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Professeur émérite en Sciences de l'éducation de l'université de Lorraine - Historien de l'éducation.

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Billet de blog 8 octobre 2020

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Une femme peut-elle être fière d’être «conservatrice»?

Sur les scènes nationales et internationales, des femmes politiques se réclament du "conservatisme". Toutes hautement éduquées, scolarisées, diplômées dans les meilleures écoles de leurs pays, elles semblent ignorer les conservatismes historiques qui se sont opposés à l'éducation des femmes. Un regard sur cette histoire devrait les amener à reconsidérer cette fierté conservatrice.

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 Le 26 septembre 2020 Donald Trump a officialisé le nom de la candidate Amy Coney Barrett pour siéger à la Cour suprême des États-Unis. Cette juge, « conservatrice avérée », très appréciée du camp trumpien pour ses prises de positions religieuses traditionalistes doit succéder à l'icône féministe Ruth Bader Ginsburg, récemment décédée. En France, Marion Maréchal en avril 2019 dans un interview qu’elle accordait à la revue Valeurs actuelles, déclarait : « Je suis conservatrice dans ma façon de voir le monde ». En février 2020 se tenait à Rome la première National Conservatism Conférence qui voulait poser les bases d’une convergence entre les différents mouvements nationalistes du monde occidental. Giorgia Meloni, la présidente du parti souverainiste « Fratelli d’Italia », militait pour : « the necessity to put conservatism back into its traditional sphere of national identity ».

Ces femmes qui se réclament fièrement de leur conservatisme ont toutes été éduquées, scolarisées, diplômées dans les meilleures écoles et universités de leurs pays respectifs. Et c’est bien là tout le paradoxe. Car ces impétueuses conservatrices contemporaines semblent ignorer (ou font semblant de le faire) toute la dureté des conservatismes historiques, dès lors qu’il s’est agi d’instruire leurs semblables. Un petit travail de mémoire n’est pas de trop pour reconsidérer quelque peu cette tendance à glorifier ce qui s’est pourtant opposé à ce qu’elles sont devenues aujourd’hui.

Pendant presque deux milles ans, les couvents, monastères, pensionnats et autres maisons d’éducation furent les instances d’une instruction féminine vouée à la domesticité emprunte de piété ; ou l’inverse. Instruites, les jeunes filles de bonnes familles devaient être bonnes chrétiennes, bonnes maitresses de maison, bonnes mères de leurs enfants. Plusieurs pierres ont pendant longtemps été posées sur le chemin de cette condition éducative. Pierres théologiques qui empêchaient la femme d’aller au-delà de sa seule dévotion chrétienne. Pierres satiriques où les « femmes savantes » était reléguées en irréductibles précieuses ridicules. Pierres philosophiques, avec les « Lumières » de certains qui s'arrêtaient aux portes de la « nature » féminine. « Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles qu'il leur convient de savoir » écrivait Jean-Jacques Rousseau à propos de Sophie, la femme qu’il projetait pour son Emile.

Le 19ème siècle fut bien celui des débuts d’une instruction féminine d’Etat. Mais à peine le ministre de l'Instruction publique sous Napoléon III, Victor Duruy, tentait-il de promouvoir un début d'enseignement secondaire féminin que des voix s’élevèrent pour réclamer de conserver les femmes telles qu’elles étaient. Monseigneur Dupanloup s’effrayait que « élevées pour la vie privée » elles soient présentées à des examens qui « préparent les hommes à la vie publique ». Le théoricien Joseph de Maistre proclamait que la femme qui étudie n’est que le « singe de l'homme ».

Certes, la Troisième République s’attela concrètement à la tâche d’un enseignement secondaire public pour les jeunes filles avec la loi Camille Sée du 21 décembre 1880. Mais cette politique scolaire novatrice n’était pas sans freins conservateurs. Car le programme du secondaire féminin qu’elle institua était plusieurs fois différent du secondaire masculin déjà existant. Il se déroulait en cinq années de scolarité, au lieu de six années pour les garçons. Il privilégiait l’enseignement ménager, qui n’existait pas pour eux. Il n’incluait dans son programme aucun cours de philosophie ou de langues anciennes. Or, ces matières étaient obligatoires au baccalauréat : sans latin, pas de bac possible. Enfin, le cursus terminal donnait accès à un « diplôme de fin d’études secondaires » qui n’était pas un « baccalauréat » et ne permettait donc pas aux filles d’accéder à l’université.

Cette politique inégalitaire n’était pas le fait du hasard. Si les républicains - Jules Ferry en tête - réclamaient hautement « l’égalité d’éducation pour les deux sexes », leurs  envolées n’étaient pas moins entachées de considérations qui volaient beaucoup moins haut. La loi Camille Sée était pétrie de recommandations aussi prudentes que craintives. Elle expliquait qu’il ne s’agissait pas « de détourner les femmes de leur véritable vocation naturelle » mais « de les rendre plus capables de remplir les devoirs d'épouse, de mère et de maîtresse de maison ».

Les débats autour de l’existence de la loi du 21 décembre 1880 furent intenses. Pour les plus conservateurs, il y avait toujours la peur qu’instruire la femme c’était trahir la femme ou la détruire : femme studieuse = femme prétentieuse, femme malheureuse, femme dangereuse. On trouvait sous la plume de certains républicains des considérations de cet ordre. Jules Simon, un proche de Jules Ferry, prévenait que les femmes trop instruites ne sauraient plus allaiter leurs enfants. La presse d’opposition de l’époque allait plus loin. « C’est là tout simplement le renversement des lois de la nature », expliquait le journal catholique Le Français du 24 janvier 1880. Il développait les raisons de ce désordre : « Au lieu de faire aimer à la femme le rôle secondaire, inférieur, mais encore si grand qui est le sien propre, on lui répète qu’elle a le droit à partager avec l’homme le premier rôle ». Le journal bonapartiste et antirépublicain, Le Gaulois, faisait vibrer la fibre nostalgique d’un bon vieux temps où la femme était à l’abri de ce qu’il appelait les « brutalités  de la science ». Tout n’était que sérénité quand la femme « grandissait dans une poétique ignorance des mystères des choses », écrivait le journal. Tout ne sera que décadence quand elles auront conquis les grades universitaires : « Elle se donneront […], au premier homme qui passera, où elle se tueront », prophétisait-il.

Ce n’est qu’après la première guerre mondiale dans le contexte de l'émancipation féminine des années folles que le décret du 25 mars 1924 du ministre de l'Instruction publique Léon Bérard rendra les horaires et les enseignements secondaires féminins identiques à celui les garçons. C'est alors que le baccalauréat est ouvert aux filles. Il aura fallu attendre 116 ans après l’instauration du décret impérial napoléonien du 17 mars 1808 qui créait un baccalauréat seulement accessible à la gent masculine pour qu’elles puissent enfin devenir « bachelières » ; tout comme ils étaient bacheliers.

Les lugubres prophéties des conservateurs ne se sont pas réalisées. L'énergie scolaires des filles leur permet au contraire aujourd'hui d'obtenir souvent les meilleurs résultats dans des écoles qui les a longtemps exclues de ses rangs.

On suppose que les actuelles fiertés de certaines femmes pour les conservatismes - une sorte de "conservative pride" - ne vont pas jusqu'à célébrer ceux d’hier qui leur refusaient l'égalité scolaire avec les garçons.

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