Jean-Max Sabatier (avatar)

Jean-Max Sabatier

autoentrepreneur

Abonné·e de Mediapart

518 Billets

2 Éditions

Billet de blog 22 mars 2025

Jean-Max Sabatier (avatar)

Jean-Max Sabatier

autoentrepreneur

Abonné·e de Mediapart

Juiverie, tsiganerie

Voici deux extraits que je relie pour plusieurs raisons, la principale étant l’idée que la forêt est un refuge et une richesse. Le premier est une fiction, le second est autobiographique. Ce qui signifie que tous les deux sont à la fois véridiques et poétiques.

Jean-Max Sabatier (avatar)

Jean-Max Sabatier

autoentrepreneur

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Extraits des Piliers de la Terre de Ken Follet

Au 12ième siècle, Aliena et Richard, les enfants du comte de Shiring, sont plongés dans la misère à cause de l’arrestation de leur père qui a conspiré contre le roi Stephen. Aliena, l’ainée, décide de tout faire pour donner à son frère la possibilité de tenir son rang de chevalier, et d’un jour reconquérir son comté. Il faut de l’argent, elle travaillera.

Ils tournèrent à gauche et pénétrèrent dans le quartier de la ville qu'on appelait la Juiverie. Aliena s'arrêta devant une grande maison. « Les propriétaires doivent avoir des serviteurs, ici. » 
Richard se montra scandalisé. « Tu ne travaillerais pas pour des Juifs ? 
— Pourquoi pas ? On n'attrape pas l'hérésie des gens comme on attrape leurs puces, tu sais. » 
Richard hocha la tête, navré, et la suivit à l'intérieur. C'était une construction de pierre qui, comme la plupart des maisons de la ville, cachait derrière une façade étroite une grande profondeur : le hall d'entrée traversait toute la largeur du bâtiment. Un feu brûlait et l'odeur de la cuisine, pleine d'épices inconnues, fit venir l'eau à la bouche d'Aliena. Une jeune fille apparut du fond de la maison pour les accueillir. Elle avait la peau brune, les yeux marron et elle s'adressa à eux avec respect. 
« Vous voulez voir l'orfèvre ? 
— S'il vous plaît », dit Aliena comme si elle savait de qui il s'agissait. La jeune fille disparut et Aliena regarda autour d'elle. Naturellement, un orfèvre a besoin d'une maison de pierre, pour protéger son or. La porte du fond était faite de lourdes planches de chêne renforcées de fer. Les fenêtres étroites n'auraient pas laissé passer même un enfant. Ce devait être bien inquiétant d'avoir toute sa fortune en or ou en argent, tellement facile à voler en un instant ! Le comte Bartholomew possédait une sorte de richesse plus habituelle — des terres et un titre. N'empêche qu'il avait tout perdu en un jour, lui aussi. 
L'orfèvre entra. Un petit homme brun qui les dévisagea comme s'il examinait une pièce de bijouterie pour en estimer la valeur avant de demander : « Vous avez quelque chose à vendre ? 
— Vous nous avez bien jugés, orfèvre, dit Aliena. Vous avez deviné que nous sommes des gens bien nés soudain sans ressources. Mais nous n'avons rien à vendre. » 
L'homme sembla s'inquiéter. « Si c'est un prêt que vous cherchez, je crains…
— Nous ne nous attendons pas à ce qu'on nous prête de l'argent, interrompit Aliena. De même que nous n'avons rien à vendre, nous n'avons rien à mettre en gage. » L'orfèvre parut soulagé. « Comment puis-je vous aider, alors ? 
— Voudriez-vous me prendre comme servante ? » 
Il fit une grimace horrifiée. « Une chrétienne ? Certainement pas ! » dit-il en reculant instinctivement. 
Aliena ne cacha pas sa déception. « Pourquoi pas? s'enquit-elle d'un ton plaintif. 
— Ce n'est pas possible. » 
Elle se sentit offensée. L'idée qu'on trouvât sa religion repoussante l'humiliait. Elle se souvint avec amertume de la formule qu'elle avait employée avec Richard. « On n'attrape pas les religions des gens comme on attrape leurs puces, répliqua-t-elle. 
— Les gens de la ville protesteraient. » Cet argument ne manquait pas de bon sens. 
« Alors, dit-elle, je pense que nous ferions mieux de chercher un riche chrétien. 
— Essayez toujours, fit l'orfèvre d'un ton sceptique. Laissez-moi vous parler franchement. Un homme sage ne vous emploierait pas comme servante. Vous avez l'habitude de donner des ordres et vous trouveriez très dur d'en recevoir. » 
Aliena ouvrait la bouche pour protester, mais d'un geste il l'arrêta. « Oh ! Je sais que vous êtes pleine de bonne volonté. Mais d'autres vous ont servie, et même aujourd'hui vous espérez au fond de vous-même que les choses s'arrangeront à votre convenance. Les gens de haute naissance font de pauvres domestiques. Ils sont indociles, pleins de ressentiment, étourdis, susceptibles, et ils s'imaginent travailler dur même quand ils en font moins que les autres : ils causent toujours des ennuis avec le reste du personnel. » Il haussa les épaules. « C'est mon expérience. » 
Devant la première personne aimable qu'elle rencontrait depuis qu'elle avait quitté le château, Aliena en oublia presque son dépit. 
« Mais que pouvons-nous faire ? reprit-elle. 
— Je peux vous dire ce que ferait un Juif. Il trouverait quelque chose à vendre. Quand je suis arrivé dans cette ville, j'ai commencé par acheter des bijoux à des gens qui avaient besoin d'argent, puis j'en ai fondu l'or et je l'ai revendu aux monnayeurs. 
— Mais où avez-vous trouvé l'argent pour acheter des bijoux ? 
— J'ai emprunté à mon oncle — je lui ai d'ailleurs payé des intérêts. 
— Personne ne nous prêtera d'argent ! » 
L'orfèvre devint songeur. « Voyons, qu'aurais-je fait si je n'avais pas eu d'oncle ? Je crois que je serais allé dans la forêt ramasser des noix, pour les revendre aux ménagères qui n'ont pas le temps d'aller les cueillir elles-mêmes. 
— Ce n' est pas la saison, protesta Aliena. Rien ne pousse en ce moment. » 
L'orfèvre sourit. « Impatiente jeunesse, dit-il. Attendez un peu. 
— Très bien. » Inutile de lui expliquer la situation de leur père. L'orfèvre avait fait de son mieux. « Merci de votre conseil. 
— Adieu donc. » L'orfèvre repartit vers le fond de la maison, fermant derrière lui la lourde porte barrée de fer.

Illustration 1

_____

Extrait du Narvalo de Guy-Pierre Geneuil


En 1942, pendant la seconde guerre mondiale, le narrateur, un petit gitan de huit ans, est prisonnier dans le camp de concentration de Royallieu en Picardie, avec d’autres personnes détenues pour cause de race : juifs, gitans, arméniens, etc. Il subit une détention très pénible, mais sa mère parvient à le faire libérer, et le confie à sa grand-mère. Ils se cachent tous deux dans une forêt, où ils vivent à l’intérieur d’une verdine (une roulotte), en compagnie de leur chienne Bella.

Un jour, dans un bois, je suis tombé nez à nez avec un homme. J'étais parti chercher des châtaignes, c'était un jour de neige et je m'enfonçais jusqu'aux mollets. Il faisait très froid. Le type croquait une châtaigne. Il y avait plein d'écorces ouvertes autour de lui. On s'est regardés sans bouger tous les deux mais j'ai tout de suite compris que je n'avais rien à craindre de lui, et j'ai donné l’ordre à Bella d'arrêter de gronder : l'homme avait une barbe de plusieurs jours et il grelottait dans un costume de ville. J'en avais assez vu à Royallieu pour les repérer même quand elles ne sont plus à leur place sur le revers : une étoile jaune, ça déchire toujours un peu le tissu là où on l’a arrachée. Je l'ai ramené à la verdine et il m'a suivi comme si j'étais le bon Dieu. Coup de chance, j'avais chopé un lapin de garenne la nuit précédente et quand je l'ai descendu de son fil au plafond, j'ai cru que le type allait me sauter dessus pour le dévorer tout cru.

Il est resté plusieurs jours et il n'arrêtait pas de me remercier. Moi, ça me faisait drôle d'entendre une voix d'homme. Depuis des mois, je n'entendais plus qu'une voix de femme, celle de ma grand-mère. Puis le soleil est revenu et la neige a fondu. Alors, le type m'a dit qu'il repartait. Il avait une adresse où se planquer du côté de Chartres. Il m'a juré avec les yeux tout mouillés qu'après la guerre, il reviendrait me dire encore merci. Il avait l'air tellement sincère que, puisque je ne l'ai jamais revu, je suis sûr qu'il s'est fait piquer. Pourtant, je lui avais bien conseillé de rester avec nous. Sûr d'avance que grand-mère n'aurait pas dit non. D'ailleurs, c'est ce qu'elle a fait quand je lui ai tout raconté. En ajoutant que c'était dommage : un homme, c'était toujours utile. Je me suis redressé comme un coq et j'ai beuglé que j'étais un homme ! Je ne lui suffisais pas ? Elle m'a serré dans ses bras : 
— Mais si, c'est vrai. Tu changes. Tu es presque un homme maintenant. 
Le « presque » m'a fait ronchonner dans mon coin un bon quart d'heure, puis je suis reparti chasser. Je n'ai rien trouvé et au retour, Bella s'est mise à grogner : un écureuil tombé par le froid au pied d'un arbre et incapable de bouger. 
J'ai attrapé l'écureuil. Il piaillait avec le cœur à éclater dans ma main. Je l'ai enfourné bien au chaud sous mon pull de laine double tricoté par grand-mère. Il avait des yeux de bébé. Je me suis penché sur Bella : 
— Si tu me le manges, je t'assomme à la serpette. 
L'écureuil s'est refait une santé au régime châtaignes-lait de la mère Joseph (la fermière sympa du coin). Et dès le premier soleil doux, il est reparti. Pas très loin : en haut du gros chêne, à côté de la verdine. Il revenait pour le casse-croûte. Puis il a réappris à se débrouiller tout seul et on ne s'est plus fait  « salut mon pote » que de temps à autre. Moi de la main, lui avec ses oreilles dressées sur sa branche tout en grignotant à deux pattes des trucs dont les miettes tombaient sur mon nez relevé. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.