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D'emblée , tentons une définition simple : bien au delà du mythe fondateur grec ou de sa dénomination géographique ( 7ème siecle av.J.C. ) l'Europe associée à un continent pour la première fois par le poète latin Horace (1er siècle av. J.C. ) est devenue au fil des ans une construction historique et politique mais aussi et surtout un creuset culturel extrêmement fécond , un héritage des migrations incessantes qui ont traversé le continent : des hommes venus des quatre points cardinaux s'y sont croisés et leurs traditions ont fini par se métisser lentement . Plutôt qu'un Grand Remplacement fantasmé , brutal et planifié , un autre mythe en vogue , l'Europe réelle est donc bien le fruit magnifique d'un vaste brassage de civilisations sur la très longue durée : un carrefour où se sont " entassées des civilisations les unes sur les autres " comme aimait à le rappeler l'auguste Braudel , à propos de la Méditerranée.
A chaque vague migratoire bien sûr , l'angoisse de disparaître pour ceux déjà établis , avec la perception d'une crise identitaire sincère , un mariage d'abord conflictuel puis plus apaisé des hommes et des cultures . C'est le sens de l'union légendaire de Protis , le marin grec venu d'Ionie , choisi par la belle autochtone celte , Gyptis , symbolisant la fondation glorieuse de Marseille en 600 avant JC , la cité phocéenne , par l'alliance scellée entre deux peuples .
A certaines périodes charnières , on peut donc imaginer aisément la peur de l'étranger ( xénophobie ) c'est à dire d'abord de l'Etrange , dans une société ancienne structurée par des valeurs multiséculaires stables et rassurantes . Par exemple , lorsque les romains polythéistes ont dû affronter le nouvel idéal chrétien venu des confins orientaux de l'Empire alors que c'étaient eux , les conquérants de la Palestine ( Pompée en 63 av. J.C ) à l'apogée de leur civilisation ! Mettons nous à leur place : quel chamboulement radical ! D'où le rejet et les terribles persécutions des nouveaux convertis , avant que les préceptes chrétiens n'infusent profondément la société romaine jusqu'au plus haut niveau de l'Etat . Constantin en 313 autorise ce nouveau culte ( édit de Milan ) qui devient même religion officielle en 380 sous Théodose , lequel va même jusqu'à imposer à ses peuples d'embrasser la foi catholique jadis perçue comme un danger mortel .
Au Moyen-Age , pensons aussi au choc profond qu'ont dû éprouver les populations fortement christianisées de la péninsule ibérique quand leur vie a été bouleversée en 711 par la victoire musulmane de Guadalete sur les troupes du roi wisigoth Rodrigue : d'abord , un séisme puis sept siècles de syncrétisme qui ont donné les plus beaux chefs d'oeuvre de la civilisation d'Al Andalus avant la Reconquista ! (1492 ) Mais que serait l'Europe de la Renaissance sans ces apports cruciaux de l'art mauresque et de la Science arabo-musulmane ? Que serions nous sans Ibn Rushd ( Averroès ) ce philosophe rationaliste du 12ème siècle , né à Cordoue et mort à Marrakech et qui a permis aux " européens" de redécouvrir Aristote ? Averroès , n'est-il pas aussi européen que cette princesse " libanaise "du mythe , enlevée par Zeus pour l'installer en Crête ?
Aussi , comme l'ont bien compris les Humanistes européens sans frontières , au premier rang desquels Erasme , et à leur suite les philosophes des Lumières universalistes , la caractéristique de l'identité européenne profonde , ce n'est plus la peur fantasmée du Grand Remplacement mais un désir de Grande Ouverture , seule source d'enrichissement intellectuel et humain . Plus importants même que le commerce des marchandises qui battait déjà son plein en Méditerranée ou dans l'Atlantique depuis les " Grandes Découvertes " : les échanges qui passent par la libre circulation des hommes et des idées d'où qu'ils viennent ! c'est cela , qui à partir du 16ème siècle fonda l'Europe moderne , un carrefour ouvert à tous les vents !
Après cet âge d'or entre la Renaissance et le siècle des Lumières où l'on pouvait traverser frontières terrestres ou maritimes d'un pas assuré ou d'une voile légère , vint au 19ème siècle le temps des Etats-Nations , ou plutôt des Etats-Prisons et leurs avatars monstrueux : ce que Stefan Zweig , l'un de nos derniers grands humanistes européens a qualifié dans " le monde d'hier " de "pestilence des pestilences , le nationalisme qui a empoisonné la fleur de notre culture européenne " et leurs guerres contenues en germe comme la nuée porte l'orage .
Ce monstre nationaliste a dévoré ses enfants par millions lors des deux guerres mondiales du 20ème siècle et la guerre froide : des conflits dont les enjeux territoriaux ou plus idéologiques ( défense des frontières , de la démocratie ou de la Révolution ) n'ont servi en réalité que de paravents aux appétits de puissance des Etats , entraînant dans leur folle sarabande des peuples entiers avec leurs danses macabres dignes de celles de La Chaise Dieu au Moyen-Age !
On aurait pu espérer , après ce suicide de l'Europe , Auschwitz et Nuremberg , qu'on renouerait avec ses racines humanistes pour la rebâtir ! Or , ce sont surtout les marchands qui ont imposé leur point de vue , poussant les peuples à se résigner pour leur rêve européen , à un triste et sinistre marché commun ( traité de Rome en 1957 créant la CEE ) avec pour seule boussole , les intérêts mercantiles de quelques uns . Une vision du monde calquée sur le modèle libre-échangiste américain ( les quatorze points de Wilson dès 1918 puis accords du GATT en 1947 ) , l'Empire dominant du moment . Une Europe matérialiste donc , égoïste et sans âme , qui a transféré ses frontières nationales aux fils de fer barbelés de l'espace Schengen ( 1985 ) dans un repli sur soi ahurissant quand l'on connaît les enjeux migratoires du monde d'aujourd'hui . Puis une Union Européenne ( traité de Maastricht 1992 ) qui a été capable de faire la Monnaie Unique ( 1999 ) mais plus l'Homme Unique ! Une Europe Inique oui ! Cette Europe Forteresse , ayant inventé un néo -nationalisme communautaire acceptant sans scrupules de laisser mourir à ses portes des dizaines de milliers de migrants , noyés sans sépulture , n'a plus aucune raison d'être : elle est déjà morte et enterrée ! Berceau des droits universels de L'Homme , porteuse de ces valeurs qui la constituent , elle en est devenue le tombeau , parquant les survivants des routes de l'exil dans des centres de rétention , dignes de camps de concentration ! Populisme des responsables politiques européens faisant des nouveaux damnés de la Terre et des Mers , des boucs-émissaires pour conquérir le pouvoir politique à tout prix , faisant même la courte échelle à l'extrême droite fasciste . Et l'on voudrait donner des leçons de morale au tyran Poutine , on ne vaut guère mieux que lui , en soutenant le nationalisme le plus éculé que ce soit en Ukraine ou à Jérusalem . Mais j'ai eu beau lire et relire les programmes reçus dans ma boîte aux lettres , même à gauche ( LFI comprise ) l'ouverture sans conditions des frontières de l'Europe ne semble pas être un thème très porteur électoralement .
Autrement dit , l'Europe pour ressusciter et être sauvée , doit renoncer définitivement à toute forme de nationalisme en cessant d'être ce donjon inexpugnable ! les frontières ne sont elles pas finalement que des cicatrices mal refermées de l'Histoire des hommes ? En ayant ce courage politique là , la belle Europe de jadis , en grec fille aux " grands (eurus) yeux (ops)" , pourra à nouveau se regarder en face et peut-être même faire à nouveau rêver , en chevauchant librement les flots bleus de la Méditerranée , une mare nostrum redevenue enfin un trait d'union entre tous les Hommes .