Le 5 novembre 2023, le président du Rassemblement national Jordan Bardella a eu cette phrase sur BFM TV : « Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite ».
Une telle allégation a tout de la fausse naïveté candide, si ce n’est de la mauvaise foi patente et du déni effronté d’une vérité établie. Certes, Jordan Bardella est trop jeune pour avoir entendu la fameuse phrase négationniste que proférait Jean-Marie Le Pen le 13 septembre 1987 sur une chaîne de télévision nationale, affirmant - toute honte bue - que l’utilisation par les nazis des chambres à gaz était « un point de détail de l'histoire de la Deuxième guerre mondiale ».
On ne doute pourtant pas un seul instant que Jordan Bardella, ce premier de la classe du Front national auquel il a adhéré en 2012 à l’âge de 17 ans, ne connaisse sur le bout des doigts cette énormité du fondateur du FN. Il ne fera croire à quiconque non plus qu’il ignore le jeu de mot sur le « Durafour-crématoire » que lançait Jean-Marie Le Pen à l’adresse de l’homme politique Michel Durafour, ainsi que sa phrase, « on fera une fournée la prochaine fois », à l’endroit du chanteur Patrick Bruel qui s’était alarmé du score du FN lors des élections européennes de 2014. Cela faisait beaucoup, d’autant plus Jean-Marie Le Pen avait déclaré en 1985 dans un meeting face à ses militants, à propos des journalistes Jean-François Kahn, Yvan Levaï, Jean Daniel et Jean-Pierre Elkabbach, qu’ils incarnaient « tous les menteurs de la presse de ce pays ». En 1990, il avait renouvelé ces prises de position dans l’émission L’heure de vérité sur Antenne 2 en évoquant les « lobbies juifs » que personnifiaient ces mêmes journalistes.
Pour ses différentes déclarations, Jean-Marie Le Pen a été condamné plusieurs fois par la justice de la République française pour « banalisation de crime contre l'humanité », « consentement à l'horrible » et « antisémitisme insidieux ».
Il n’est pas inutile non plus de rappeler à notre très candide Bardella que le Front national qu’avait fondé Jean-Marie Le Pen en 1972 était tout, sauf de nature démocratique et républicaine. De son avènement à son développement des années 70 aux années 2000 s’y sont allègrement croisés et entrecroisés fascistes et monarchistes, pétainistes et collaborationnistes, anciens de l’OAS, racistes et négationnistes, identitaires et autres Gudars.
François Duprat, l'homme qui « inventa » avec Jean-Marie Le Pen le Front national militait dans des mouvements comme Jeune nation, la Fédération des étudiants nationalistes et Ordre nouveau. Quand il ne rédigeait pas des livres à la gloire des Waffen SS, il proclamait en 1970 dans la revue Défense de l'Occident : « Le néofascisme est la solution de la victoire nationaliste ». À la mort de Maurice Bardèche le 30 juillet 1998, Jean-Marie Le Pen rendait dans Français d'abord ! un hommage ému à cet intellectuel en parlant de lui comme « un indéfectible compagnon de route du Front national ». Il omettait de dire que celui-ci avait théorisé en 1961 son engagement politique dans son livre Qu'est-ce que le fascisme ? en parlant de la démocratie dans laquelle, écrivait-il : « Les monstres font leur nid dans cette steppe, les rats, les crapauds, les serpents la transforment en cloaque ». Dominique Venner, l'intellectuel d'extrême droite qui s'est donné la mort en mai 2013 sur l’autel de la cathédrale Notre-Dame de Paris n’était pas moins violent dans ses écrits sur la Démocratie, ce « nouvel opium des peuples » et sur la République dont il appelait a une « disparition » qui devait se faire, ni « en souplesse » ni « par paliers ».
Dans les années 1990-2000, Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen ont gravité tout autant que leur père et grand-père dans des viviers idéologiques de même obédience. Que ce soit avec les « Gudars » du Groupe union défense, ces « rats maudits », comme ils se dénomment eux-mêmes et leurs slogans racistes : « Aimer les immigrés est un vice de bourgeois », antisémites : « La France travaille, le Juif profite » et leurs appels au tabassage sanguinaire des homosexuels : « Good bye Gay Pride ». Des Gudars que connaît sans doute très bien Jordan Bardella puisqu’il a entretenu une relation avec Kerridwen Chatillon, la fille de Frédéric Chatillon, qui a été lui-même un ancien cadre du GUD.
En juillet 2014, Marion Maréchal-Le Pen était chaleureusement interrogée par Élie Hatem dans le journal monarchiste L'Action française 2000. Habituellement si prompte à s’offusquer sur les bancs de l'Assemblée des manquements supposés de la gauche et de la droite politique envers la République, elle n’a pas soufflé mot sur les propos que tenait Élie Hatem dans un meeting royaliste où il avait certifié, en janvier de la même année, que « la France se dégrade depuis la Révolution française » et fini son discours en réclamant : « Le retour du roi qui garantit la pérennité de la France millénaire chrétienne et catholique. Vive le roi et vive la France ! ».
Le Front national/Rassemblement national a plusieurs fois travaillé sur son identité réelle pour œuvrer à sa dédiabolisation et sa normalisation. Il ne serait pas étonnant que la prochaine étape de cette stratégie soit celle de son angélisation. Soit un embellissement béat de son passé par négation de ce qu’il fut. A la Marche contre l’antisémitisme du 12 novembre à Paris, Jordan Bardella a estimé que le RN est « probablement le meilleur bouclier des Juifs de France ». Ces déclarations ont beau se jouer sur fond de candeur appuyée, ils n’inverseront pas d’un seul revers de manche ingénu une identité historique têtue. Cette angélisation effrontée est un déni identitaire de la part d’un parti dont l’identité est, précisément, au cœur même de sa définition.
Jean-Michel Barreau
Dernier ouvrage paru : Le Front national. Une identité antirépublicaine, éditions Croquant, 2017.