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Professeur émérite en Sciences de l'éducation de l'université de Lorraine. Mes travaux portent sur les valeurs et contre-valeurs de la Démocratie et de la République dans l'histoire.

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Billet de blog 15 décembre 2023

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Qu'est-ce que « l’extrémisme » ?

Ce texte interroge le sens du mot « extrémisme » utilisé par les autorités russes pour condamner le mouvement international LGBT. Il explique que ce concept est vide de sens s'il ne dit pas de quel « extrémisme » il s'agit. Utilisé de façon générique ce qualificatif revient à mettre sur un même pied d'équivalence des notions qui peuvent être totalement antinomiques.

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Qu'est-ce que « l’extrémisme » ?

Le jeudi 30 novembre 2023 la Cour suprême russe a décidé d'interdire dans le pays, pour « extrémisme », le mouvement international LGBT ainsi que ses filiales et leurs activités sur le territoire de la fédération russe. Les personnes qui se réclament de ce mouvement et de ses manifestations risquent désormais de sévères peines de prison. Sous le chef de cette décision, le juge Oleg Nefedov a précisé que cette interdiction entrait en vigueur « immédiatement ».

Il est difficile de prendre acte de cette décision de justice sans autre forme de procès. Déjà, car tout n’est pas aussi simple dans la Russie autoritaire de Vladimir Poutine. Mais aussi parce que le mot « extrémisme » lui-même est ambigu, où que l’on soit dans le monde. En définitive, que faut-il entendre par cet « extrémisme » qui scandalise tant la Cour suprême russe ?

Si l'on regarde attentivement les définitions données par différents lexiques, le terme « extrémisme » désigne ceux qui sont « partisans d'une doctrine ou d’une attitude poussée jusqu’à ses limites, ses conséquences extrêmes ». Quant au mot « extrême », qui est la racine du vocable qui nous intéresse, il est défini comme : « ce qui est au plus haut point, au dernier degré, ou à très haut degré ». Plus précisément dans le domaine politique, religieux ou idéologique, cela qualifie un  positionnement dont les adeptes refusent « toute modération ou alternative » à ce positionnement. Les glossaires notent également que ce concept relève de ce qui est « le plus éloigné de la moyenne », du « juste milieu » et désigne des comportements qui défendent des « positions radicales ». Enfin, ils mentionnent que cette radicalité relève souvent du « violent », de « l’agressif », du « brutal ».

On suppose que les dictionnaires de la langue russe sont également peu ou prou alignés sur ces commentaires lexicaux du « monde occidental », pour parler comme Vladimir Poutine à propos d’un Occident qu’il déteste tant ; si jamais cet Occident haï existe vraiment.

Il reste qu’à lire ces définitions, force est de constater qu’elles donnent deux sens aux mots « extrémisme » et « extrême ». Le premier désigne ce qui s’écarte de la norme, de la moyenne, de l’habituel. Ou, comme le disent les autorités russes à propos des LGBT, ce qui ne respecte pas  « les traditions ». Le second sens relève de l’agressivité, de la violence et de la brutalité. Certes, en ce qui concerne les LGBT, on admet volontiers que ces identités et pratiques sexuelles sont éloignées de la moyenne, du juste milieu et du coutumier. Par contre, elles ne sont en rien agressives, violentes ou criminelles. Elles sont de l’ordre de l’intime personnel et d’un contrat librement passé entre adultes consentants ; tout comme ce qui relève de l’hétérosexualité, d’ailleurs.

Puisque la Cour suprême de Russie s’offusque de l’extrémisme des LGBT, elle devrait s’offusquer – extrêmement – de la guerre que la Russie mène en Ukraine. Depuis « l’opération militaire spéciale » lancée par Vladimir Poutine le 24 février 2022, ce conflit mobilise un niveau d’armements militaires et génère des destructions humaines et matérielles inédites depuis la seconde guerre mondiale dans cette partie de la planète. Dans les deux camps, les tués, blessés, militaires et civils, se comptent par centaines de milliers. Avec ce que cela signifie de traumatismes, de détresses physiques, psychologiques chez ces hommes, femmes et enfants amputé.es, handicapé.es, défiguré.es, traumatisé.es à vie. Sans compter le cortège d’exécutions sommaires, de viols, de tortures et autres atrocités inhérentes à ce conflit.

Le qualificatif « d’extrémisme » peut être d’autant plus vide de sens qu’il peut représenter l’inverse du désordre, de la haine, de la violence, du crime, de la guerre, de la mort que sous-entendent ceux qui l’utilisent.

En Ukraine, ainsi que dans d’autres régions du monde en conflit, des organisations diverses, du personnel médical, des médias interviennent et prennent en toute neutralité des risques extrêmes – précisément - pour sauver, soigner, protéger des vies humaines et informer ce monde des désastres existants. Ce faisant, ils développent aussi, « au plus haut point, au dernier degré, ou à très haut degré » un niveau de courage et d’engagement face aux risques qu’ils encourent qui font d’eux, assurément, des extrémistes de ce qu’ils entreprennent.  

A dénomination identique, le mot « extrémisme » peut donc désigner des valeurs et des pratiques très exactement contraires. Il peut y avoir des extrémismes de l’humain et de l'inhumain, de la paix et de la guerre, de la fraternité et de la ségrégation, du racisme et de l’antiracisme, de la tolérance et de l’intolérance, de la théocratie et de la laïcité, de l’émancipation et de l’aliénation, de l’autocratie et de la démocratie. Utilisé de façon générique, cette désignation revient à mettre sur un même pied d’équivalence des notions qui sont pourtant totalement antinomiques. A vrai dire, le seul extrémisme qui vaille est celui qui respecte l'Humanité. 

Les agressions menées par le Hamas contre Israël, puis celles menées par Israël contre le Hamas montrent à quels désastres humains et matériels peuvent mener des extrêmes identitaires, religieux et territoriaux.

Toute personne qui emploie le mot « extrémisme » devrait impérativement expliquer de quel « extrême » elle parle. Utiliser ce qualificatif pour stigmatiser un adversaire peut être encore la meilleure façon de faire l'impasse sur la nature de son propre extrémisme.

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