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Billet de blog 30 mai 2019

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Naissance du Club des Incorrigibles Optimistes

Quand j’ai eu fini le prologue, je l’ai scanné. J’ai prémédité de le poster. Depuis, j’ai avancé dans le livre, et je ne cesse d’y trouver des perles. J’ai déjà parlé du livre, et de son héros éponyme, le Club dans l’arrière salle du Balto, qui me fait penser au Cleub. Voici un deuxième extrait du roman de Jean-Michel Guenassia.

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L’auteur a aujourd’hui 69 ans. Je le suppose très proche de son narrateur, 12 ans en 1959. Et je suppose donc que la peinture qu’il fait de l’époque est fidèle. Beaucoup de similitudes entre les questions qui animent les gens, jeunes et adultes, durant les années soixante et celles-ci. Je vais essayer, en autant de billets, d’illustrer divers aspects de cette permanence. Malgré l’histoire et la technologie qui ont accéléré, le progrès n’a pas tellement progressé, les désirs et les frustrations sont les mêmes, tragédie et comédie humaines sont toujours de longs fleuves intranquilles.

Dans les commentaires au premier billet sur le livre, on approuve parfois cette suggestion de lecture. Je veillerai donc, si un suspense apparaît, à ne pas le tuer. Je vais extraire, mais pas raconter. De façon à garder intacte l’envie de lire le roman, ce qui pourrait sembler devenir inutile si je résumais tout. Et le prologue fera l'objet du dernier billet sur le Club. Il se passe en 1980, et tout le roman est en flash-back.

L’objet de ce billet est donc la genèse du Club. Elle est narrée en flash-back, (1956), car elle a été racontée au narrateur par Igor, alors brancardier à l’hôpital de la Pitié, et médecin russe (rouge) réfugié en France, où son diplôme et son expérience ne sont pas reconnus. Victor, Russe blanc réfugié en France, chauffeur de taxi, lui a apporté un moribond, agressé et laissé pour mort sur la chaussée. Un juron de Victor en voyant la flaque de sang dans la voiture révèle aux deux personnages leur nationalité commune, et scelle leur amitié, malgré leurs « camps » opposés. Igor sauve une première fois le blessé en lui parlant et lui tenant la main dans son coma. Il vient le voir tous les jours. Sorti du coma, le destin du blessé apparaît difficile : amnésique, et d’après son accent, Allemand. Igor va se résoudre à l’héberger chez lui, parce que le ressentiment anti-allemand est toujours très vif en 1956, et qu’on ne veut pas le garder à la Pitié. Une enquête de la police a mis Mahaut, flic, sur la piste d’un Werner Toller qui a été signalé disparu par sa logeuse. Mahaut, Igor et le blessé, entrent boire un crème au Balto. Et on y reconnaît avec joie le blessé, Werner, qui cependant ne recouvre toujours pas la mémoire.
Igor va sauver une deuxième fois Werner : à la fin de cet extrait, la mémoire revient. Igor lui montre la table des jeux, le 421, lui parle de belote. Rien. Il propose les échecs, pose le jeu entre eux-deux.

Illustration 1

— On pourrait se faire une petite partie ? Ce serait agréable, non ? Tenez, je vous laisse les blancs. C'est un avantage. A vous de jouer.
Werner fixait l'échiquier, immobile, sans parler. Igor attendait. Les autres, à la table voisine, suivaient, dans un silence religieux, cette partie qui n'en finissait pas de ne pas commencer. Dans le fond, on entendait les vociférations des joueurs de baby-foot et la balle qui claquait dans les buts métalliques. Ça ne les dérangeait pas. Madeleine et Albert avaient des fourmis dans les jambes. Igor avait mal au dos. Personne ne bougeait. Ils attendaient que Werner joue mais Werner ne jouait pas. Il restait les yeux rivés sur l'échiquier, les sourcils arqués, le visage contracté, figé comme une statue de marbre. Face à lui, Igor patientait, sans s'énerver ni manifester d'agacement, un léger sourire complice aux lèvres comme il sied à un joueur digne de ce nom qui laisse son adversaire déterminer sa stratégie et réfléchir un peu avant de jouer le premier coup. Sauf qu'il n'y en avait pas. Au bout de deux heures et d'innombrables regards entre eux, Igor a senti la lassitude gagner l'assistance, des soupirs un peu appuyés, des raclements de gorge, des toussotements et la banquette qui grinçait sous les fesses endolories. il a eu la conviction qu'il ne se passerait rien. Ils pourraient rester face à face pendant des années sans que Werner réagisse. Cette partie n'était pas une bonne idée, a pensé Igor en dodelinant de la tête, lèvres serrées, paupières clignotantes. Il a commis alors un geste non prémédité. Il a avancé son pion noir de deux cases sur l'échiquier. C'était une incongruité, une absurdité. Aucun joueur, depuis que le jeu d'échecs a été inventé, il y a plusieurs siècles, n'a jamais commencé une partie avec les noirs. C'était un sacrilège. Une impossibilité. Quelque chose qui ne pouvait pas se faire, ni se concevoir. C'était organique, consubstantiel aux échecs. Werner a redressé le visage, stupéfait et perplexe. Il avait la bouche ouverte, les yeux ronds, et dévisageait Igor. Il a secoué la tête en grognant, pour lui signifier ce que ce geste avait d'invraisemblable. Puis, sans hésitation, il a pris son pion blanc et l'a avancé de deux cases face au pion noir d'Igor. La partie venait de commencer. Igor a enchaîné avec un autre pion noir. Werner a répondu de la même façon. Quand Igor a poursuivi avec son troisième pion noir, Werner a bougé son cavalier. Tous les joueurs vous le diront, y compris les débutants, quand au troisième coup on déplace son cavalier, c'est qu'on a des intentions belliqueuses. Et tout le monde sait que, lorsqu'on est agressif, c’est qu'on ne se porte pas si mal. Werner a pris deux pions avec ce cavalier. Ils ont continué la partie une vingtaine de coups, puis, à la surprise générale, Werner a roqué et a mis Igor dans une situation périlleuse.
— J’ai l'impression que c'est mal parti, a admis ce dernier.
— Vous serez mat dans quatre coups.
— Vous avez gagné et j'en suis ravi, a dit Igor en renversant son roi.
— Puis-je me permettre une observation ?
— Je vous en prie.
— On n'a pas le droit de commencer avec les noirs. C'est interdit.
Ils étaient ébahis par cette mémoire revenue aussi vite que la foudre. On l'entourait. On le félicitait. On l'embrassait. On le pressait de questions. Werner se souvenait maintenant de tout ou presque. Il se rappelait sa vie avant et après son réveil. Mais rien sur l'attaque dont il avait été victime ou ses auteurs. L'inspecteur Mahaut avait l'air dépité. Igor a essayé de lui remonter le moral :
— L'important, c'est que ça finisse bien.
— Werner ne dit pas la vérité. Il connaît ses agresseurs.
— Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
— Son hésitation au moment d'en parler. Il a réfléchi et a inventé ce trou de mémoire.
— Moi, ça m'étonnerait. Il n'arrête pas de chercher ses mots. Un homme ne pense pas à mentir quand il retrouve la mémoire.
Albert Marcusot a offert de la clairette de Die qui ressemblait à s'y méprendre au meilleur champagne. Jacky, le serveur, a ouvert une demi-douzaine de bouteilles et une vingtaine de clients en ont profité. Certains ont cru qu'Albert avait gagné à la Loterie pour se montrer aussi généreux. Il n'avait pas la réputation d'arroser la galerie. Igor a déconseillé à Werner de boire du mousseux. Il a suivi son conseil et a commandé un demi sans faux col. Madeleine n'arrêtait pas de répéter que c'était un signe du Ciel avec qui elle avait une grosse ardoise. Avec l'âge, elle avait un retour de religion mais ne mettait pas les pieds à l'église. Le dimanche matin, elle était prise par son travail au Balto, s'en voulait de sa négligence et était persuadée que tôt ou tard, elle payerait son inconséquence et sa désinvolture. Elle se promit d'offrir un gros cierge pour remercier saint Antoine de son intervention. Pour Werner, le bon Dieu n'avait rien à voir dans sa guérison aussi rapide que miraculeuse. Werner était un mauvais client. Pas le genre à qui le Seigneur ferait un cadeau.
— Ce n'est pas bien de blasphémer, Werner. Dieu voit tout.
— Si c'est vrai, Madeleine, il n'a aucune excuse. Si je dois remercier quelqu'un, c'est Igor et lui seul. Il s'est occupé de moi et il a trouvé la clé. Merci, Igor.
Ils se sont embrassés. Était-ce l'effet de la clairette ou l'émotion, Igor avait la tête qui tournait un peu.
— Je n'ai rien fait d'extraordinaire. Le mérite revient à l'inspecteur Mahaut.
Cette citation à l'ordre du Balto lui a valu une salve d'applaudissements et la reconnaissance éternelle des présents. Il en a été bouleversé. Ce n'était pas tous les jours qu'il se faisait applaudir. D'habitude, c'était le contraire. En ce temps-là, la police et les policiers étaient mal aimés. Igor a proposé un toast. Cette idée a plu à tout le monde. Jacky a rempli les verres à ras bord.
— À la santé de Werner ! a clamé Igor avant d'engloutir le contenu de son verre d'un seul coup et de le lancer à ses pieds où il explosa contre le sol.
Tous l'ont imité, ont bu leur verre cul sec et l'ont balancé dans un élan communicatif. Les verres crépitaient sur le sol en mille éclats. A l'exception d'Albert, Madeleine et Jacky qui contemplaient, horrifiés, le désastre de leur verrerie pilée. Depuis cette date, on continue à fêter les grands événements au Balto mais les toasts à la russe y sont interdits par les patrons.

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