A l'heure où l'Education Nationale n'est plus qu'un champ de ruines encore fumantes , force est d'admettre humblement le divorce de plus en plus prononcé entre l'Ecole idéale ou fantasmée et sa réalité sociale . Le temps n'est donc plus aux réformettes de circonstance , mais à une reconstruction totale , dont la clé de voûte sera le rétablissement des pouvoirs du Professeur partout où il est contesté sans relâche depuis des décennies . C'est cette défiance systémique qui a particulièrement fragilisé Samuel Paty avant d'être tué , comme l'enquête interne l'a démontré ( voir billets précédents ) et incité sa famille à porter plainte contre l'Education Nationale pour " non assistance à personne en péril " , l'une de ses grandes spécialités . Dans les établissements , on ne compte plus le nombre de collègues au bord du gouffre , désavoués , écœurés , découragés ou résignés , poussés vers la sortie par un néo management brutal , sous une apparence de bienveillance trompeuse : une barbarie à visage humain , en verité .
Pour Jean Jaurès déjà , dans son très beau discours à la jeunesse d'Albi en 1903 , le vrai courage , c'était " d'aller à l'idéal mais de comprendre le réel " pour s'efforcer de le transformer vraiment . Alors pourquoi , la question de l'enseignement secondaire semble t-elle échapper à un libre examen de son état des lieux véritable , pour se réfugier dans l'hypocrisie ou le déni ? L'audace , serait donc de commencer par tordre le cou à nos plus séduisantes chimères , partagées aussi bien par la gauche pépère que par la droite gestionnaire ou réactionnaire : n'est il par urgent de repenser de fond en comble , sans nostalgie ni passéisme , une Ecole vraiment républicaine et progressiste , pour ne pas laisser l'extrême droite ou l'école privée prospérer sur ses décombres mais surtout relancer l'ascenseur social en panne ?
Commençons pour cela par briser cinq tabous qui ont hélas , la vie dure dans la profession et faisons autant de propositions pour changer vraiment l'Ecole :
1) Première grande illusion à dissiper , la foi aveugle dans les nouveaux moyens technologiques dont l'accroissement serait source de progrès inéluctables pour résoudre tous les problèmes dans la salle de classe et au delà . Le "tout numérique " , vanté par certains pour surmonter la "discontinuité pédagogique ", en a bien montré les limites et a même tourné au fiasco le plus total . Cette vue de l'esprit n'est pas seulement facteur de gabegie , mais nous éloigne aussi de la Révolution qualitative à opérer d'urgence : la restauration humaniste du Savoir allant de pair avec la réhabilitation symbolique du Maître qui le transmet tout en l'incarnant . Cette nouvelle République des Professeurs passerait naturellement par leur retour en grâce dans les organes de décision , les instances d'orientation ou de sanctions : par exemple , le Conseil de Classe , rebaptisé Conseil des Professeurs , retrouverait sa souveraineté , loin de cette chambre d'enregistrement insipide et inutile qu'elle est devenue sous la pression des familles et de l'administration conjuguées , dans le seul but de gérer des flux pour satisfaire les caprices d'un ministre .Cette Révolution de l'orientation ancrée dans la réalité humaine de nos élèves , permettrait , en outre , de reléguer au rayon des vieilles lunes , le mirage d'un Collège Unique , prétendument émancipateur .
2) En effet , tout le système repose sur le funeste préjugé d'une équivalence absolue des aptitudes et des motivations . En niant cette diversité humaine , qui est la vraie richesse d'une Nation , le Collège Unique créé par une droite cynique soucieuse d'economies ( réforme Haby en 1975 ) inflige une violence intellectuelle et psychologique insoutenable à de nombreux élèves qu'ils finissent par retourner contre l'Institution elle même , avec en première ligne , non point les embusqués de la Hiérarchie , (surtout pas de vagues pour leur plan de carrière ) mais les Professeurs devant affronter tous les jours l'adversité dans ce collège inique . A ce sujet , pour esquiver cette violence , est-il acceptable d'avoir laissé s'installer sur le sol de notre République une et indivisible , une Ecole à deux vitesses , l'une dévalorisée , aggravant par ses fadaises pédagogiques l'illettrisme ambiant , tout juste bonne pour le peuple des faubourgs et celle de l'exigence pour les beaux quartiers ? L'ami Bourdieu , grand pourfendeur devant l'Eternel de la reproduction des inégalités sociales par l'Ecole , doit se retourner dans sa tombe plusieurs fois par jour ! Ne serait-il pas plus judicieux mais surtout plus juste , au nom de l'égalité des chances , de redéployer les moyens existants pour une diversification des voies professionnelles d'excellence ? Plutôt que de continuer à financer à fonds perdus des mesures coûteuses à l'efficacité douteuse , comme l'illustre bien , la politique des REP (réseau d'éducation prioritaire) où dans la plupart des cas , une intention louable de discrimination positive a fini par renforcer une discrimination négative ! A ce propos , un fait révélateur : pour les élèves méritants de mon collège classé REP , souvent issus de l'immigration , allophones pour certains , ce n'est pas seulement un coup de pouce social qui favorisait leur réussite , mais surtout la foi intacte dans l'Ecole, transmise par les parents , et l'admiration pour les Professeurs , loin des sirènes trompeuses de la société de consommation ou d'une religion dévoyée . Mais si le Professeur doit revenir au centre du jeu , il faut être en mesure de recruter et de promouvoir un corps professoral capable d'instruire et d'enthousiasmer . Pas à la dernière minute et à la petite semaine , comme cet été , M.Le Ministre !
3) Or , troisième sornette à balayer , pourtant fort répandue , la valeur d'un Professeur résulterait d'une formation pédagogique standardisée et d'une intégration à une Equipe du même nom , cette terrible illusion et cet aveuglement quasi fanatique selon lesquels la Pédagogie est une science qui peut se transmettre uniformément ! Un nouvel obscurantisme, oui ! Chacun sait bien , en son for intérieur , malgré la propagande assénée dans les INSPE ( institut national supérieur du professorat et de l'éducation ) , la qualité d'un professeur ne se mesure pas à son zèle infantile à exécuter docilement les oukases farfelus et contradictoires de sa hiérarchie ( par exemple , en collège , les derniers gadgets à la mode comme l'évaluation par compétences ou le quart d'heure lecture imposé ! ) mais à la passion du spécialiste pour sa discipline et sa ferveur pour la communiquer avec sa personnalité singulière . Le Professeur , une fois franchi le seuil de sa classe , est qu'on le veuille ou non , un navigateur en solitaire , un dompteur de concepts et de fauves , un artisan créatif qui puise d'abord en lui même cet élan vital , quitte à se tromper parfois ! C'est pour cette raison précise qu'il faut sauvegarder sa liberté pédagogique à tout prix , un bien précieux gage de son efficacité .
4) Hélas , cette liberté créative , est devenue au fil des ans , l'ennemie numéro un à abattre , assiégée de toutes parts , réduite à peau de chagrin. Un effet pervers de La décentralisation des pouvoirs réputée plus performante avec toujours plus d'autonomie pour les établissements . A leur tête , souvent , un petit chef , idées courtes mais dents longues , un nouveau manager aux prérogatives de plus en plus arbitraires et discrétionnaires pour la notation des professeurs , expert en bullshits , obsédé par le marketing , l'image , les statistiques , les mondanités tape à l'œil , les primes et les hochets . Relayé dans sa toute puissance par un Conseil Pédagogique à sa botte , sous un vernis de concertation , tout ce beau monde a progressivement bâillonné dans les collèges et lycées de France , les derniers enseignants encore épris d'indépendance , ne pouvant travailler dans leur classe qu'avec les coudées franches . En leur préférant la clique des courtisans pédagogistes porteurs de " projets" clinquants , d'autant plus prompts aux ronds de jambe et aux petites compromissions pour leur avancement , que leur salaire est bas ... Il faudrait donc réaffirmer avec force , au delà d'une revalorisation salariale bien légitime , la souveraineté du Professeur sur son lieu de travail pour qu'il reconquiert son pouvoir d'instruire , aux antipodes du "prof"polyvalent , animateur de centre aéré ou garde- chiourme . On est donc très loin aussi des expérimentations marseillaises chères à M.Macron où les directeurs d'école deviendront des chefs d'entreprise comme les autres , recrutant une équipe pédagogique à leur guise ! Cette privatisation néo- libérale de l'Education Nationale dans ses comportements , n'est-elle pas , somme toute , la face cachée de la dernière de nos lubies collectives communément admise ?
5) Cinquième et ultime idole à renverser , donc , le catéchisme bien pensant , d'une école qui doit s'ouvrir à la société , aux entreprises comme aux parents , en prise directe avec le Monde : la panacée qui devait rendre le Maître d'autant plus efficient ? On est loin du compte ! C'était mal mesurer qu'avec la montée des violences extérieures et des lobbies de toutes sortes , l'Ecole s'est rapidement transformée en un champ de bataille des enjeux religieux ou commerciaux , avec tous les marchands du temple en embuscade ! Refonder une laïcité moderne , c'est avoir le culot aujourd'hui , de refermer l'école à double tour , d'en refaire un sanctuaire inviolable où seuls Professeurs et Elèves auront droit de cité , loin des pressions mortifères de la société . Rétablir la clôture sera la seule condition pour permettre à l'école publique de restaurer la sérénité d'apprendre et de comprendre le monde librement avant de l'affronter .
Replacer le Savoir et le Professeur en majesté et en majuscule au centre du système , voilà la vraie modernité , pour qu'aucun d'entre nous , demain , ne meure d'enseigner comme Samuel Paty , parce que son Corps n'est plus " sacré ", ni sa fonction respectée dans la société .
Jean-Marie Caucal .