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Billet de blog 31 mai 2020

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maman, maman

deux cahiers d’un retour au pays mortel

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Maman,


ça fait déjà cent vingt ans que je suis parti, sans beaucoup de regret, de ce pays mortel. Toi, je t’avais déjà perdue depuis longtemps, car je m’étais enfui, ou alors tu étais déjà morte, je ne sais plus. Ou alors, j’étais toujours ton bébé, et toi aussi tu as été suppliciée par mon supplice.
Je ne sais plus.

Assis sur le rebord du monde, je regarde ce que mes frères en ont fait. Et aussi, ce qu’ils ont fait de mon calvaire. Calvaire. Il y a un frère, ici, très connu, même de nous les nègres américains. Tu sais ? Leur seigneur. Notre seigneur. En fait, ce n’est pas du tout un seigneur. C’est un pauv neg, lui aussi. Le mot « calvaire », ça vient de son supplice.

Mon calvaire a été pire que le sien, maman. Lui, il paraît que c’était écrit, ce qui lui est arrivé. Il paraît qu’il le savait d’avance. Il le cherchait peut-être. Alors que moi, la fille, je ne l’avais pas violée. Il faut me croire, maman. J’ai désiré des femmes, j'en ai connues, mais je n’ai jamais violé. Je n’arrive pas à me rappeler si nous avons fait l’amour. Ou si elle a été violée par un blanc. Ils m’ont tapé sur la tête, je ne me rappelle plus de rien. Mais je sais que je suis juste, et que je l’ai pas violée. Ils m’ont accusé, condamné, torturé, tué. Au vingtième siècle, un frère a écrit une pièce de théâtre sur ce genre de fait divers. Pas mal. Je sais pas pourquoi Jean-Paul fait de la fille une putain gourdasse. C’était la mode de l’absurde. Vraiment absurde. La putain est à la fois intelligente et gourdasse. Ou alors c’est sa blessure. Elle est abandonnée. Victime. Elle aussi. La putain déshonorée, ça aussi, c’était à la mode, depuis Guy.
En tout cas, ce calvaire, je ne l’ai pas cherché.
Maman, tu sais, nos frères, ils sont toujours aussi malheureux. La haine ne s’arrête pas. Les jeunes Noirs écoutent des musiques qui les y incite. Maman ! Tu ne sais pas le pire. Ils m’ont pris en photo. Je n’ai pas baissé les yeux, maman, je te le promets. J’ai regardé mes bourreaux calmement. Mais en dedans, ce que je souffrais. J’étais nu, maman. Devant tout le monde. Chez beaucoup de tribus, on fait de la possession d’une femme une question d’honneur. Si mon corps a été ainsi exposé, c’est parce qu’ils le jalousaient, alors ils l’ont souillé et détruit. Ils détestent tellement le corps et le plaisir que leur dieu, leur dieu prétendument d’amour, ils prétendent que sa mère n’a jamais fait l’amour.
Quant aux photos, elles ont circulé. Des rappeurs les ont collées en couverture d’un vinyle.
Maman, à cause de ça, la haine et la honte ne s’arrêteront jamais. Les jeunes insultent les flics, les flics tuent les jeunes. Et puis c'est le cluster. L'émeute. L'incendie.

Illustration 1

Maman,


il y a un frère qui écrit à sa mère, ça m’a donné envie d’en faire autant. Moi aussi je suis très malheureux, sans toi, sans la vie que tu m’avais donnée. Une poétesse française, Marie elle aussi, Marie Natale, parlera de nous deux, très longtemps après. Grâce à elle, je sais à quel point toi aussi tu as été malheureuse. Mais tu sais, quand on a fini de lire le poème de Marie Noël, on se dit que toutes les mamans donnent la mort en donnant la vie. Mais le mot le plus dur, c’est « abandonné ».
Moi aussi j’ai besoin de ce cahier d’un retour au pays mortel. J’ai mal à mes frères, si bêtes, si méchants, et qui souffrent tant.
Maman, tu sais, je suis devenu célèbre. Et célébré. Mais tout ce qu’ils ont vraiment retenu, c’est le sang, les crachats et la haine. Les bois de justice où ils m’ont cloué, c’est devenu l’idole sacrée. Et ça a permis à la haine de ne jamais mourir. Ceux qui m’ont aimé ont persécuté de pauvres gens parce qu’ils appartenaient à la même ethnie que moi ! Ça a duré vingt siècles, et puis ça durera encore vingt siècles peut-être, parce que les rescapés de ces malheureux, épaulés par les descendants des bourreaux du frère dont je t'ai parlé, se sont mis à persécuter les tribus qui vivent en Palestine.

Albert, un autre frère, a tenté d’analyser la raison de l’absurde.

Pourtant, y a bien eu des gens qui ont essayé d’adopter des fétiches moins sanglants, plus joyeux. Parce qu’il y avait de la joie dans mon royaume, enfin, dans le royaume auquel je croyais avant que père ne m’abandonne. C’est comme ça que tu es devenue, maman, une déesse, toi aussi. La déesse de l’amour, de l’amour vrai. Dans toutes les églises, tu es venue me tenir dans tes bras quand j’étais tout bébé. En face des bois de justice où je suis cloué. Mais ces cons-là, ils ont même trouvé le moyen de s’étriper à cause de toi. Quand nos frères massacraient nos frères au seizième siècle après ma vie, on pouvait mourir pour une médaille à ton image portée sous sa chemise contre sa peau. Et de la main des gens sincères qui protestaient, comme je l’avais fait, moi-même en mon temps, contre l’infamie, la débauche et la corruption des prêtres.

Maman,


ici, il y a plein de gens qui écrivent à leur mère. Ici chez les morts, et même au pays mortel. Tout le monde y pense. Jean-Max est en train, lui aussi, d’écrire à sa maman.

Chanson de la mère-Dieu

Mon Dieu, qui dormez, faible entre mes bras,
Mon enfant tout chaud sur mon coeur qui bat,
J’adore en mes mains et berce étonnée,
La merveille, ô Dieu, que m’avez donnée.

De fils, ô mon Dieu, je n’en avais pas.
Vierge que je suis, en cet humble état,
Quelle joie en fleur de moi serait née ?
Mais vous, Tout-Puissant, me l’avez donnée.

Que rendrais-je à vous, moi sur qui tomba
Votre grâce ? ô Dieu, je souris tout bas
Car j’avais aussi, petite et bornée,
J’avais une grâce et vous l’ai donnée.

De bouche, ô mon Dieu, vous n’en aviez pas
Pour parler aux gens perdus d’ici-bas...
Ta bouche de lait vers mon sein tournée,
O mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.

De main, ô mon Dieu, vous n’en aviez pas
Pour guérir du doigt leurs pauvres corps las...
Ta main, bouton clos, rose encore gênée,
O mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.

De chair, ô mon Dieu, vous n’en aviez pas
Pour rompre avec eux le pain du repas...
Ta chair au printemps de moi façonnée,
O mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.

De mort, ô mon Dieu, vous n’en aviez pas
Pour sauver le monde... O douleur ! là-bas,
Ta mort d’homme, un soir, noir, abandonnée,
Mon petit, c’est moi qui te l’ai donnée.

Marie Noël

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