L’histoire est une mécanique, et une dialectique. Braudel parle de Grammaire des civilisations. Une société est un système, tout comme son organisation politique. Ce qui nous conduit, devant la situation critique que l’on sait, à nous poser cette question : la république française ne pourrait-elle pas fonctionner mieux, et avec des institutions plus simples ?
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Sur le fil du rasoir
« Être sur le fil du rasoir » : être dans une situation instable, critique. On va très bientôt tomber d’un côté ou de l’autre, vu que c’est fin, un fil, c’est pas une planche, ni même une corde. Le saltimbanque marche et saute sur des planches ; Dorothée danse sur une corde ; le funambule sur un fil. De plus en plus difficile. De plus en plus tragique. En outre, le fil du rasoir c’est pas un vrai fil ! Fil métaphorique, encore plus mince. S’il ne casse pas c’est que la lame est là. Proche de zéro, l’épaisseur du fil, pour que le rasoir coupe d’autant mieux.
Dans Apocalypse now, un guerrier (personnage tragique s’il en est) imagine un escargot « sur le fil du rasoir » :
J’ai observé un escargot qui rampait le long d’un rasoir… C’est mon rêve… C’est mon cauchemar… Ramper, glisser le long du fil de la lame d’un rasoir et survivre.
Si cette expérience est réaliste, l’escargot rampe sur le plat de la lame. Il se contente d’effleurer le fil. S’il s’agit d’une hallucination, on imagine l’escargot rampant vraiment sur le fil, coupé en deux, en long, progressivement, au fur et à mesure qu’il avance. Éludons cette acception cruelle. Contentons-nous d’un fil d’épaisseur quasi-nulle, mais solide, qui nous permette de marcher dessus, avec un destin tragique malgré tout, celui de tomber tôt ou tard.
Le rasoir d’Ockham
Agrandissement : Illustration 1
Le rasoir d’Ockham, c’est l’idée défendue par le théologien et philosophe anglais, selon laquelle tout ce qui est inutile dans un argumentaire doit être coupé. Le rasoir sert à éliminer les scories, les verrues, les boursoufflures. Au moyen âge comme de tout temps, les plumitifs ont parfois tendance à « tirer à la ligne », ou à tenter de faire joli. Guillaume veut épurer, en popularisant cette idée qui remonte à l’Antiquité. C’est un principe qui dépasse la philosophie : en construction mécanique par exemple : « si deux solutions différentes permettent d’arriver au résultat voulu, la plus simple est la meilleure. » C’est vrai économiquement, et aussi mécaniquement : la simplicité du système va dans le sens de sa fiabilité. Et c'est vrai en programmation informatique, qui est à la fois mécanique et dialectique !
Or l’histoire elle aussi est à la fois une mécanique et une dialectique. Braudel parle de Grammaire des civilisations. Une société est un système, tout comme son organisation politique. Ce qui nous conduit, devant la situation critique que l’on sait, à nous poser cette question : la république française ne pourrait-elle pas fonctionner mieux, et avec des institutions plus simples ?
Bien sûr, cette question est subversive. Changer le système, c’est hasardeux. L’histoire, toujours elle, montre que ça se fait en général dans la douleur. Et que c’est pas souvent, qu’on change de système. Autre lien avec la mécanique, l’inertie. Si les régimes durent des millénaires ou des siècles, ce n’est pas sans raison. L’inertie mécanique s’appelle en histoire coutume, tradition, paresse aussi. La servitude n’est volontaire que par la paresse des hommes.
Alors, le système, on le change pas souvent. Encore, grâce à « l’alternance » démocratique, peut-on changer de logiciel. D’équipe. D’équipes, puisque le temps est aux alliances. Mais ces alliances vont rarement dans le sens du rasoir d’Ockham. Au contraire, on en juge pleinement en cet été 2024. La complexité des jeux politiques actuels confine à… l’absurde.
La France est depuis plusieurs décennies sur le fil du rasoir. Il semble que la grande complexité de son fonctionnement politique, conformément au principe d’Ockham appliqué à la mécanique, l’a entraînée dans des dysfonctionnements qui ont atteint à présent un niveau critique. Les cohabitations, par exemple, sont un lieu de cette complexité inutile. Les partis politiques eux-mêmes, dont l’existence est inutile si l’on ne s’occupe que de saine gestion, en sont un autre lieu. À l’inverse, certaines institutions sont, non pas trop simples, mais simplistes. Comment peut-on encore croire que l’élection d’un chef au suffrage universel est efficace ? Après Macron, surtout, mais déjà dès le retrait de De Gaulle. Le tort principal de notre constitution, c’est qu’elle ne peut fonctionner qu’avec des gens biens. Et les gens biens ne sont pas tentés par la politique.
Alors depuis plus d’un siècle, on fonctionne avec ce système simpliste. Pour y remédier, il ne s’agit pas seulement de raser, mais surtout de créer. Il faut raser les partis, les camps, les clans, les cliques, les mafias. Il faut raser le suffrage universel qui désigne un inconnu, un malandrin, un narcisse, un incapable, un corrompu. Et instaurer autre chose.
Changer tout ?
L’anarchie positive, l’autogestion, la participation, les mandats impératifs, tout ça est si complexe ! Tant bien que mal, souvent mal, cahin-caha, la république avance quand même, vers le gouffre maastrichtien. Pourquoi lutter ? Bernard Lhermite, personnage de Martin Veyron, en pleine dégringolade, change de philosophie. Il devient « moudougou ». « Le sort ne s’acharne jamais sur ceux qui baissent les bras. » Et la république française avance à peu près telle quelle au fond, depuis un siècle et demi - deux siècles.
Ou simplement changer d’équipe ?
Alors, on est tenté par le conservatisme. Force de l’habitude, de la coutume. Montaigne y consacre un essai entier.
Il me semble avoir très bien compris la force de l’habitude, celui qui inventa ce conte selon lequel une villageoise, ayant été habituée à caresser et à porter entre ses bras un veau depuis sa naissance, et continuant à le faire, réussit grâce à l’accoutumance, à le porter encore quand il fut devenu grand. Car c’est, en vérité, une violente et traîtresse maîtresse d’école que l’habitude.
C’est pas tellement que « les Français sont des veaux » ! C’est plutôt que leur système politique est un taureau. Avec son célèbre front. Ses fronts. Républicain, populaire, national… Ça meuble, ça anime, c’est du sport, c’est des jeux, quelque part. Circenses. Le cirque, on aime. Alors on baigne dans cette léthargie, on continue tel quel. Et dans cette contingence peu glorieuse et peu novatrice, le système s’adapte quand même. Les partis se groupusculisent. Et il en surgit un, un peu ancien, un peu nouveau, mais toujours national. Qui dépasse un tiers de l’électorat, un peu grâce à Macron, un peu grâce à Mélenchon, il faut bien le dire. Et alors ? C’est bien les agents infectieux qui déclenchent la production des leucocytes ! Et la progression du RN, c’est encore sur le fil du rasoir d’Ockham. Parce que LFI, PS, PC, Écolowoke, NPA, Ensemble, Renaissance, Modem, LR, etc., c’est bien trop complexe et absurde. Le taureau républicain pèse aux bras de Marianne. Si encore ça correspondait à une diversité d’idées ! Mais non. Juste une diversité de gamelles à protéger ou à créer. À tel point que ça cul-et-chemise à tout va quand il s’agit d’assurer ses arrières. Une complexe inutilité. Faut raser tout ça. En face, les idées, elles sont là, et de simple bon sens. Et une dialectique s’amorce, grâce à Reconquête !, qui se permet de critiquer, de déborder un RN devenant popote, se chiraquisant, se « normalisant ». Et qui n’a peut-être pas de programme complet et pertinent : Bah ! Un programme n’est qu’une liste de promesses qui sont rarement tenues. Le bon sens, c’est forcément simple. Au fond, il semblerait que le « front républicain » soit surtout un front conservateur. Et que le RN soit le seul front républicain qui vaille.
Rêvons un coup
Imaginez qu’après avoir changé d’équipe, on en vienne enfin à changer de système ? Imaginez que les gens du RN, une fois le pouvoir acquis, le rendent au peuple ? Malika Sorel décrit le RN comme un grand parti populaire, et fait un parallèle avec le Conseil National de la Résistance et le rassemblement pour la France de De Gaulle. Rappelons que ce dernier voulait instaurer une participation, un intéressement, un syndicalisme de proposition et de construction, et non simplement de revendication, et parlait de « peuple souverain ».
(vidéo doublement importante : c’est la présentation d’un calibre politique, Malika Sorel. Et c’est aussi la présentation d’une nullité médiatique exemplaire, Benjamin Duhamel.)