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Garantir la vie contre l’irresponsabilité des prédateurs
Aujourd’hui, les fleuves du monde, des plus grands aux petits, sont source de fortes préoccupations. La plupart d’entre eux se trouvent dans un état écologique critique grave.
Crise des fleuves, crise du droit à l’eau et à la santé, crise de la res publica
Cela est évident en termes de :
– leur débit :
Nombreux, parmi les grands fleuves, ne portent plus l’eau à la mer. Mentionnons, à titre d’exemple, le cas plus fameux, le Colorado, qui irrigue 6 Etats des USA et fournit de l’eau à 40 millions de personnes. En Afrique c’est la Moulouya, un fleuve marocain de 520 km de long, le plus riche du pays en biodiversité et l’Okavango, le troisième cours d’eau d’Afrique australe par sa longueur et qui s’échoue dans le désert du Kalahari au Botswana. Il en est de même du Syr-Daria et de l’Amou-Daria les deux importants fleuves de l’Asie centrale jadis nourriciers de la mer d’Aral… On compte par centaines les fleuves de plus petite longueur qui n’arrivent plus à la mer ;
– leur niveau :
Il a tellement baissé que même le Rhin, le principal fleuve de transport commercial d’Europe a dû diminuer la navigation fluviale et son futur n’annonce rien de bon. Le Po aussi, le principal fleuve de l’Italie, est menacé depuis des années d’assèchement totale (d’ici une trentaine d’années voire plus tôt). Selon le National Integrated Drought Information System, plus de 44 % des fleuves américains en octobre 2022 ont subi un état de sécheresse. En 2022 et 2023, le Mississippi a été frappé par des sécheresses extrêmes. Au Brésil, en octobre 2023, le Rio Negro, l’un des principaux affluents de l’Amazone, s’est retrouvée quasi à sec. Situation comparable en ce qui concerne la Loire, le Yangtsé et peu moins, le Danube… ;
– la pollution des eaux :
C’est sans doute le fait le plus marquant et dramatique de la crise mondiale des fleuves et de l’eau en général. Le plus pollué au monde, hors catégories, par toute sorte de polluants (surtout chimiques, parmi les innombrables déchets urbains humains, industriels, d’activités agricoles…), est le Citarum, le plus long fleuve de l’île de Java en Indonésie. On y trouve tout : des ordures, des frigos, des DVD, des matelas, du matériel de construction, des vêtements… Par endroits, la surface du fleuve est tellement encombrée de déchets qu’on ne voit même plus l’eau. Dans la liste des dix principaux fleuves pollueurs du monde viennent ensuite le Gange, en Inde, qui apporte de l’eau à plus de 500 millions de personnes ! Ses affluents sont aussi pollués à l’extrême (cas du Yamuna, pour lequel la Cour Suprême indienne a reconnu, ainsi que pour le Gange, en 2017, la personnalité juridique dans le but de renforcer la lutte contre sa dégradation totale). L’eau est 3000 fois plus polluée que les recommandations de l’OMS.
En troisième position vient le fleuve Jaune, en Chine, deuxième plus long fleuve du pays, l’une des grandes victimes de la croissance explosive économique et industrielle de la Chine au cours des quarante dernières années. En 4e et 5e positions on trouve le Rio Doce, au Brésil, que l’on appelle d’ailleurs Rio Morto à la suite de la rupture de deux barrages provoquant une gigantesque coulée de boue avec quelques 60 millions de tonnes de déchets de minerai de fer, et le fleuve Niger, au Nigeria, dont l’exploitation pétrolière est la première responsable de son état lamentable.
La rivière Marilao, aux Philippines, (6e), dont l’eau n’a plus grand chose de potable, est fortement contaminée en métaux lourds par les usines de traitement de l’or qui, ont aussi contribué a dégrader la nature environnante et la santé des personnes exposées. Le Río Matanza-Riachuelo, (Argentine) (7e) doit aussi sa place à quelques 1200 usines qui y déversent leurs déchets en métaux lourds de toutes sortes, très dangereux pour la santé humaine.
Au bout des trois dernières places de la liste des 10 fleuves les plus pollués au monde figurent le Jourdain (8e), fleuve emblématique du Moyen-Orient et des trois grandes religions du même livre (juive, chrétienne et islamique) à cause principalement des déversements des eaux usées ; le Cuyahoga, aux Etats-Unis (9e ) qui, en raison de la quantité produits toxiques déverses, a carrément pris feu ! et, toujours aux Etats-Unis, le Mississipi qui fort heureusement, grâce à sa longueur (3780 km) n’est pas pollué partout, mais il reste néanmoins, dans une large partie de son parcours, sévèrement touché par la pollution d’origine industrielle ainsi que par une grande quantité d’ engrais et de pesticides en provenance des gigantesques exploitations agricoles de la région.(1)
Si l’on devait prendre en compte le classement des 10 pays les plus polluées au monde en termes de quantité de plastiques s’y retrouvent dans leurs eaux, il faudrait ajouter à ceux déjà cités, sur un plan général, le Yangtze (ex fleuve bleu) qui abreuve plus de 600 millions de Chinois, le Zhu Jiang (ou rivière des Perles) aussi en Chine, l’Indus, qui relie le Pakistan à la Chine ; le Mékong, en Asie du Sud-Est et le Nil. (2)
– la gestion coopérative transfrontalière et transnationale des grands bassins hydrographiques du monde.
On compte 44 principaux bassins plurinationaux dan s le monde (3). Malgré les conflits, parfois importants, opposant les principaux utilisateurs des eaux partagées, notamment dans le cas des fleuves transfrontaliers (ex. le Sénégal, les Rhin, le Danube…) on peut difficilement parler de guerre réelle entre les États riverains. Certainement, les centaines d’organismes mis en place ces cinquante dernières années par les pouvoirs nationaux et internationaux dans tous les continents de la planète ont contribué à empêcher que les conflits se transforment en « guerres suicidaires ». Il faut, cependant, regretter vivement que ces mêmes organismes n’ont pas permis, à ce jour, sauf rares exceptions, à assurer une véritable coopération politique et socio-culturelles de gestion « supranationale » de l’eau. Je ne pense pas que cela ait été dû principalement à des logiques « nationalistes ». Mon hypothèse porte sur d’autres facteurs que je retiens plus importants, à savoir le fait que leurs classes dirigeantes partagent la même conception/idéologie marchande, économico-financière utilitaire de « leur » eau en tant que ressource, bien économique d’importance stratégique pour les intérêts de richesse et de puissance des oligarchies locales. C’est cela qui les rend incapables, réfractaires à l’idée de gérer de manière coopérative en partage leur eau commune au plan écologique, humain, social et politique.
On en vient, ainsi, au dernier point du constat :
– la vision prédominante de l’eau et des fleuves.
Comme toute autre forme de vie – l’eau, l’air, les forêts, les sols, l’habitat, les connaissances, la mobilité…. – les fleuves sont désormais considérés comme des « capitaux naturels », monétisables, d’appropriation et d’utilisations privées, à partir desquels extraire les profits les plus élevés possibles notamment en tant que source de production d’énergie hydroélectrique, nucléaire, biomasse… C’est la raison pour laquelle plus de 58.700 grands barrages ont été construits dans le monde (4). Or, deux observations sont indispensables à ce sujet. La première concerne les barrages eux-mêmes qui, comme alerté par les scientifiques de raison depuis des décennies, sont devenus l’un des facteurs majeurs de la dégradation des fleuves et des bassins. Même la Banque mondiale a reconnu, avec 40 ans de retard, qu’un défi majeur pour le futur immédiat dans le domaine de l’eau est constitué par la gestion (modernisation, réparation, démolition, abandon…) des 19.000 grands barrages vétustes, obsolètes, à risque de rupture et d’autres accidents infrastructurels. La deuxième concerne le déplacement significatif dans la liste des priorités d’usage de l’eau en faveur des utilisations énergétiques. Depuis des siècles, le code éthique et politique des priorités d’usage de l’eau avait consisté, partout à travers le monde, à placer l’eau pour boire et l’hygiène en première position absolue, puis l’eau pour l’agriculture/alimentation locale, puis l’industrie suivi par l’énergie en quatrième position. De plus en plus en cas de pénurie d’eau, l’utilisation pour la production d’énergie est en passe d’être imposée, de facto, par les pouvoirs publics et les pouvoirs économiques comme prioritaire, suivie par les usages industriels puis pour l’agriculture et, en finale, pour les usages domestiques (eau potable et hygiène) explosion de la consommation commerciale des eaux minérales en bouteilles plastiques – 360 milliards de bouteilles en 2023 !)
Contrecarrer l’irresponsabilité historique des dominants : droit universel à l’eau/à la vie des habitants de la Terre et droit de l’eau/de la nature à la vie
Le déplacement structurel concernant la valeur de l’eau, où les perdants sont le droit universel à l’eau potable et à l’assainissement (donc à la santé) et l’eau /la nature en tant que biens communs publics mondiaux essentiels pour la vie, constitue un vol intégral de la vie pour tous (l). C’est une conséquence logique de la dévastation et dégénération des fleuves (des rivières et des lacs) véritables artères de la vie de la Terre.
Les « seigneurs de la vie actuels » se soucient peu de la crise des fleuves et de l’eau mise à part la question de la sécurité hydrique suffisante à court terme pour assurer l’efficacité/rentabilité de leur richesse et de leur domination. De tout façon ils sont convaincus qu’ils sortiront indemnes de la pénurie de l’eau, grâce à leur domination sur le système financier mondial et sur le développement du nouveau monde technologique fondé sur l’IA. Peu importe si ce ne sera pas nécessairement le cas pour les autres milliards de personnes déjà laissés de côté. D’autre part, ils comptent à long terme sur la, d’autre part, sur la capacité des scientifiques, ingénieurs et techno-managers du système de bâtir un nouveau système d’artères de la vie de la Terre par la construction graduelle d’un système de canalisations globales mondiales de l’eau intelligentes. Ceux qui en Europe, notamment au sein de la Commission européenne parlent de construction d’une Water Smart Europe donnent l’impression d’être, sans le savoir, les premiers esclaves servants mise à l’œuvre de cette nouvelle Artificialisation Intelligente de l’eau source de vie.
La proposition Vision 28 Juillet, centré symboliquement sur la célébration du 28 juillet en tant que « Jour mondial du droit universel à l’eau et à l’assainissement », est une initiative de mobilisation internationale pour réirriguer la vie de la Terre partant par la lutte en défense d’un double droit, celui des humains à l’eau-la vie et celui de l’eau-la nature à la vie. Les ouvriers ont réussi à travers les luttes du XIX et XX siècles à donner légitimité et pouvoirs constitutionnels au droit du et au travail en opposition au vol de la vie de la part du capital industriel. Aujourd’hui c‘est le temps – on l’a vu à travers de l’’analyse la crise des fleuves/bassins, artères de vie de la Terre – de lutter pour le droit à l’eau et aux autres biens communs essentiels pour la vie en opposition au vol par le capital du XXl siècle de la vie naturelle et artificielle.
A cette fin, un premier pas : se mobiliser en faveur de la reconnaissance de la personnalité juridique des fleuves et des autres corps/écosystèmes de la Terre, suivant les chemins ouverts ces dernières années en Asie (Inde), Océanie (Nouvelle Zélande), Amérique du Sud (Equateur, Colombie, Pérou), Amérique du Nord (Canada/Québec, Etats-Unis), Europe (Espagne)… Ces chemins ont conduit à l’octroi de la personnalité juridique à des fleuves en tant que personnes morales dans le but de défendre les droits de la communauté de vie constitué par les territoires irrigués par les fleuves. Il s’agit de signes majeurs d’ouverture de nouveaux horizons locaux et planétaires de vivre ensemble pacifique et juste de la communauté globale de vie de la Terre.
Riccardo Petrella pour Pressenza