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Billet de blog 14 février 2025

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Il est étrange, Monsieur Joseph

On reproche souvent aux juifs d’avoir du fric. C’est idiot, il arrive que l’on mérite sa fortune. Et il y a des juifs pauvres. Mais il y a aussi des juifs riches ou célèbres. Et ce sont parfois des gens échappés d’un pogrom, tout au moins de la misère. Cyrulnik parlerait de résilience, bien sûr. Il connaît, lui aussi.

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Alphonse Boudard est un mec bien. Quand il parle de sa résistance, il explique bien que c’est « par hasard ». Il ne cherche pas à se dorer la pilule. Ça change de tous ces résistants de la onzième heure, de Sartre et de son hyperactivité épuratrice. Un éditeur a eu la bonne idée de confier à ce grand témoin des années noires une bio de Joseph Joanovici, qu’il a rencontré en prison. Alimentaire, mais ça l’a botté, malgré la difficulté : une grande partie du livre consiste en interrogations ! Ce sont ces questions qui donnent une saveur étrange. En plus bien sûr, de cette langue boudardienne, argotique, parfois maladroite et fautive, mais toujours poétique et juste. Et quel personnage ! Devant lequel s’efface l’auteur, avec modestie. Le « je » est assez rarement celui du narrateur, bien plus souvent celui d’une sorte d’historien qui se demande si... Il faut dire que le personnage est controversé. Il organise le pillage Allemand des métaux français, mais il sabote des alliages. Avec le fric qu’il ramasse, il achète collabos et gestapistes pour sauver des gens. Il est étrange, Monsieur Joseph. Juif, ferrailleur, millionnaire, collabo, résistant.

Illustration 1

Voici trois extraits de L’étrange Monsieur Joseph.

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Il avance comme une vedette, entouré de matons et de détenus qui le saluent aimables... presque déférents. Pas depuis longtemps au placard il a encore le teint vif... rubicond. Il serre quelques pognes... il se dirige vers l'escalier. Malheureusement je ne vais pas me trouver dans sa cour de promenade. On nous sépare par paquets de dix. 
— Il fait fumer tout le monde, dit un petit malfrat miteux devant moi, un voleur de roues de brouette comme il en est de nombreux dans nos hôtels pénitentiaires. Eux, ils admirent des vedettes maison... Jo Attia... Boucheseiche... Mimile Buisson. Comme escroc de haut-vol on a eu Dillasser, l'homme qui a vendu le poumon d'acier à la République française, et puis maintenant ce gros Joanovici qui vient de débarquer. Il m'est parvenu d'abord par la rumeur... radio prison... ceux qui entrent, qui sortent... les avocats, les matons qui veulent bien ragoter avec les taulards. Joano ça fait déjà quelque temps qu'on en parle. Il a échappé aux recherches. S'est planqué en Allemagne chez les ricains, dans leur zone d'occupation. On charrie de tout à son propos... Juif, chiffonnier milliardaire, ferrailleur... qu'il s'est sucré avec les chleuhs, la Gestapo et qu'il s'est tiré des pattes en entrant dans la Résistance... qu'il a armé les flics à la Préfecture pour déclencher l'insurrection. Ça devrait me toucher, j'y étais... en face sur la place Saint-Michel avec une petite pétoire. Tout ça est confus. Je le perçois flou ce Monsieur Joseph. La presse se déchaîne contre lui depuis son inculpation... Ce qui ressort à présent, c'est qu'il n'est pas poursuivi pour intelligence avec l'ennemi, sinon il serait à Fresnes avec les collabos. On raconte qu'il ne s'est rendu aux autorités françaises qu'en posant ses conditions... qu'il ne répondrait devant la justice que pour ses magouilles, ses trafics et bénéfices avec les Allemands. 
Ici on le respecte, c'est un malin, ça se lit sur son visage. S'il a réussi à baiser tout le monde, les boches et les résistants, c'est qu'il est fortiche. Chapeau ! Casquette ! Béret ! Casque ! 
Bast, je n'y prête pas, à ce Monsieur Joseph, une attention particulière sur le moment. J'ai d'autres chats fourrés à fouetter. Je cherche des trucs et des machins et des astuces de procédure pour me sortir des cacateries où je me suis enfoncé, pauvre nave !

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Kichinev en Bessarabie appartenait à l'empire tsariste. Elle ne passera à la Roumanie qu'après les traités de 1919. 
Joseph se dit de nationalité russe de par sa naissance. 
Bémol. Un Russe de seconde catégorie... une sorte d'intouchable. Kichinev est une grande ville de deux cent mille habitants à cette époque, mais il y a au cœur (ou dans la banlieue de la ville) une enclave où les Juifs sont forcés de résider... ghetto ça s'appelle et de temps en temps, les Russes, les Cosaques ou les Turcs venaient se livrer à cet exercice hautement civilisateur : le pogrom... le massacre de la population... viol de femmes, pillage... un véritable ouragan. Ça se pratiquait depuis la nuit des rois et des empereurs le pogrom. En 1903, pendant la Pâque juive, on avait tué à qui mieux mieux puisque Kichinev fut appelée la ville du massacre. Les Juifs considéraient ça parmi les fléaux naturels, comme les inondations ou les incendies. D'ailleurs les soudards, les reîtres foutaient souvent le feu aux maisons pour finir la fête. Comme elles étaient en bois dans ces régions, elles flambaient magnifiquement. Je dis ces régions parce que le pogrom était une spécialité slave. Il devait se justifier au nom du Christ crucifié par la race maudite. En pays musulman il se pratiquait aussi... sous un prétexte encore religieux. Je me demande si le fond du problème n'est pas là... la religion. Les races se diluent, se dispersent... toutes les coucheries édulcorent les épidermes. Les Arabes sont sémites. Alors ? On verra bientôt que les hitlériens vont innover dans la pratique, mais si on y réfléchit bien, ils tentaient d'instaurer une nouvelle religion ni plus ni moins. Comme les communistes. Rien de plus semblable qu'un militant marxiste et un catholique ou un protestant pratiquants. 
— Nous étions trois ou quatre frères, poursuit Joseph devant le juge. 
Il dit que son père était garde-chasse et que sa mère s'occupait du ménage. Sans plus puisqu'il précise que ses parents ont été massacrés en 1905, pendant la première révolution russe. Celle du cuirassé Potemkine. Les auteurs de ce pogrom, on ne sait au juste si c'étaient des tsaristes ou des anti... Tout ça se mélange. En tout cas si Joseph est né en 1905, il a été sauvé à l'état de bébé par des amis de ses parents. 
Ce qui donne à croire qu'il était déjà un enfant en âge de comprendre les choses en 1905, c'est qu'il racontera plus tard, lorsqu'il sera devenu le Monsieur Joseph fortuné, qu'il a échappé au massacre du ghetto de Kichinev avec une petite fille, qu'il est resté plusieurs jours planqué sous un baraquement dans la boue, le froid. Il dit ça avec une conviction intérieure qui ne trompe pas. De ses frères et sœurs, il précise qu'il n'a eu de relation qu'avec Marcel son aîné qui se retrouvera un jour avec lui dans le box de la Cour de justice. Pourtant lorsqu'il tentera de se faire admettre en Israël, il ira chercher refuge chez une sœur à Haïfa. Sœur qui ne pouvait renier ses liens de parenté avec lui. Carrément son sosie en jupon. Une grosse mama, saucissonnée dans une robe un peu crasseuse colorée genre haïtien... en savates... le bide en avant, dans une H.L.M. au milieu d'un grouillement de mômes. Mais alors tout à fait la même bouille, le nez, les petits yeux malins, les bajoues et le même sourire. 
Le petit Joseph est donc élevé par les uns, les autres. Une sorte de solidarité entre pauvres. Il cite parmi ses parents adoptifs une blanchisseuse. 
— Mes parents nourriciers n'avaient pas jugé utile de m'envoyer à l'école. 
Et quelle école ? Les petits Juifs n'étaient pas admis au collège religieux orthodoxe. Peut-être le rabbin de la communauté aurait-il pu se charger du gosse ? Pas question, et ça implique le peu de rapports que notre bonhomme aura durant son existence avec les exercices et les pratiquants de sa religion. Certes, il se mariera selon le rite hébraïque. On aperçoit un chandelier à sept branches sur une photo prise à son domicile à Clichy... en famille. Il lui restera toujours un lien quasi sacré qui lui imposera d'aller au sauvetage de ses frères de race lorsque les Allemands pratiqueront un pogrom technique à l'échelle européenne. 
Pas d'école, donc il n'apprendra à lire et un peu à écrire que beaucoup plus tard en prison pour tuer le temps et mieux préparer sa défense. Lorsqu'on a des manques, comme ça depuis l'enfance, on les compense j'ai pu remarquer. J'ai côtoyé certains primitifs qui comprenaient tout d'instinct... devenaient amis ou ennemis sur-le-champ, flairaient les flics, les intempéries sociales. Tout le monde va s'accorder pour me dire que Monsieur Joseph était d'une intelligence hors norme. Dans sa tête il retenait tout. Une machine à calculer. Et l'œil qui vous jaugeait, devinait vos intentions. Et même il usait, abusait de son illettrisme pour posséder mieux ses concurrents, ses adversaires, ses ennemis. Son avocat maître Delaunay me dira : « S'il avait fait des études, il aurait joué un grand rôle, comme haut fonctionnaire, ministre, quelque chose comme ça. » 
Ce qui le fascinait... la police, les flics. Il les admirait. « J'aime l'odeur des commissariats », dira-t-il à l'inspecteur Piednoir qui me l'a rapporté. 
D'un autre homme que Joano, ça participerait d'une espèce de masochisme. De lui, c'est un aveu curieux. Il a la bosse du commerce d'une façon phénoménale, mais dans le fond il aurait voulu être poulet. D'ailleurs à la Libération pour le récompenser de ses services, le préfet Luizet lui offrira, comme une gourmandise, un bureau quai des Orfèvres. 
Il a douze ans lorsqu'il entre comme apprenti à l'arsenal de Nikolaïev. Apprenti de quoi, il ne le précise pas. Il dira d'ailleurs avoir été serrurier. En tout cas il doit toucher à la ferraille dès sa plus tendre jeunesse. C'est dans les métaux, ferreux ou non, qu'il va s'accomplir. Expert redoutable. Connaisseur au premier regard. Il soupèse, il mordille le morceau... son opinion est faite. Après quatre ans à l'Arsenal il retourne, dit-il, dans sa ville natale. Où était l'arsenal de Nikolaïev ? N'importe, mais c'était ailleurs... loin du ghetto de Kichinev. Où logeait-il entre douze et seize ans ? Il ne précise pas. Ça me paraît pas l'avoir marqué cette enfance ballottée, sans parents. Si je compte bien, il serait à l'arsenal Nikolaïev au moment de la révolution d'octobre. Elle ne le touche pas. Il retourne à Kichinev en 1921 et il trouve de l'embauche aux ateliers de réparation des chemins de fer. 
— J'avais seize ans et je vivais seul. 

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Monsieur Joseph s'est-il vendu aux Allemands — et quand ? 
Peut-être en échange de sa libération du Cherche-Midi en décembre 1941 ? Peut-être auparavant par le biais de son commerce de non-ferreux ? On peut tout supposer et aussi, bien sûr, qu'il est devenu un agent soviétique dont la plus grosse part des bénéfices sert à alimenter par exemple l'Orchestre rouge de Trepper. On dit même qu'il a rencontré celui-ci en Belgique, plaque tournante de l'espionnage soviétique. Je vous ai dit que Joano n'a jamais manifesté d'opinion communiste, il professera au contraire lorsqu'il sera inculpé et emprisonné des sentiments plutôt hostiles. Des journaux de 1948 rapporteront qu'en prison il se délecte de la lecture que lui fait un codétenu du livre de Kravchenko, J'ai choisi la liberté. Tout cela ne prouve rien, on peut très bien admettre des liens entre Joano et les services secrets soviétiques sans qu'il fasse état d'opinions favorables à l'U.R.S.S. Au contraire. 
Lui arrivait-il d'aborder les problèmes politiques lorsqu'il festoyait avec Radecke, Otto, Fuchs et même certains nazis hauts gradés ? Parce qu'il en est là, vers la fin 42, on le reçoit et il reçoit. Lucie Schmidt, sans pouvoir préciser s'il s'agit des fêtes du nouvel an ou de Noël 1942, rapporte qu'ils furent invités à l'hôtel Majestic... oui, elle et lui. Et elle m'a décrit la robe qu'elle portait, une merveille de chez Lanvin... manteau de fourrure, il va sans dire. Joseph était-il en smoking ? Je n'ai pas pensé à le lui demander. Certaines mauvaises langues disaient qu'il avait fait fortune trop vite pour avoir le temps de s'en faire tailler un. Trente ans plus tard Lucie est encore éblouie par les fastes de cette soirée. Et il y a là, bien sûr, le cher Otto, Alfred Fuchs, le Brigadeführer Karl Oberg et son adjoint Helmut Knochen. A-t-on présenté Monsieur Joseph et sa dame de cœur aux pontes de la S.S. ? Elle ne précise pas. Elle ne se souvient plus... tant ils étaient nombreux et couverts de décorations. Il y avait bien sûr quelques femmes en robes longues. 
Lucie était devenue une vieille dame évoquant une sorte de bal des petits lits blancs, une réception à la cour d'Angleterre... un souvenir inoubliable de sa jeunesse folle. Étrange soirée en vérité et quel dommage qu'il n'y ait pas là quelques cameramen pour filmer en plans d'ensemble et quelques plans rapprochés sur certains visages. Nous aurions peut-être encore quelques surprises tant il est vrai qu'on n'en finit jamais d'avoir tout visionné. 
Lucie se souvient, ombre à ce tableau mirifique, qu'elle était à une table où Lafont se pavanait en uniforme de capitaine des S.S. Mais oui, le pâle malfrat évadé de taule et condamné à la relégation avait réussi, comme disent nos assistantes sociales, une réadaptation fulgurante depuis deux ans. S'étant fait naturaliser allemand afin de pouvoir s'engager au parti nazi, ses brillants états de service rue Lauriston lui avaient permis de devenir capitaine de S.S, c'est-à-dire Hauptsturmführer. Dans son ombre, l'inévitable ex-inspecteur Bonny qui attellera son nom à l'histoire de la Carlingue. 
A-t-on dansé ? Y avait-il beaucoup d'autres dames ? La haute Collaboration économique et policière ne manquait pas de jolies femmes de bonne famille, certaines inscrites au Gotha s'il vous plaît. On les désignait... comtesses de Monsieur Henri, marquises de la Gestapo. 

Illustration 2


À son apogée Monsieur Henri, fin 42, début 43, régnait sur une sorte de cour des miracles. Un peu Vautrin, un peu Al Capone. Personnage exceptionnel quant à la légende noire du crime. Tour à tour fastueux, cruel, grossier, ironique, brutal et enjôleur... capable de colères sanglantes et aussi d'actes de pure philanthropie. 

Joseph s'efface. Devant ce monstre, la prudence est de rigueur. Quel litige les amène au cours de ce souper à s’affronter ? Sans doute une affaire de fric, de discussions autour d'un trafic d'or, de camelote que Joseph fournissait au bureau d'achat de Lafont. Toujours est-il que ce dernier, sans doute éméché, balance à très haute voix une insulte redoutable si on considère l'endroit et les invités en vert-de-gris tout autour. 
— Après tout Joseph, tu n'es qu'un sale youpin ! 
On imagine le silence qui suit, Joseph ne cesse pourtant pas de sourire et avec le plus grand calme il riposte en levant sa coupe de champagne : 
— Ça coûte combien pour ne plus l'être, Hauptsturmführer ? 
Dans une salle de spectacle, on en aurait le souffle coupé un instant, puis on applaudirait. 
Le dialogue rapporté par Lucie a été confirmé par Lafont lui-même qui racontait souvent l'anecdote. En connaisseur, il avait apprécié le sens de la repartie de son sale youpin. 
Voilà Monsieur Joseph dans toute la splendeur de son talent ! Il a un estomac pas croyable. Un sens de la repartie qui surprendra pendant son procès. 
Le président de dire indigné à je ne sais quel sujet : 
— Mais enfin ils étaient là ! 
Et Joseph de répondre : 
— Que voulez-vous faire contre les Allemands ? Moi, j'ai fait fortune. 

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