Hier, j’ai souri, et même ri ! C’était à propos de pronoms. Avec des enfants de cours-moyen. Dans une histoire de Roald Dahl, on avait un pronom, on parlait de fonctions : la « fonction » d’un pronom (remplacer quelque chose, souvent un nom ou un groupe nominal, souvent pour éviter une répétition et raccourcir l’énoncé) ; et la fonction que le pronom occupe dans la phrase : sujet, complément, attribut, etc. Pour illustrer, j’écris un court texte :
Le policier était devant la voiture. Le policier a crié « stop ! ».
Mission des élèves : trouver le défaut et y remédier.
Quelqu’un dit :
— Il y a une répétition. Il faut mettre autre chose à la place du deuxième « policier ».
— Et quoi donc ? Azdine répond :
— le soldat.
J’étais enchanté ! Sottise ou créativité ? Erreur ou imagination ? Alors j’ai dit : « Ça, c’est vraiment top ! Je vais le mettre dans mon blog ! »
Et voilà. C’est pas hors-sujet ? Ben non, ça concerne la librairie-école ! Et je partage avec vous cette jolie perle.
Et ce battement d’aile de papillon va en provoquer d’autres. Voici le texte qu’on a étudié hier avec les troisième. Cours d’histoire en français, et cours de dissidence. Pour la partie purement « français », il y a dans ce texte, à propos des notions de narrateur (interne ou externe) et de point de vue (interne, externe ou omniscient), non seulement un bon exemple, mais aussi la preuve que la notion est riche.
En 1965, une journaliste de l’agence Tass, Tania, se rend en RDA (Allemagne de l’Est), à un salon du livre. Elle emporte avec elle le manuscrit d’un roman, La morsure du gel, écrit par un dissident soviétique qui a été enfermé dans un camp en Sibérie, et à qui on a imposé de rester en Sibérie dans une usine, après avoir purgé sa peine. Tania espère faire publier le livre par un éditeur occidental. Elle rencontre sur un stand Anna Murray, éditrice britannique, mais hésite à lui parler de son livre, de peur d’être dénoncée. Or Anna loge au même hôtel que Tania.
Elle ne voulait pas attirer l'attention ne fût-ce qu'en demandant à la réception le numéro de la chambre d'Anna Murray. Un des employés au moins devait être un informateur de la Stasi, et risquait de faire savoir qu'une journaliste soviétique avait cherché à joindre une éditrice anglaise.
Elle aperçut alors, derrière le comptoir de la réception, toute une rangée de casiers numérotés où les employés déposaient les clés des chambres et le courrier. Tania se contenta de fermer une enveloppe vide, d'écrire dessus «Frau Anna Murray» et de la tendre sans dire un mot. L'employé la glissa aussitôt dans le casier de la chambre 305.
Celui-ci contenait une clé, ce qui voulait dire qu'Anna Murray n'était pas dans sa chambre pour le moment.
Tania se rendit au bar. Anna n'y était pas. Tania y passa une heure, attablée devant une bière, à tracer les grandes lignes de son article dans un carnet. Puis elle gagna le restaurant. Anna ne s'y trouvait pas non plus. Elle avait dû aller dîner en ville avec des collègues. Tania dîna seule et commanda la spécialité locale, un plat de légumes appelé Allerlei. Elle resta une heure devant son café avant de se lever.
En traversant le hall, elle jeta un nouveau coup d'œil vers les casiers numérotés. La clé du 305 avait disparu.
Tania regagna sa chambre, prit le manuscrit et se dirigea vers la porte de la chambre 305.
Arrivée là, elle hésita. Si elle allait jusqu'au bout de son projet, elle ne pourrait pas revenir en arrière. Elle aurait beau imaginer tous les prétextes qu'elle voudrait, rien ne pourrait justifier ni excuser une telle initiative. Elle diffusait de la propagande antisoviétique à l'Ouest. Se faire prendre, c'était signer son arrêt de mort.
Elle frappa à la porte.
Anna lui ouvrit. Elle était pieds nus, une brosse à dents à la main. Il était clair qu'elle s'apprêtait à se coucher.
Posant l’index sur ses lèvres, Tania lui fit signe de ne rien dire, lui tendit le manuscrit et chuchota : « Je reviens dans deux heures. » Sur ce, elle repartit.
Elle retourna à sa chambre et s'assit sur le lit, toute tremblante. Si Anna se contentait de refuser le manuscrit, ce serait déjà terrible. Mais si Tania l'avait mal jugée, Anna pourrait se sentir tenue de révéler aux autorités qu'on lui avait proposé un livre dissident. Elle pouvait craindre, si elle ne disait rien, d'être accusée de complicité de conspiration. Elle estimerait peut-être que la seule solution raisonnable serait de signaler la démarche illicite dont elle avait fait l'objet.
Tania pensait pourtant que la plupart des Occidentaux ne raisonnaient pas ainsi. Malgré les précautions spectaculaires qu'elle avait prises, il était peu probable qu'Anna comprenne que la simple lecture d'un manuscrit pouvait être un crime.
La vraie question était donc la suivante : Anna aimerait-elle le texte de Vassili ? Il avait plu à Daniil, ainsi qu'aux éditeurs de Nouveau Monde. Ils étaient cependant les seuls à avoir lu ses récits, et ils étaient tous russes. Comment un étranger réagirait-il ? Tania était convaincue qu'Anna le trouverait bien écrit, mais réussirait-il à l’émouvoir ? À lui briser le cœur ?
Quelques minutes après onze heures, Tania reprit le chemin de la chambre 305.
Anna lui ouvrit la porte, le manuscrit à la main. Elle avait le visage ruisselant de larmes.
« C'est insoutenable, murmura-t-elle. Il faut le faire savoir au monde. »
Aux portes de l’éternité Ken Follet - 2014
Si vous êtes au collège, ou si vous ne l’êtes plus, lycéen, étudiant, parent, quidam, répondez à ces questions :
1) Dans ce récit, le narrateur est-il interne ou externe ?
2) Le point de vue est-il interne, externe ou omniscient ? Dire éventuellement quel est le personnage qui détient le point de vue.
3) Dans Aux portes de l’éternité, récit de près de 1300 pages en poche, le temps s’étend des années 60 à nos jours. Et le lieu est la planète. Il y a donc beaucoup de personnages. Sans autre indication que cet extrait, peut-on transposer nos réponses aux questions 1 et 2, à l’ensemble du roman ?
4) Sur le plan de l’art du roman, que permet le point de vue utilisé ?
5) De quelle façon sont rapportées les pensées de Tania ? Style direct, indirect, indirect libre ?
5) Vassili est-il un bon écrivain ? Pourquoi ?

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