Jean-Max Sabatier (avatar)

Jean-Max Sabatier

autoentrepreneur

Abonné·e de Mediapart

518 Billets

2 Éditions

Billet de blog 31 décembre 2024

Jean-Max Sabatier (avatar)

Jean-Max Sabatier

autoentrepreneur

Abonné·e de Mediapart

Contes et Légendes du Sénégal

C’est le livre que j’ai lu le plus souvent. Si je relisais, quand j’étais enfant, c’est un peu parce que j’avais pas des masses de livres. C’est cher, les livres. Mais je les relisais pas tous. Je relisais les séries (six compagnons, Michel, Langelot) ; et surtout, je relisais les contes du Sénégal.

Jean-Max Sabatier (avatar)

Jean-Max Sabatier

autoentrepreneur

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Devenu ado, j’ai arrêté de lire. J’avais un vélo, puis une mob, puis des motos. Alors je me barrais. C’était bien plus chouette que de se barrer au Sénégal, à la Croix-Rousse, ou à la chasse à l’immonde monsieur T. Non que le Sénégal ou la Croix-Rousse vaillent pas le voyage. Mais il s’agissait de se barrer pour de vrai.
Je suis revenu pour de vrai, et j’ai recommencé à lire. Et à relire. Et à relire les contes du Sénégal.
Quand, adulte, vous reprenez des lectures d’enfant, des fois ça marche (contes du Sénégal, Langelot, L’île au Trésor…), des fois ça marche pas. Si tu relis le Club des Cinq quand t’es grand, consulte. Tintin et Goscinny, on relit. Mickey, non. Dans Pif gadget, y avait Corto Maltese et d’autres choses dont je ne me souviens pas.
Quand on relit un truc d’enfant, c’est qu’il s’agit de vraie littérature.

Illustration 1

Les contes et légendes de Nathan, c’est tout une collection, assez ancienne. Moi, je l’ai connue dans sa forme blanche cellophanée, avec des dorures sur le dos. J’en ai eu quelques uns, enfant. Mais le seul que je relisais…


André Terrisse et Ibrahima Ba ont choisi de placer en premier Issa Longues jambes au pays des Anciens. Je ne le savais pas, mais ce titre était prophétique. Issa est un enfant de douze ans. Et le temps passe à une vitesse ahurissante et magique, ce qui fait qu’Issa est un vieillard. Je suis pas encore un vrai vieillard, mais j’étais un vrai enfant. Je ne me souviens pas avoir extrapolé la vieillesse heureuse et longue d’Issa à mon propre cas. Trop occupé à apprécier la justice d’un tel dénouement. Je ne me souviens pas non plus avoir comparé mon sort somme toute heureux à la détresse de l’enfant Issa. Trop fasciné par le récit. Je ne me souviens pas avoir pigé que le temps faisait tout disparaître. Trop occupé avec tout ce qui apparaissait dans le monde d’Issa.
Mais en relisant, adulte, j’ai très vite noté tout ça.
Et récemment, devenu un peu vieux, je me suis dit que mon sort était semblable à celui d’Issa. Moi aussi j’ai souffert, j’ai été emporté plusieurs fois dans des tempêtes, et moi aussi je constate que la vieillesse est un village heureux.

Illustration 2


Voici Issa.
Comme le recueil ne se limite pas à ce conte philosophique, qu’il y a d’autres leçons fort utiles dans ces histoires, je parlerai d’elles dans un autre article. Et je mettrai quelques illustrations. C’est Papa Ibra Tall qui fait les lettrines, cul-de-lampes, hors-textes et autres dessins.

__________________________

Issa Longues-Jambes

        au pays des Anciens


Issa vivait dans un petit village, il y a bien longtemps de cela. Âgé d’une douzaine d’années, il était le plus malheureux des enfants. Sa mère était morte depuis cinq ans, et la deuxième femme de son père s’ingéniait à le faire souffrir. Il faisait toutes les corvées, même celles réservées aux filles, allant chercher le bois et l’eau, travaillant aux champs et à la cuisine. Toujours vêtu des guenilles les plus usagées, à peine nourri, battu plus souvent qu’à son tour, Issa était maigre, avec des jambes minces, et plus grand que la plupart des enfants de son âge. Ses camarades l’appelaient Issa-Longues-Jambes, et se moquaient de lui.
Un jour qu’il est allé puiser de l’eau dans le marigot, il trébuche  malencontreusement sur une racine et casse la belle cruche dont sa marâtre est si fière. À son retour, la méchante femme entre dans une telle colère, qu’elle frappe le malheureux enfant avec un bâton, et le chasse en disant :
- Ne reviens que si tu me rapportes une cruche semblable à celle que tu viens de casser !
Issa quitte la maison, part à l’aventure sur les pistes de la brousse. Commence alors la longue et merveilleuse histoire d’Issa-Longues-Jambes, le plus malheureux des enfants de son village.
La première journée, Issa semble faire marcher comme à plaisir ses longues jambes, sans réfléchir, heureux de cette liberté, sans corvées, sans moqueries, sans toutes les méchancetés coutumières. Il lui semble soudain que loin de sa marâtre, la nature entière est amicale. Tout l’enchante : les oiseaux qui s’envolent à son approche, le chant des insectes, l’ombrage des grands arbres, la fraîcheur du marigot où il se baigne, les fruits sauvages qu’il mange et la gomme douceâtre qu’il arrache aux branches basses des arbustes. Habitué à manger peu et à travailler durement, cette journée de marche sous le soleil est comme un jour de fête, loin des misères de la vie quotidienne.
Aussi, le soir, quand il découvre devant lui un vaste fleuve qui lui barre la route, c’est le cœur léger qu’il se couche sous un arbre, et il s’endort d’un sommeil peuplé de rêves merveilleux.
La fraîcheur de l’aube le tire de ces images irréelles où il flotte, mais le spectacle offert à sa vue n’en est pas moins extraordinaire. L’immense fleuve déroule son ruban argenté, ombragé par des arbres centenaires. S’il ne le franchit pas, sa route s’arrête là. Il songe alors à ce que sera sa vie s’il revient au village. Il faut avancer ! Mais aussi longues que soient ses jambes, elles ne touchent pas le fond du fleuve.
Issa erre sur la rive quand il voit, tout près du rivage, une sorte d’île flottante où marchent quelques oiseaux. En regardant mieux, il voit que c’est Leber, le Père Hippopotame, qui est en train de se faire épouiller, le dos hors de l’eau, les narines humant l’air frais. Les petits échassiers vont et viennent sur le cuir insensible de Leber, piquant une tique par ci par là, dans son oreille, ou sur sa lourde paupière.
Issa l’interpelle poliment :
- Père Hippopotame, Grand Maître du Fleuve, veux-tu que je me charge de ta toilette ? Mieux que ces oiseaux insouciants, je frotterai ton dos et ton crâne, sans y laisser la moindre tique, la moindre parcelle de vase.
- J’ai souvent rêvé de ce grand nettoyage, répond Leber, car ces maudits oiseaux ne prennent que ce qui leur plaît, et travaillent pour eux plus que pour moi.
Là-dessus, Leber se laisse couler, au grand émoi des échassiers qui s’envolent en criant. L’énorme pachyderme refait surface tout près du bord. Issa, d’un bond souple, saute sur son dos et courageusement, commence la grande toilette. À l’aide d’un bouchon d’herbes et d’un caillou plat, il racle, frotte, rince, avec l’ardeur d’un garçon habitué aux plus rudes tâches. Le dos de l’hippopotame est rugueux, et sur sa vieille peau les algues et la mousse ont poussé comme sur un tronc d’arbre ou une barque échouée. Issa a les doigts en sang quand il a terminé son travail, mais Leber est satisfait :
- Comment te remercier, enfant des hommes ? demande-t-il.
- Je voudrais traverser ce fleuve et marcher au delà.
- C’est une chose difficile que tu me demandes. Je peux te faire traverser, mais je dois t’avertir que sur l’autre rive, commence un pays inconnu. J’ignore si un enfant comme toi peut en affronter les dangers.
- J’accepte les risques si tu me déposes dans ce pays.
- Je dois te dire aussi que si je puis te permettre de traverser, il me sera impossible d’assurer ton retour : l’autre rive appartient aux caïmans et jamais homme ni animal n’a pu revenir de ce côté de l’eau sans être dévoré.
- Tant pis si je ne reviens pas, répond Issa. Mon désir est si fort de voyager au loin que j’accepte tous les risques.
Devant cette obstination, Leber charge son bienfaiteur sur son dos, gagne la rive opposée, grimpe sur la berge entre les caïmans immobiles, et avec une légèreté insoupçonnée, trotte vers les champs où il dépose Issa-Longues-Jambes.
Après les remerciements réciproques, Leber regagne les profondeurs du fleuve. Au passage, les caïmans l’interpellent :
- Tu as conduit un voyageur au Pays des Anciens. Tu te souviens de nos conventions ?
- Parfaitement, répond le pachyderme. S’il veut revenir, c’est à vous qu’il doit s’adresser.
Et Leber sait bien ce que cela veut dire. Jamais caïman n’a permis à un homme de traverser le grand fleuve.
Pendant ce temps, les longues jambes d’Issa arpentent la savane. “ Pourquoi, se dit-il, Leber a-t-il parlé de Pays des Anciens ? “
À mesure que le jour s’écoule, l’inquiétude naît . Pas un bruit; pas un chant d’insecte ou d’oiseau; pas la moindre brise dans les herbes ou les feuilles. Issa commence à regretter le crépuscule de son village : les cris des enfants, le bruit des pilons, le doux roucoulement des tourterelles. Même les cris de sa marâtre lui paraissent moins horribles dans ce silence impressionnant où il entend battre son propre cœur.
Dans la nuit sans étoiles et sans lune, Issa cherche longtemps le sommeil. Le court instant où il s’endort est peuplé de cauchemars.
L’aube arrive, et l’enfant reprend sa marche incertaine à travers le pays silencieux et vide.
Vers midi, il aperçoit quelques cases délabrées, qui semblent inhabitées. Mais à son approche, trois vieilles femmes apparaissent. S’appuyant sur des bâtons, elles avancent vers l’ombre d’un baobab séculaire. Assises en ligne, elles écoutent l’enfant leur raconter ses malheurs, son difficile voyage, et le désir qu’il a de trouver une cruche semblable à celle qu’il a brisée, pour retourner dans son village, dont il regrette déjà l’aspect familier.
- C’est la première fois qu’un enfant s’aventure au Pays des Anciens. Nous allons t’aider, Issa-Longues-Jambes. Mais la route est difficile à ceux qui veulent regagner le pays des hommes.
Après avoir fait manger et boire leur visiteur, les trois vieilles femmes lui donnent trois calebasses encastrées l’une dans l’autre.
- Prends ces trois calebasses. Elles te serviront une fois chacune sur le chemin du retour, pour te permettre de vaincre les difficultés de ce long voyage. Pars en direction du soleil couchant. À la fin du septième jour, tu briseras la plus petite. Puis tu suivras ton destin.
Issa-Longues-Jambes, encouragé par cette aide imprévue, reprend sa route vers l’ouest, muni de quelques provisions et d’une gourde d’eau.
Au soir du septième jour, il a épuisé ses provisions, et mourant de faim et de soif, il attend le crépuscule pour briser sa petite calebasse, selon le conseil des vieilles femmes.
À peine a-t-il le temps de voir les morceaux du récipient brisé, que le garçon est emporté comme une plume à travers l’espace. Il voit défiler les jours et les nuits à une vitesse telle, qu’après un temps très court, il lui semble avoir vieilli de plusieurs années. Quand il revient à lui, il est dans un lieu inconnu. Près d’une case modeste, il aperçoit, n’en croyant pas ses yeux, sa vraie mère, préparant le repas. Elle ne s’étonne pas de le voir et le reçoit comme autrefois quand il rentrait des champs. Issa est tellement ému qu’il n’ose parler à sa mère. Celle-ci lui sert à manger, lui montre le lit où il va dormir.
Elle écoute alors sa longue histoire, mais comme une étrangère, sans s’émouvoir ni s’étonner. Issa, mort de fatigue, s’endort jusqu’au matin.
Au premier soleil sa mère l’éveille, garnit son sac et lui dit :
- Issa, il te faut me quitter. Je suis heureuse de ta visite, mais tu ne peux dormir ici plus d’une nuit. Voici tes deux calebasses et une cruche toute semblable à celle que tu as cassée. Ainsi tu pourras rejoindre ton village au pays des hommes, et être pardonné.
Issa voudrait bien rester auprès de sa mère, mais il comprend qu’il doit lui obéir et suivre son destin. Il repart donc en direction de l’ouest. Il marche des jours et des jours. À bout de forces il s’arrête, assoiffé, affamé, épuisé. Si seulement il pouvait retrouver le grand fleuve qui sert de limite au Pays des Anciens !
Il pense alors aux vieilles femmes et aux calebasses magiques. Il prend la plus petite des deux qui restent, et la brise contre un arbre.
Issa, comme la première fois, a juste le temps d’entendre le bruit. Il se sent absorbé, et disparaît dans l’espace, voyant le soleil courir comme un éclair à travers le ciel, les jours et les nuits se succéder à une vitesse folle.
Au bout d’un temps qui lui semble assez court, il se retrouve sur le sol, et en face de lui, il voit l’immense nappe du fleuve, luisante sous la clarté de la lune. Il reconnaît le champ où Leber l’Hippopotame l’a déposé après sa traversée. Il ne lui reste qu’à dormir pour attendre le jour.
Au matin, il s’approche avec prudence de la berge. À peine apparaît-il au-dessus de l’eau, qu’une muraille de caïmans, tous la gueule ouverte, semble le défier. Il recule et s’assied, désespéré. Il se souvient des paroles de Leber : “ Je ne puis rien pour toi si tu veux revenir. Jamais nul homme n’a pu traverser le fleuve dans les deux sens ! ”
Il lui reste une dernière chance : la troisième calebasse. Il hésite, se demandant si le moment est venu de la briser. Enfin, d’un geste résolu, il saisit la calebasse et la frappe de toutes ses forces contre la berge. À sa grande stupéfaction, le récipient reste intact. Issa prend son élan, rassemble toutes son énergie, et frappe le sol avec une force redoublée. Non seulement la calebasse reste intacte, mais la berge se fend. Dans la brèche ouverte, le malheureux glisse, pendant que l’eau s’engouffre. Issa se croit perdu. Les caïmans se précipitent, et comme ils vont le saisir, la calebasse, qui a roulé avec lui, s’agrandit, devient une pirogue dans laquelle il saute prestement. Insensible aux assauts des caïmans, la pirogue s’élance dans le fleuve et fend le courant de toute sa puissance. Elle arrive sur la rive opposée. Dès qu’elle touche le sol, la pirogue, redevenue calebasse, éclate en mille morceaux, et Issa se retrouve dans l’espace, lancé dans une nouvelle et folle course, voyant défiler encore une fois les jours et les nuits.
Il se réveille sous un arbre familier. Avant d’avoir ouvert les yeux, il reconnaît le chant des oiseaux et des coqs, le bruit du vent dans le champ de mil, le choc lointain d’un pilon et le chant des pileuses, dont il retrouve les paroles. Mais quand il se lève, il s’aperçoit que ses jambes n’ont pas leur force habituelle, ni leur élasticité. Il s’observe et se rend compte qu’il est devenu presque un vieillard. Il comprend mieux maintenant son aventure. À chacun de ses voyages dans l’espace, il a aussi franchi une étape de sa vie, sans s’en apercevoir.
La première calebasse cassée l’a conduit de l’enfance à la jeunesse; la deuxième, de la jeunesse à l’âge mûr; la troisième, de l’âge mûr au seuil de la vieillesse. Il se souvient du défilé terrifiant des jours et des nuits.
Issa est mélancolique. Ainsi, il retrouve son village, il rapporte la cruche demandée, mais en un temps qui lui a paru un mois à peine, il a passé directement de l’enfance à la vieillesse, sans avoir vécu, sans argent, sans logis.
Instinctivement, il reprend le sentier d’autrefois, et arrive dans le village. Il cherche en vain un visage connu. Il demande des nouvelles des siens, de ses amis. On interroge les vieillards qui eux-mêmes ne se souviennent plus. On prête une case pour la nuit au vieil Issa, plus vieux encore qu’il ne l’imaginait, puisque personne ne le connaît. Accroupi sur sa natte, le malheureux songe à son aventure. Il prend entre ses mains la cruche désormais inutile, cette cruche que sa vraie mère lui a remise au Pays des Anciens. Soudain, la cruche glisse de ses mains tremblantes, roule sur le sol et se brise contre le seuil de la porte. Aussitôt, Issa-Longues-Jambes sent des forces lui revenir, et la case s’emplit de pièces d’or. Il s’empresse de remplir quelques sacs et d’enterrer son trésor.
Le lendemain, Issa-Longues-Jambes apparaît avec de très beaux vêtements. On crie au miracle ! Généreusement, il distribue quelques pièces d’or.
Bientôt sa maison s’élève aux abords du village.
Issa-Longues-Jambes, enfant malheureux qui n’avait connu ni la jeunesse ni l’âge d’homme, eut en compensation une vieillesse longue et heureuse, grâce à la cruche toute semblable à celle qu’il avait brisée dans son enfance.
Mais attention ! N’essayez pas pour autant de casser la vôtre en allant puiser l’eau ! Cette histoire se passait en des temps très anciens, les Temps des contes et des légendes, les temps qui ne reviendront plus.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.