart « Ce que l’UNAF défend » ne sort des généralités que pour évoquer l’impact positif sur la natalité de la « Loi famille » de 1995 (Simone Veil). En effet, le nombre de naissances est passé du « creux » de 1994 (740 000 naissances) à un « pic » en 2012-2014 (830 000), pour « retomber » rapidement jusqu’en 2023 largement au-dessous de 1994 (680 000). Que contenait la « Loi famille » ? Pour l’essentiel, des mesures de justice sociale (sans entrer dans le détail : allocation de naissance, prise en compte de la paternité, congés parentaux, couverture sociale des mères, garde des enfants). Une seule mesure ressort comme foncièrement nataliste : l’octroi de ’allocation parentale est limité au 2ème enfant, au lieu du 3ème, ce qui est un progrès, mais défavorise les familles d’un seul enfant - afin d’inciter fortement au 2ème… ? Que ces mesures se soient traduites par un rebond – durable – de la natalité (qui mériterait d’être exprimé selon les classes sociales), n’a rien d’étonnant ni de scandaleux. Qu’à terme leur effet se soit épuisé, non plus.
Mais le mot « solution » est à nouveau à la conclusion de l’encart et de l’article.
Insistons : définir une « solution » sans s’entendre sur l’existence d’un « problème » est dangereux ; l’Histoire l’a prouvé sur des questions évidemment plus graves et des paramètres inacceptables qui ne sont pas en jeu ici.
Ici il s’agit de réfléchir calmement à l’avenir de la planète et de l’humanité sur la planète. Et de la prise en charge la plus étendue possible de cet avenir. Il serait osé de déclarer que les besoins alimentaires des 9 milliards de passagers de cette Terre sont assurés, mais même s’ils l’étaient, dans un juste équilibre entre nations, classes sociales et régimes divers, la production mondiale, que ce soit de céréales, de légumes, de fruits, de poisson et de viande a un impact insoutenable à moyen terme sur la diffusion de Gaz à Effets de Serre. Sans même faire entrer en ligne de compte les autres besoins, qui pourraient être satisfaits par production vraiment verte d’énergie, sans parler de la réduction du nombre de voitures et de kilomètres parcourus, sans parler non plus de la suppression des voyages par avion autres que strictement nécessaire, la donnée alimentaire devrait suffire à elle seule à prôner une forme acceptable de dénatalité. Acceptable, c’est-à-dire consentie par les intéressés, démocratiquement et individuellement, les deux vont de pair.
Si nous cessions, donc, de qualifier la baisse de natalité, ou de fécondité, comme un « problème », voire comme une « démission » (pour les pays riches qu’on prétend menacés par un « grand remplacement »), pour plutôt l’envisager comme un espoir, une chance, une de nos seules chances de léguer aux générations futures (que nous engendrerons !) un monde naturel et humain vivable, pacifique et heureux ?
Jean-Marie Viprey