
Agrandissement : Illustration 1

En 1720 un terrible épisode de peste s'abat sur la ville de Marseille, le dernier soubresaut de la vague pandémique qui affecte l'Europe depuis 1580. Avec cent mille habitants, Marseille est à l'époque la troisième ville du royaume de France, une cité portuaire au rayonnement international et à la hiérarchie sociale très marquée. L'enclavement urbain et la forte densité de sa population vont offrir au bacille l'incubateur parfait de sa prolifération. Il y aura des dizaines de milliers de morts et de durables répercussions démographiques et économiques pour la prospérité commerciale de la ville.
Nombreux sont les commentateurs qui à l'époque font l'éloge du courage d’Henri François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, évêque de Marseille et conseiller du roi, qui, ignorant le danger secourt les malades démunis dans une atmosphère de mort et de dévastation. C'est cette vertu que Nicolas-André Monsiau décide d'immortaliser dans ce tableau daté de 1819 “Dévouement de monseigneur Belsunce, évêque de Marseille, durant la peste qui désola cette ville en 1720”. Un thème largement inspiré et marqué par la tradition contemporaine de ce drame Marseillais. Au centre du tableau et en pleine lumière, l'évêque est en habit de sacrement, coiffé de sa mitre. Tenant un ciboire dans une main il donne la communion aux pestiférés sur la grève du port. Au loin, la tour du fort Saint-Jean et la mer à ses pieds rappellent l'aura christique et purificatrice du baptême. Belsunce se penche sur une femme qui délire et qui pleure son enfant mort comme dans une scène de piéta douloureuse. La structure pyramidale de la composition recentre toute l'attention sur le courage et l'action des hommes d'Église venus prêter réconfort aux malades. Dans l'ombre du premier plan, gisent les cadavres de cette quarantaine macabre où l'évêque déterminé dans sa mission est parmi ses fidèles, au milieu du troupeau en souffrance, sans redouter la mort. Derrière lui tout un cortège de religieux portant des torches et des croix avance dans la lumière pour se dévouer au chevet des infirmes. Mais les visages laissent pourtant entrevoir la détresse et la peur qu'un jeu de clair-obscur accentue de façon saisissante. En bas à gauche, dans une tension diagonale, un vieux moine pointe le ciel, indiquant aux mourants leur dernière demeure. La peste, ce sinistre fléau, a sûrement été envoyé par Dieu pour punir les hommes de tous leurs péchés... Car voilà ce qu'on pense à l'époque.
Monsiau réussit là une belle opposition de la tragédie et du courage, du drame et du dévouement, où l'iconographie religieuse symbolise l’intervention de l’Église catholique comme garante de l'ordre vertueux et moral, autre pan essentiel de la figure d'État. L’œuvre se rattache également au courant romantique qui dans le sillage de la littérature exprime une certaine forme d'admiration et de louange humaniste pour la religion chrétienne. Exposé au Salon de 1819 et acquit cette même année par Louis XVIII, le tableau de Monsiau, illustre parfaitement ce désir de renouer avec un certain sens moral sous la monarchie restaurée.
Il est assez surprenant de voir dans l'épisode pandémique que nous traversons comment s'est organisée la propagation du virus. A la fois selon des vecteurs tout ce qu'il y a de plus moderne comme l'avion, le tourisme de masse, la production marchande décentralisée, ou bien tout ce que la modernité a fabriqué de magnifiquement confortable pour l'incubation des virus (mégalopoles, bidonvilles, monoculture, marchés sauvages). Mais aussi par le biais de vecteurs plus anciens, comme les rassemblements religieux qui on le sait ont largement contribué à cette diffusion virale (pèlerinage des lieux saints, célébration évangélique du carême). Il est à ce titre troublant de voir comment les autorités du pays, après avoir maintenu des élections risquées qui ont fait lieu d'épandage viral dans la population, ont récemment autorisé une messe, certes en petit comité casqué, dans la grande cathédrale en ruine suite à son incendie l'an passé. Célébrer Pâques, fête de l'espoir et du grand renouveau s'il en est, est à n'en pas douter le signe d'une culpabilité troublante et d'une certaine contrition nationale où le besoin d'ordre moral cherche un écho dans la foi catholique et une possible cohésion héritée du passé. On voit très bien comment le tableau prend son sens vertueux autour de la figure religieuse de Belsunce. L'évêque brave le danger et va de sa personne réconforter et accompagner les mourants dans leur terrible souffrance. Il incarne l'ordre en l'absence de l'état. Autour de lui, des prêtres et des moines font corps au chevet des malades, prêts à sacrifier leur vie. Troublant parallèle avec ce qui se passe aujourd'hui dans nos hôpitaux, où ce ne sont plus les religieux ni l'État qui incarnent l'espoir pour aider et sauver les malades mais tout le personnel soignant, infirmiers, urgentistes, médecins, brancardiers, et j'en passe, que chaque soir le peuple remercie a ses fenêtres dans la seule cohésion nationale possible : celle laïque d'une nation solidaire et unie derrière tous ceux qui sauvent au péril de leur vie.
Il sait bien, lui le chef, l'importance de la cohésion nationale, de quelques bords qu'elle soit, du chevet, du transept, du balcon. Il sait que la colère gronde, que la réponse à donner sera jugée sur l'autel immédiat des effets annoncés non pas seulement sur les effets d'annonce. Car si comme en médecine on attend désormais des obligations de moyens, pouvoir soigner tout le monde reste le grand tournant à trouver dans cette sortie de crise. Pour penser la situation, entre urgence sanitaire, détresse sociale et péril économique, il a besoin de toutes les forces vives du pays, qu'elles soient de la médecine, de l'épidémiologie ou bien des sciences sociales. Tout cela c'est du vernis sur la démocratie mais il faut faire avec, recevoir, écouter, entendre, s'informer, pour faire les choix qui semblent nécessaires. Alors le chef va rendre visite à Marseille au grand professeur X, nouvelle figure christique tres controversée du moment, mais forcément tres en vue, adoubée par les réseaux sociaux, soutenue par d'anciens pontes et ministres. Le professeur est le premier a avoir lancé des tests dans la population et à prétendre aussi qu'il existe un traitement pour soigner les tous premiers symptômes de la maladie – au moins en tout début de crise. Alors tout contesté qu'il est, il fait partout des émules, et on vient faire des heures de file d'attente devant son Institut. La foule se masse et réclame « transparence ». La polémique enfle et tout le monde y va de son « y'a qu'a faut qu'on » sans apporter de réflexions ni d'expertise sérieuse.
Et vue comme la psychose ambiante est portée par l’État et les médias qui ne font que ressasser les chiffres et la peur, toute la population en rêve de ce foutu dépistage. Il ne faudrait pas que le professeur X nous fasse un trouble sanitaire à l'ordre public comme les lanceurs d'alerte en Chine, à semer la pagaille dans l'opinion publique. Il ne faudrait pas que la rumeur prenne le pas sur l'épidémie. Ce n’est plus une question de croyance, c’est une question de scientifiques : rien ne doit être négligé dans une crise sanitaire aiguë et il est important que l’autorité politique vienne se faire sa propre opinion sur place. Alors il y va le bon chef, il faut mouiller la chemise, donner de sa personne, sortir de la bureaucratie du palais, rencontrer, écouter, prendre le pouls, prendre note. Rien ne filtre rien ne sort et personne n'est là pour peindre l'événement. Mais l'enfumage hypnotique on le sent va venir au chevet de la morale. Après l'échec de la métaphore guerrière, place à la thérapie de groupe. Encore faut-il en avoir les moyens !
Quel sera donc l'ordre moral nouveau à l'issu de tout cela ? Devrons-nous imaginer un monde où les personnes à risques seront désormais opposés aux citoyens bien portants ? Un monde où ceux en bonne santé pourront jouir d'un travail et d'une vie sociale colorée laissant aux démunis les miettes d'une petite mort programmée ? Un monde où la prime au mérite sera la carotte de l'âne, le droit de circuler un négoce au bâton et le saupoudrage des comptes l'autre sceau du mépris ? Un monde aseptisé et blanc, où vivre sous cloche sear la réponse aux dangers du vivant ?
Dévouement de Monseigneur Belsunce, évêque de Marseille, durant la peste qui désola cette ville en 1720.
Nicolas André MONSIAU, 1819, H. 1,30 m, L. 1,60 m
Musée du Louvre, inventaire 6774