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Billet de blog 16 avril 2020

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Les pestiférés de Jaffa ou la fabrique du héros...

L'histoire de l'art a elle aussi certains éclairages à porter en ces temps de confinement pour penser le récit de notre mémoire collective.

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Illustration 1
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (11 mars 1799) © Antoine-Jean Gros

L'histoire de l'art a elle aussi certains éclairages à porter en ces temps de confinement où l'actualité de propagande peut nous troubler la vue et où son effraction radicale dans le champ du présent empêche de lire les messages sous-jacents qui se trament en sourdine. Nous sommes tellement entrés dans une époque de l'événement et du fait sans contenus qu'il en devient difficile de penser leur lecture dans le temps du récit ou de la mémoire collective. Pourtant la propagande n'est pas un fait nouveau et le tableau choisit ici - Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (11 mars 1799) - est une habile démonstration de l'enfumage dont le pouvoir s'inspire pour faire avaler la pilule à ses concitoyens, dans une forme de narcissisme du chef qui cherche à orchestrer lui-même l'image de sa postérité...

Ce tableau peint par Antoine-Jean Gros représente le général Bonaparte visitant les pestiférés de l'armée française rassemblée dans la cour d'une mosquée qui sert d'hôpital militaire et de lazaret, à Jaffa, en Syrie. La scène se déroule en mars 1799, juste après le siège et le sac de la ville, alors qu'une épidémie de peste bubonique se répand parmi les troupes françaises. La composition générale se structure en deux groupes : celui de la lumière et celui de l’ombre, celui de l'espoir revenu et celui du désespoir perdu. Au centre Bonaparte apparaît en pleine grâce, tel un Christ sauveur guérissant les lépreux. De sa main dégantée il vient toucher les pustules d'un des malades à demi nu devant lui, tandis qu'un médecin cherche a l'en dissuader et qu'un officier se protège la bouche et le nez. À gauche, deux Arabes distribuent des pains aux malades et sur la droite un soldat aux yeux bandés essaie de s'approcher à tâtons en se guidant des colonnes. Devant lui, un autre soldat, entièrement nu, soutenu par un jeune Arabe, est soigné par un médecin Turc qui incise ses bubons purulents. Au premier plan, dans l'ombre, des malades agonisent et n'ont même plus la force de se tourner vers leur chef. Au loin, au-dessus des murailles de la ville et de ses minarets, flotte le drapeau tricolore...

En commandant cette toile, Bonaparte, devenu premier consul, souhaite effacer les accusations de la presse anglaise qui affirme haut et fort qu'il a voulu faire empoisonner tous les pestiférés de son armée invalide lors de sa retraite vers Le Caire. Pire encore, la veille de cette visite à ses troupes - rapide et hâtée en réalité - Bonaparte aurait ordonné le massacre de trois mille prisonniers de Jaffa qu’il estimait ne pas pouvoir faire garder ni nourrir. Grave scandale a l'époque qui ternit et entache sa stature d'homme providentiel et de chef. Achevé en six mois, le tableau monumental est alors présenté au Salon de 1804 quelques semaines seulement avant le sacre de Napoléon empereur des Français. C’est le premier chef-d'oeuvre de la peinture d’histoire napoléonienne qui détournera régulièrement les peintres de leurs sujets antiques pour présenter Napoléon à tous les âges de sa vie dans des scènes de batailles ou de fastes dont il est le héros principal. Des images pour la postérité...

Si Gros construit son oeuvre dans une économie héritée du néoclassicisme tant par son sujet vertueux (courage du chef, compassion morale, soutien a ses aux troupes) que par certains aspects formels (décor frontal, architecture massive, tentures, contrastes colorés), l'oeuvre a cependant des allures plus romantiques dans la gestion de la souffrance et dans la représentation de la mort notamment. Le peintre insiste sur la douleur et l'agonie des pestiférés, comme sur la couleur des cadavres du premier plan, motif qui suscite un sentiment d’horreur ou de sublime chez le spectateur. C'est a la fois le rêve orientaliste de grandeur Napoléonienne que peint Gros et la mort de son temps comme le feront Géricault, Delacroix et bien d'autres...

On voit bien aujourd'hui comment cette oeuvre du passé vient éclairer notre actualité troublante et replacer la notion de propagande dans notre petit monde. Car c'est un peu à cet exercice de style que se livre notre président depuis le début de cette affaire de Virus, en jouant l'homme-orchestre dans une multitude de pirouettes (chef d'état, chef du palais, chef des armées, chef du futur). Comme dans le tableau de Gros la mort rode à ses pieds et les médecins tentent de le dissuader de faire les mauvais choix. Comme dans le tableau il vient soutenir ses troupes, à la hâte en passant, et pense déjà à l'après, au futur, a son grand rêve d'une Europe retrouvée. L'éclairage est pour le moins troublant et mais ne s'arrête pas là.

Comme dans le tableau de Gros, l'orientalisme de l'épidémie d'aujourd'hui évoque une maladie lointaine et presque inaccessible, et c'est la première faute du chef, comme tant d'autres, de ne pas avoir vu ce Virus arriver avec ces ravages annoncés. Peste noire, grippe espagnole, grippe aviaire... La maladie, c'est l’autre, celui qui vient d’ailleurs. Dès les premiers soubresauts on entend donc procéder avec elle comme avec l'étranger. L'envoyer au Diable pour se faire voir ailleurs en lui priant de rester à nos portes quitte a lui concéder quelques dégâts collatéraux. Situation sous contrôle, bestiole inoffensive, « une mauvaise grippe en somme, qui ne fera pas tant de morts ou au pire que des vieux ». Ça devrait donc passer inaperçu cette affaire ou du moins on l'espère. Un peu comme dans le bon vieux temps de la Canicule oubliée ou du Sida qui ne touchait que des homos et des drogués à la marge. Et c'est là l'autre erreur du bon chef, le ratage intégral, le virage loupé, car dans l'histoire de nombreuses épidémies ont prouvé la domination patriarcale et coloniale du vieux monde jusqu'à l'obsession de sa pureté et de son ordre moral par lequel les notions de genre, de race et de sexualité deviendront des dispositifs de gestion de la vie et de la mort des populations. Alors on se lave bien les mains de ces millions d'humains qui attendent féroces et pleins de maladies en germes aux frontières extérieures comme autrefois les lépreux ou les pestiférés. Le Virus lui aussi attendra ! Mais tout cela n'est qu'une question de distance et d'échelle qui ne tardera pas à faire de nos corps les nouvelles frontières pathogènes de la communauté immunisée. Et ce qui est a l'expérimentation sur les fragiles et les indésirables, cantonnés, confinés, éloignés, dans de vastes lazarets à ciel ouvert au soleil, ne tarde pas à s'appliquer dans les villes du vieux monde et jusque dans nos maisons.

Dans la peinture d'histoire le malheur collectif tourne bien souvent à l’allégorie qui a pour but de sublimer rhétoriquement le constat intolérable et inique de la mortalité de l’homme. C’est ce que fait Antoine-Jean Gros dans son tableau de 1804, avec d’autant plus de résolution que la sublimation touche ici à l'éloge du grand chef. Sous les arcades monumentales d'un caravansérail, malades et morts sont inextricablement mêlés, et chacun y exprime par sa posture et son attitude un sentiment précis : la peur, la résignation, l’accablement, l’épuisement, l’égarement, l’espoir, l’obstination, l'abandon... C’est un tableau général des affects et des comportements devant la mort. Reprenant un geste fameux du Christ choisissant un malade au hasard dans la foule et dans une autre religion que la sienne, Bonaparte s’affirme ainsi en héros intemporel, digne de l’admiration de tous, indépendamment de leurs nationalités ou de leurs croyances. L’éloge du héros devient éloge de l'homme dont la grandeur face à la mort l'autorise désormais a régenter la nation tout entière. Le toucher de Bonaparte cherche à montrer qu’il est plein de compassion et qu’il ne sacrifie pas impitoyablement les malades et que sa légitimité est totale dans ses aspirations de règne impérial : le geste du général touchant avec sérénité les pustules d’un malade renvoie à ce moment rituel du miracle et du sacre où le roi est choisi dans une incarnation de droit divin. L’art romantique aime les situations extrêmes et nulle ne l’est plus que le face à face d’un individu avec la mort y compris dans notre monde cynique ou certains préfèrent le déni au sacrifice de quelques points de PIB. Dans tous les cas l’homme sort grandi du désastre nous dit-on. A tout malheur leçon est bonne ! Mais si les chiffres sont la, coûts versus rentabilité, la mort dit souvent bien plus de choses sur la communauté elle-même et ces représentants que les chiffres officiels ne le laissent supposer. A chaque époque ses remèdes et ces réponses politiques : protection, stigmatisation, exclusion, vie ou mort...

Mais ce que dit aussi ce tableau pour l'histoire, c'est le besoin esthétique du pouvoir comme une nécessité co-substantielle de son incarnation et de son discours imaginaire. Il n'y a pas de paroles ni d'actions sans mise en scène ni représentation de l'exercice du pouvoir. Et en cela le politique a compris tout l'enjeu des images, toute la puissance qu'elles véhiculent. Il faut pour justifier sa fin se donner les moyens. Mettre en scène le discours de façon esthétique c'est lui donner la force idéologique de sa fausse conscience. Car toute forme de domination a besoin de l'esthétique pour faire passer son discours et souvent annoncer tout le contraire de ce qui sera fait. Ainsi les différents décors sur lesquels le grand chef apparaît sont comme autant de moments et de temps nécessaires pour occuper l'espace et le temps de la parole. Les procédés le d'art finissent par faire tenir l'édifice à la manière d'un mortier et à défaut d'héroïsme du chef on héroïse les autres, les soignants, les travailleurs, les pauvres, tous ceux que l'on a envoyés « à la guerre mais sans armes » et qu'il y a peu encore on voulait empoisonner et réduire au silence pour faire nouvelle campagne. Et ce que dit alors, derrière cet héroïsme choisit, notre chef, c'est qu'il faudra bientôt accepter la récession qui vient et ses lourdes conséquences avec courage et détermination. Accepter l'ordre divin et le miracle christique comme le bon général au chevet de ses troupes. Accepter le tour de vis et le changement nécessaire annoncés dans une sorte d'anathème auquel le tableau des pestiférés de Jaffa fait écho : la mort des uns est nécessaire pour le sauvetage des autres, qu'elle soit sanitaire ou sociale peu importe.

Comme dans cette oeuvre de Gros qui incarne la fin du rêve orientaliste de Napoléon, l'épidémie en cours incarne-t-elle la fin du rêve politique de nos chefs ? Ou sinon le renouveau soudain de l'action solidaire dans une vision de l'Europe introuvable ? Ou pire peut être, l'espoir d'une politique enfin dangereuse à pouvoir déployer contre le fascisme qui gangrène et attend le grand soir ? Vient-elle sonner la fin d'un rêve perdu ou le début d'un cauchemar annoncé ? Seul l'avenir le dira et l'histoire en son temps regardera dans son rétroviseur comment tout cela s'est construit pas à pas. Mais d'ici là soyons fort, ouvrons l’œil et gardons-nous de croire ce que les images veulent nous dire...


Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (11 mars 1799)
Antoine-Jean GROS, 1804, H. : 5,23 m. ; L. : 7,15 m.
Musée du Louvre, inventaire 5064

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