Historiquement , l'Etat-Nation , c'est à dire , un Etat dont les citoyens prétendent former un Peuple homogène uni par des frontières , une langue et des valeurs communes , n'est en fait qu'une construction arbitraire, abstraite et mouvante qui n'a rien de naturelle ou volontaire : c'est le fruit d'une longue trame politique qui remonte au Moyen-Age , atteint son apogée au 19ème siècle en Europe dans le sillage des principes révolutionnaires de 1789 et dont les derniers soubresauts enfièvrent toujours les populations un peu partout dans le monde au 21 ème siècle . Est il tabou de questionner ce concept dans son essence même alors qu'il est communément admis comme un progrès et un idéal ? Tous les peuples opprimés en lutte encore aujourd'hui , ne se battent ils pas au nom du sacro-saint Droit des Peuples à disposer d'eux même en bénéficiant de notre sympathie et de notre solidarité ? Ukrainiens , palestiniens , kurdes , pour ne citer que les plus connus ?
Première cible de notre doute méthodique , le préjugé positif selon lequel L'Etat- Nation serait un progrès pour l'Humanité , résultant d'une conception plus libérale où les " peuples " choisiraient enfin leur vie bien à l'abri de leurs frontières considérées comme protectrices . A chaque fois , en réalité , les citoyens censés former un peuple libre et uni , sont le résultat , soit d'une hérédité subie , soit de destins forgés par un vaste brassage de populations qui se sont superposées puis mélangées suite à des migrations le plus souvent contraintes et forcées : la géographie de sa terre de naissance ou d'accueil n'est donc pas un choix à de rares exceptions près : un italien ou un espagnol fuyant le fascisme dans l'entre-deux guerres , franchissent- ils les Pyrénées ou les Alpes pour rejoindre la France des Droits de l'Homme délibérément ? Pour quel motif , un juif de la diaspora , survivant de la Shoah émigre t -il en Israël ? Par idéalisme ou d'abord par nécessité ? Un immigré d'origine maghrébine dans les années 60 , choisit-il vraiment le pays de Voltaire et d'Hugo quand il vient y travailler pour sa survie ou une meilleure vie ? Un mexicain est-il vraiment pleinement souverain dans sa décision , lorqu'il traverse , dos mouillé ( Wetbacks ) le Rio Grande , pour venir suer sang et eau aux Etats-Unis , exploité comme sans-papiers pour nourrir sa famille ? La notion même de Nation choisie est donc plus un fantasme qu' une réalité tangible . D'autant , que le plus souvent , les individus qui ont fini par former une Nation , y ont été entraînés au départ contre leur gré par des hommes de pouvoir ( l' Etat ) assoiffés de conquêtes pour s'y maintenir coûte que coûte , par une propagande habile et intéressée : l'identité nationale n'est pas seulement une construction largement imaginaire relevant d'un récit mythique , c'est aussi un instrument de gouvernement indissociable de la violence et de la guerre où le Peuple en armes est manipulé par des enjeux qui le dépassent . Voudrions nous encore qu'un sang impur abreuve nos sillons ( 1792 ) pour permettre à un nouveau tyran de redorer son blason ou pour défendre les biens de ces messieurs là comme dans la chanson de Craonne ? (1917 ) Sur les monuments commémoratifs de nos villages , pas de morts pour la France , non ! morts surtout pour l'Industrie ! De l'ambitieux Bonaparte à l'Empereur Napoléon hier , de Poutine à Netanyahu aujourd'hui en passant par Bismarck ou Hitler , ces quelques exemples prouvent avec éloquence que les frontières toujours contestables de L'Etat-Nation , loin d'être une avancée , sont plutôt des sources de tensions , d'instabilité et d'immenses tragédies entre les hommes , dont seuls les autocrates alliés aux marchands d'armes peuvent se réjouir ! D'où , notre deuxième doute critique :
Remettre en cause cette conviction bien ancrée , y compris chez les penseurs les plus affûtés , d'un subtil , mais fallacieux distingo entre le noble et pacifique sentiment national ( conscience d'appartenir à une Nation par sa langue , son histoire , sa culture , ses valeurs partagées ) fortement valorisé tout comme l'ardent patriotisme ( attachement légitime à son pays symbolisé par le fameux drapeau national ou l'hymne du même nom entonné dans les stades ) et le funeste nationalisme ou chauvinisme péjoratifs , fauteurs de troubles , de fanatisme et de conflits . Or , tous les processus historiques de construction d'un Etat-Nation ont révélé que les guerres ont joué un rôle à chaque fois essentiel , non seulement dans la délimitation des frontières mais aussi dans la genèse et la consolidation d'un sentiment national encore fragile , en se désignant un ennemi commun : c'est le cas de la France elle même , entre les guerres de la Révolution et de l'Empire ( 1792 -1815 ) puis les conflits monstrueux du 20ème siècle ( 1914-1945) mais aussi des Unités italienne ( 1815-1871 ) et allemande (1866-1871) consécutives aux Printemps des Peuples de 1848 . Plus tard , toutes les guerres d'indépendance du 20ème siècle ( 1945 années 60) puis les régimes qui en ont découlé , outre l'hécatombe humaine à déplorer , ont reproduit hélas le même modèle national inspiré par la Métropole , lequel s'était imposé dans la mentalité des élites nationalistes autochtones avec les dérives autoritaires et la brutalité dans l'exercice du pouvoir qui ont suivi . Il n'y a donc pas de différences de nature entre le bon sentiment national qui serait angélique et le nationalisme belliqueux , vecteur de régimes dictatoriaux mais s'infiltrant aussi comme un poison invisible dans les veines des plus grandes démocraties .
Ainsi , pour achever notre démonstration , l'Histoire montre que le nationalisme aveugle n'est pas l'apanage des jeunes mouvements indépendantistes ou des régimes fascistes hostiles à la République : l'illustre bien aussi , le patriotisme d'un De Gaulle , animé d'un fort sentiment national républicain , voir progressiste ( programme du CNR ) mais qui a fait passer la défense du pays avant la cause humaniste et universaliste des juifs : des actions de résistance d'envergure ont-elles été tentées et organisées pour s'opposer aux rafles ou à la déportation des juifs , au nom des droits de l'homme et pas seulement des français ? Non ! De Gaulle avait sans doute d'autres priorités stratégiques , lui qui , par excès d'orgueil souverainiste , n'hésitera pas à qualifier les juifs , de peuple sûr de lui et dominateur , relayant sans complexe après la guerre des six jours (1967) le stéréotype antisémite le plus répandu et scandaleux , digne du Protocole des Sages de Sion ! A la libération , la souffrance des déportés revenus de l'enfer des camps et l'ignominie de la collaboration , complice de la solution finale , ont été volontairement occultées par le pouvoir gaulliste au nom de l'union nationale plus importante à ses yeux que la vérité et la justice ! Blanchir Papon plutôt que noircir l'Etat-Nation ! Le résistancialisme glorieux pour faire oublier le Vichysme honteux ! Comme quoi , L'amour de la France et de ses valeurs ne vous immunise pas contre le poison de l'indifférence , de la complaisance , de la violence ou du racisme : bien au contraire ! Héritiers de l'Action Française , certains gaullistes étaient même notoirement antisémites comme l'ont montré de nombreuses recherches historiques récentes . Plus près de nous , le Rassemblement National n'hésite plus à intrumentaliser la défense de la République Française pour inoculer dans les esprits son patriotisme islamophobe , à défaut de pouvoir entretenir la flamme de son antisémitisme fondateur pour se racheter une conduite et se dédiaboliser . A l'aube du siècle, déjà , la Troisième République n'avait -elle pas sacrifié l'innocence du capitaine Dreyfus sur l'autel des mensonges de l'Etat- Major et de la Raison d'Etat ? ( 1894 -1906 ) Preuve que le sentiment national républicain peut très bien s'accommoder de violations des droits universels de L'Homme et de l'injustice quand la patrie , valeur suprême , est réputée en danger , depuis les soldats de l'an 2 , coupables de pillages et de massacres insensés , jusqu'aux tortionnaires de la guerre d'Algérie , parfois , d'anciens authentiques résistants comme le général Massu ! Droits de l'Homme universels et Etats-Nations s'avèrent donc , à l'épreuve des faits , fondamentalement contradictoires .
Pour récapituler notre propos , le nationalisme est bien une crispation agressive du sentiment national , mais il n'y a pas de nationalisme sans sentiment national préalable, un peu comme la nuée porte l'orage . Les deux phénomènes étant inséparables , pour combattre le fléau nationaliste , une vraie régression dans l'Histoire du Monde , il faudrait donc commencer par abolir ou plutôt déconstruire par l'Education , le sentiment national , cet état d'esprit pervers qui s'avère dangereux , en tout cas , dépassé . Le nationalisme n'est donc pas un sentiment national dévoyé mais la conséquence logique d'un problème fondamental : la division de l'humanité en Nations .
Mais alors , quel nouveau modèle universel doit-on promouvoir , aux antipodes de ce séparatisme qui cloisonne les Hommes en justifiant toutes les hiérarchies , les discriminations et les guerres?
D'abord , la suppression progressive des vieilles frontières nationales héritées des conquêtes du passé , ces stigmates encore douloureux des prédations et des crimes : une première étape consisterait , sur le modèle imparfait de l'Union Européenne ou même de l'ex URSS , à créer de grandes fédérations transnationales aux dimensions continentales mais sans aucune hiérarchie entre les peuples , contrairement aux Empires autocratiques édifiés par des tyrans comme Napoléon ou Staline . Des ensembles ouverts aux migrations avec des frontières naturelles transformées en ponts , pas en cimetières !
Ensuite , cette Révolution internationaliste revisitée , devra déboucher à plus long terme sur une citoyenneté mondiale avec ses droits et ses devoirs vis à vis des autres humains et plus généralement du vivant : ne subsistera de fait que le " meilleur "du peuple , c'est à dire , l'attachement à sa culture , ou plutôt à ses différentes cultures fruits d'un métissage pluriséculaire , autant d'atouts pour oser aborder l'altérité avec confiance , loin du racisme qui divise les forces de l'Humanité . Mais aussi pour nouer de nouvelles relations avec la Nature dont nous faisons partie intégrante et qui se fiche éperdument des limites politiques inventées de toutes pièces par les hommes !
Aussi , cette nouvelle configuration d'un Monde sans frontières , fondé uniquement sur la coopération pragmatique entre citoyens de la même planète , permettra de résoudre avec plus d'efficacité les défis globaux du réchauffement climatique et les migrations massives qui en résulteront immanquablement : il n'y a pas que les morts des bombardements meurtriers qui sont victimes des Etats-Nations , il y a ces milliers de noyés , disparus sans sépulture et engloutis sans laisser de traces pour tenter désespérément de passer ces frontières mortifères .
Mais sommes nous prêts à abandonner ces lubies ridicules ânonnées en cours d'histoire sur les bienfaits de l' Etat-Nation et de ses frontières , pour redessiner un monde plus humain , juste et rationnel , sans tous ces vieux oripeaux nationalistes d'un autre âge ?
A ce sujet , notre pays , ne pourrait-il pas donner l'exemple , en chantant , comme le fit magnifiquement Jean Ferrat , cet air de liberté au delà des Frontières ( Ma France) pour montrer au Monde à nouveau le chemin ?