Les piliers de la terre de Ken Follet, se passent au XII-ième siècle, qui est aussi le siècle du roman breton, arthurien. Tom et sa petite famille encaissent une succession de coups durs. Tom, il est maçon. Il rêve de construire une cathédrale. Pour l’instant, il construit une maison pour le fils du seigneur qui doit bientôt se marier. Mais voilà que la fiancée se refuse, le projet tombe à l’eau. Tom est « licencié ». Bien sûr, pas d’indemnités ! Ils terminent l’été en travaillant aux moissons, mettent de côté pour l’hiver, quelques pennies et un cochon. À l’automne, ils s’en vont, vers Salisbury, puisqu’il paraît qu’on y construit. En chemin, un brigand assomme Martha la fillette et vole le cochon qu’elle menait. Tom et son grand, Alfred, ne parviennent pas à le rattraper. À Salisbury, ni à Shafetesbury, Tom ne trouve de travail. L’hiver arrive, le froid, la faim, Tom vend ses outils. Et un bébé naît, qui lui, n’a pas même une étable. Cet extrait se trouve vers le début du pavé de mille pages.
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Tom était malade d'inquiétude. Le feu crépitait, mais l'air était de plus en plus froid. Peut-être serait-il si froid qu'il tuerait le bébé à son premier souffle. Il arrivait à des enfants de naître en plein air, en fait cela se produisait souvent à l'époque des moissons, quand tout le monde était si occupé et que les femmes travaillaient jusqu'à la dernière minute ; mais, aux moissons, le sol était sec, l'herbe douce et l'air, embaumé. Il n'avait jamais entendu parler d'une femme mettant un bébé au monde dehors en hiver.
Agnès se souleva sur ses coudes et écarta les jambes. « Qu'est-ce qu'il y a ? » dit Tom d'une voix affolée. L'effort était trop grand pour qu'elle put répondre. « Alfred, dit Tom, agenouille-toi derrière ta mère pour qu'elle puisse prendre appui sur toi. »
Quand Alfred fut en position, Tom ouvrit le manteau d'Agnès et déboutonna la jupe de sa robe. S'agenouillant entre ses jambes, il vit que l'ouverture commençait déjà à se dilater un peu. « Il n'y en a plus pour longtemps maintenant, ma chérie », murmura-t-il en s'efforçant de dissimuler la peur qui faisait trembler sa voix.
Elle se détendit, fermant les yeux et laissant son poids reposer sur Alfred. La forêt était silencieuse, on n'entendait que le craquement du feu. Tom songea soudain qu'Ellen, la hors-la-loi, avait mis son fils au monde seule dans la forêt. Ç'avait dû être terrifiant. Elle craignait qu'un loup ne surgisse alors qu'elle était sans défense et ne lui ravisse le nouveau-né, avait-elle raconté. Cette année les loups étaient plus audacieux que d'habitude, disait-on, mais ils n'allaient sûrement pas attaquer un groupe de quatre personnes.
Agnès se crispa de nouveau et de nouvelles gouttes de sueur apparurent sur son visage. Ça y est, songea Tom. Il avait peur. Il regarda l'ouverture s'agrandir et cette fois il distingua, à la lueur du feu, les cheveux humides et noirs de la tête du bébé qui émergeait. Il pensa à prier, mais il n'avait plus le temps maintenant. Agnès se mit à respirer en petits halètements rapides. L'ouverture s'élargit encore, puis la tête commença à passer, le visage vers le bas. Un moment plus tard, Tom vit les oreilles fripées tout aplaties contre le crâne du bébé ; puis il aperçut la peau plissée du cou. Il ne pouvait voir encore si le bébé était normal.
« La tête est dehors », dit-il, mais Agnès le savait déjà, bien sûr, et elle s'était de nouveau détendue. Lentement, le bébé pivota, si bien que Tom aperçut les yeux et la bouche fermés, humides de sang et de fluide visqueux.
« Oh ! cria Martha. Regarde son petit visage ! »
Agnès l'entendit et eut un bref sourire, puis reprit son effort. Tom se pencha entre ses cuisses et soutint de sa main gauche la petite tête tandis que les épaules sortaient l'une après l'autre. Puis le reste du corps émergea très vite et Tom passa la main sous les hanches du bébé pour le soutenir tandis que les petites jambes se faufilaient dans cet univers glacé.
L'ouverture entre les jambes d'Agnès commença aussitôt à se refermer autour du cordon bleu rattaché au nombril du bébé.
Tom souleva le petit corps et l'inspecta avec angoisse. Il y avait du sang partout et il redouta tout d'abord qu'il ne fût arrivé quelque chose de terrible ; mais à l'examen, il ne vit aucune blessure. C'était un garçon.
« Il est horrible ! dit Martha.
— Il est parfait, dit Tom, soulagé. Un parfait petit garçon. »
Le bébé ouvrit la bouche et poussa un cri.
Tom regarda Agnès qui lui souriait. Tous deux sourirent. Tom tenait le petit bébé tout contre sa poitrine. « Martha, va me chercher un bol d'eau dans cette marmite. » Elle se précipita. « Où sont ces chiffons, Agnès ? » Agnès désigna le sac de toile posé sur le sol auprès de son épaule. Alfred le passa à Tom. Le visage du jeune garçon ruisselait de larmes. C'était la première fois qu'il voyait naître un enfant.
Tom plongea un chiffon dans un bol d'eau tiède et lava doucement le sang et les mucosités qui souillaient le visage du bébé. Agnès déboutonna le haut de sa tunique et Tom déposa le bébé dans ses bras. Il criait toujours. Bientôt, le cordon bleuté qui allait du ventre du bébé à l'entrejambe d'Agnès cessa de battre et se ratatina en blanchissant.
Tom dit à Martha : « Donne-moi ces cordes que tu as faites. Tu vas voir maintenant à quoi elles servent. »
Elle lui passa les deux longueurs de roseaux tressés. Il les attacha en deux endroits autour du cordon ombilical en serrant bien les nœuds. Puis il se servit de son couteau pour couper le cordon entre les nœuds.
Il s'accroupit. Ils y étaient arrivés. Le pire était passé et le bébé allait bien. Tom se sentait fier.
Agnès déplaça le bébé pour qu'il eût le visage contre son sein. La petite bouche trouva le bouton de sein tout congestionné, il cessa de pleurer et se mit à téter.
Martha dit d'une voix étonnée : « Comment sait-il qu'il doit faire ça ? »
- C'est un mystère, dit Tom, en lui tendant l'écuelle. Donne à ta mère de l'eau fraîche à boire.
- Oh oui », dit Agnès avec gratitude, comme si elle venait de se rendre compte qu'elle avait terriblement soif. Martha apporta l'eau et Agnès but d'une traite. « C'était bon, dit-elle. Merci. »
Elle regarda l’enfant qui tétait, puis Tom. « Tu es un homme bon, dit-elle doucement. Je t'aime. »
Tom sentit les larmes lui venir aux yeux. Il lui sourit, puis baissa la tête. Il vit qu'elle saignait encore beaucoup. Le cordon ombilical ratatiné gisait dans une mare de sang sur le manteau de Tom entre les jambes d'Agnès.
Il releva les yeux. Le bébé avait cessé de téter et s'était endormi. Agnès l'enveloppa dans son manteau, puis ferma à son tour les yeux.
Au bout d'un moment, Martha dit à Tom : « Tu attends quelque chose ?
- La délivre, lui dit Tom.
- Qu'est-ce que c'est?
- Tu vas voir. »
La mère et le bébé sommeillèrent un moment, puis Agnès rouvrit les yeux. Ses muscles se tendirent, l’ouverture se dilata un peu et la délivre émergea. Tom la prit dans ses mains et l'examina. En regardant plus attentivement, il vit qu'elle semblait déchirée, comme s'il manquait un morceau. Mais il n'avait jamais regardé d'aussi près une délivre et il pensa que c'était toujours comme ça. Il la lança au feu. Cela brûla avec une odeur désagréable, mais s'il l'avait jetée, cela aurait pu attirer les renards ou même un loup.
Agnès saignait toujours. Tom se souvint qu'il y avait toujours un flux de sang après la délivre, mais il ne se rappelait pas qu'il y en eût autant.
« Tu saignes encore un peu, dit-il à Agnès, en essayant de dissimuler son inquiétude.
— Ça va bientôt s'arrêter, dit-elle. Couvre-moi. »
Tom boutonna la jupe de sa robe, puis enveloppa le manteau autour de ses jambes.
« Je peux me reposer maintenant ? » demanda Alfred.
Il était toujours agenouillé derrière Agnès pour la soutenir. Il doit être engourdi, pensa Tom, d'être resté si longtemps dans la même position. « Je vais te remplacer », dit son père. Agnès serait plus à l'aise si elle pouvait s'asseoir un peu ; et puis un corps derrière elle lui tiendrait chaud au dos et la protégerait du vent. Il changea de place avec Alfred. Puis il entoura de ses bras Agnès et le bébé.
« Comment te sens-tu ? lui demanda-t-il.
- Simplement fatiguée. »
Le bébé se mit à pleurer. Agnès le replaça sur son sein.
II se mit à téter et elle parut s'endormir.
Tom était mal à l'aise. C'était normal d'être fatiguée, mais il y avait chez Agnès une léthargie qui le tracassait. Elle était trop affaiblie.
Le bébé s'endormit et au bout d'un moment les deux autres enfants aussi, Martha pelotonnée aux côtés d'Agnès et Alfred allongé de l'autre côté du feu. Tom tenait Agnès dans ses bras en la caressant doucement. De temps en temps, il lui embrassait les cheveux. Il sentit son corps se détendre tandis qu'elle plongeait dans un sommeil plus profond. C'était sans doute le mieux pour elle, décida-t-il. Il lui toucha la joue. Elle avait la peau froide et humide malgré tous ses efforts pour lui tenir chaud. Il glissa une main à l'intérieur du manteau pour tâter la poitrine du bébé. L'enfant était tout chaud et son cœur battait régulièrement. Tom sourit. Un costaud, se dit-il, un survivant.
Agnès s'agita. « Tom ?
- Oui.
— Tu te souviens de la nuit où je suis venue te rejoindre, dans ta cabane, quand tu travaillais à l'église de mon père ?
— Bien sûr, dit-il en la caressant. Comment pourrais-je jamais oublier ?
— Je n'ai jamais regretté de m'être donnée à toi. Jamais un instant. Chaque fois que je pense à cette nuit-là, je suis si heureuse. »
Il sourit. « Moi aussi, dit-il. Je suis heureux que tu l'aies fait. »
Elle sommeilla un moment, puis reprit : « J'espère que tu bâtiras ta cathédrale. », dit-elle.
Il fut surpris. « Je croyais que tu t'y opposais.
- C'est vrai, mais j'avais tort. Tu mérites quelque chose de beau. »
Il ne savait pas ce qu'elle voulait dire.
« Bâtis pour moi une belle cathédrale », dit-elle. Délirait-elle ? Il fut content lorsqu'elle se rendormit. Son corps cette fois s'affala complètement et sa tête pencha de côté. Tom dut soutenir le bébé pour l'empêcher de tomber.
Ils restèrent ainsi un long moment. Le bébé finit par se réveiller et par se mettre à pleurer. Agnès ne réagit pas. Les pleurs éveillèrent Alfred qui se retourna pour regarder son petit frère.
Tom secoua doucement Agnès. « Réveille-toi, dit-il. Il faut nourrir le bébé.
- Père! fit Alfred, affolé. Regarde son visage ! »
La panique submergea Tom. Elle avait trop saigné. « Agnès ! dit-il. Réveille-toi ! » Pas de réaction. Elle était inconsciente. Il se redressa et l'allongea sur le sol. Son visage était d'une mortelle pâleur.
Redoutant ce qu'il allait voir, il écarta les plis du manteau à la hauteur des cuisses.
Il y avait du sang absolument partout. Alfred eut un haut-le-cœur et tourna la tête.
« Jésus-Christ, protégez-nous », murmura Tom. Réveillée à son tour, Martha vit le sang et se mit à hurler.
Tom la prit, la gifla. Elle se tut. « Ne crie pas », dit-il calmement.
« Maman est en train de mourir ? » demanda Alfred. Tom posa la main sous la poitrine d'Agnès, juste sous le sein gauche. Le cœur ne battait plus.
Plus du tout.

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