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Billet de blog 2 septembre 2010

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Le rappel à l'Histoire est-il une injure à la République ?

Hasard du calendrier, c'est le 17 septembre, à la veille du concert « Rock sans-papiers » parrainé par Mediapart que se déroulera à Bourges le procès du journal satirique Le Berry Ripou, dont je suis le directeur de publication, accusé d'avoir publié une caricature estimée injurieuse envers l'ancien secrétaire général de la Préfecture de Bourges, M. Matthieu Bourrette. Cette caricature, réagissant à l'expulsion particulièrement choquante d'une famille Russe, entendait mettre en lumière l'inhumanité des lois sarkozystes sur les sans-papiers et leur froide application par les services de l'Etat.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Hasard du calendrier, c'est le 17 septembre, à la veille du concert « Rock sans-papiers » parrainé par Mediapart que se déroulera à Bourges le procès du journal satirique Le Berry Ripou, dont je suis le directeur de publication, accusé d'avoir publié une caricature estimée injurieuse envers l'ancien secrétaire général de la Préfecture de Bourges, M. Matthieu Bourrette. Cette caricature, réagissant à l'expulsion particulièrement choquante d'une famille Russe, entendait mettre en lumière l'inhumanité des lois sarkozystes sur les sans-papiers et leur froide application par les services de l'Etat.

BOURGES (Cher). Jeudi 18 Février 2010 à 5H30 du matin, au Foyer Saint-François, une famille de russes sans papiers a été embarquée par la Police sur ordre de la Préfecture du Cher, en direction d'un camp de rétention avant d'être poussée dans un vol charter dès 12H45 à Roissy, direction Moscou. Seule, la grand-mère, atteinte d'une maladie grave, n'a pas été expulsée. Elle ne s'est rendu compte de l'enlèvement de sa famille qu'à son réveil. Cette expulsion a provoqué à Bourges une grande émotion car cette famille sans histoire était très appréciée à l'image de Nadia, jeune fille brillante scolarisée au Collège Victor Hugo dans les quartiers Nord de Bourges. La petite Nadia et ses parents ne reverront sans doute plus jamais leur grand-mère. Un traitement inhumain qui se justifie par « l'application de la loi ».

En soirée, une manifestation a été improvisée devant les grilles de la Préfecture du Cher. Le terme de « rafle » y a été largement employé dans une atmosphère mêlant indignation, révolte ou fatalisme. Le lendemain, dans le quotidien Le Berry Républicain, Jean-Luc Julien (opposition municipale) évoque « une violence d'Etat qui fait penser à l'application des lois anti-juives sous Vichy ». Pour sa part, Yannick Bedin (PCF – opposition municipale), pourtant habituellement très prudent a du mal lui aussi à contenir son émotion et déclare sur son blog : « j'ai rencontré avec une délégation le secrétaire général de la Préfecture. Droit dans ses bottes, drapé dans la légalité républicaine, il a justifié froidement sa décision de faire procéder à cette expulsion ».

Quelques mois avant cette expulsion, deux familles déboutées du droit d'asile avec des enfants de 3, 5 et 7 ans avaient passé les fêtes de fin d'année dans les anciens locaux de La Charmille, sans eau, sans électricité et sans chauffage à la demande de l'OP HLM du Cher. A l'origine de cette affaire : la délocalisation du Centre d'hébergement de la Charmille dans le cadre du Plan de renouvellement urbain cher au maire adjoint UMP, Thierry Poisle. Au cours de ce déménagement, les déboutés du CADA (Centre d'aide aux demandeurs d'Asile) avaient été laissés sur le bord de la route et s'étaient vus proposer par la très humaine Préfecture du Cher... le choix de quitter au plus vite le territoire national ou d'appeler le numéro des urgences sociales. Quelques familles ont été accueillies au Foyer Saint François pour les sans-abris, dans des conditions « de droit commun » (c'est à dire que les familles devaient quitter les lieux entre 8h le matin et 20h le soir et ne rien laisser à l'intérieur des locaux). Deux familles avaient refusé ce traitement absurde et avaient décidé de rester dans les locaux de l'ancienne Charmille. L'OP HLM du Cher avait demandé à ce que ces squatteurs soient expulsés.

Quelques jours après l'expulsion de cette famille russe, Le Berry Ripou reçoit de la part de l'un de ses lecteurs, une caricature illustrant ces deux événements malheureux. Reflétant parfaitement l'émotion et la pensée du moment, c'est sans aucun hésitation qu'elle est publiée sur son site internet.

Il s'agit d'une caricature de l'affiche du film « La Rafle ». On y voit un policier français emmener de force des enfants. Au montage, le visage du secrétaire de Préfecture du Cher, M. Matthieu Bourrette a été inséré sur la tête de ce policier. Sur les vestes des enfants, des drapeaux ont été ajoutés, en particulier le drapeau de la Russie. La caricature passe totalement inaperçue (à peine plus de 300 visites), mais un peu moins de trois mois plus tard, M. Bourrette dépose plainte pour injure publique envers un fonctionnaire public, « cette affiche constituant une expression outrageante ou une invective ne renfermant l'imputation d'aucun fait ». L'audience se déroulera le Vendredi 17 septembre 2010 à 14h au Tribunal de Grande Instance de Bourges.

Pour Le Berry Ripou, cette caricature ne visait nullement à injurier le secrétaire général de préfecture sans fait ni cause, mais à exprimer l'idée que l'expulsion de cette famille russe s'était faite dans des conditions qui ramènent aux "pires heures de notre histoire" comme l'ont exprimé de nombreux élus locaux, des citoyens et des responsables associatifs. Selon l'association du Berry des Pendus, éditrice du Berry Ripou, le dépôt d'une plainte pour injure revient à effectuer une interprétation extrêmement restrictive et simpliste de cette caricature. Car même si les responsables du journal satirique reconnaissent qu'il est tout à fait légitime de ne pas être d'accord avec le parallèle exprimé dans cette affiche détournée, ils regrettent que certains, à bout d'arguments, tentent de limiter la liberté d'expression et le droit à la caricature en faisant passer pour une injure ce qui relève du débat public.

Cet été, un ressortissant Tamoul du Sri Lanka débouté du droit d'asile s'est suicidé à Tours pour ne pas retourner dans le pays qu'il avait dû fuir. A la Courneuve, des femmes et des enfants ont été trainés par terre par la police comme d'encombrants paquets. L'escalade dans l'horreur s'est poursuivie avec la stigmatisation des communautés Rom : discours nauséabonds, démantèlements de camps illégaux sans aucune autre solution proposée que des ordres de quitter le territoire, provocations verbales outrancières et incessantes des membres du gouvernement... A tel point que même à droite, des voix discordantes se sont faites entendre : "Peut-on être un député de la République et laisser faire cela sans réagir quand on découvre que les forces de l'ordre, intervenant très tôt le matin, trient les familles, les hommes d'un côté, les femmes et enfants de l'autre, avec menace de séparer les mères et les enfants ? (…) tous les Républicains ne pourront que condamner ces méthodes qui rappellent les rafles pendant la guerre", s'est insurgé le député UMP de l'Hérault, M. Jean-Pierre Grand. Depuis, d'autres voix importantes ont été encore plus loin dans cette comparaison: M. Michel Rocard, ancien Premier Ministre, l'Archevêque de Toulouse et bien d'autres personnalités reconnues ont très sérieusement comparé les expulsions de sans papiers avec les rafles de l'Occupation...

Ainsi, à l'instar de ce qui se passe un peu partout en France, un rassemblement est prévu à Bourges le samedi 4 septembre à partir de 11h, place du 8 mai, devant le Monument de la Résistance afin de défendre les valeurs de liberté, d'égalité et de Fraternité de notre République face à « la xénophobie et à la politique du pilori ». Les organisateurs, soutenus par l'association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, dénoncent des « stratégies de stigmatisations et de discriminations », parlent de « logique de guerre menaçant le vivre ensemble » et estiment que « les plus hautes autorités de l’Etat sont passées de l’exploitation des préjugés contre les Gens du voyage au lien, désormais proclamé, entre immigration et délinquance, puis à la remise en cause de la nationalité française dans des termes inédits depuis 1945 ».

L'école de la République enseigne à ses enfants le « devoir de mémoire » (bien qu'à notre sens, le terme de « rappel à l'histoire » soit préférable). Mais dès que ce devoir de mémoire se présente et se rappelle à eux, c'est la menace de la justice qui est brandie comme un bras armé du pouvoir pour censurer ceux qui en font usage et empêcher tout débat.

En publiant une caricature marquante à la hauteur de l'émotion suscitée par l'expulsion d'une famille sans histoire, l'équipe courageuse du Berry Ripou s'est montré perspicace et éclairée dans son choix, puisque peu de temps après, le même rapprochement a été fait par un nombre croissant de personnalités de tous bords mettant en lumière la déshumanisation dangereuse de notre République. Et quand la réalité d'aujourd'hui dépasse la fiction d'une simple caricature, il y a toutes les raisons de s'inquiéter.

Quoi qu'il arrive et quelle que soit la décision de la justice, les éditions du Berry des Pendus se réjouissent de contribuer au fait que les événements inhumains de janvier et février-mars 2010 ne tombent pas dans l'oubli des médias « zap'peurs ».

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