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Billet de blog 20 avril 2020

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Le choléra à Amiens ou les bonnes œuvres de l'état providence...

Ah qu'il est loin le temps des mises en scène dorées et sacrées du pouvoir politique aux hôpitaux d'Amiens. Le temps d'un état au chevet des malades, peut être faussement tourné vers l'avenir, ou de façon trop intéressée, mais bien là sous les traits de sa propagande gentiment travaillée.

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Juillet 1866. Le choléra ravage de nombreuses régions de France qui connaît sa plus grave épidémie depuis 1832. Dans la ville d'Amiens la maladie provoque diarrhées et déshydratation, fauchant les vies en quelques heures seulement. Quatre jours après la visite de l’inspecteur des services sanitaires qui fait don de 6000 francs-or au nom de l'empire pour secourir les malades, c'est au tour de l'impératrice de faire une visite de bienséance auprès des souffreteux. Prosper Mérimée écrira : « Je ne suis pas sûr que ce soit très raisonnable, mais c’est très beau. » Oui c'est beau et rondement bien mené, une pure opération de communication moderne, pour laquelle deux peintres sont conviés pour immortaliser le moment et le lieu : l’Hôtel-Dieu. L'impératrice est arrivée par le train du matin suivie de sa garde rapprochée. L'empereur n'a pu l'accompagner, tout occupé qu'il est par les affaires de l'État. Mais elle a insisté pour porter elle-même aux alités des soins et des consolations, portée par les hourras de la foule qui l'a reconnu grace aux lithographies du courrier de Picardie. Soit !

Illustration 1
L'impératrice Eugénie visitant les cholériques de l'hôtel-dieu à Amiens, le 4 juillet 1866. © Paul-Félix GUERIE

Dans l’œuvre de Paul-Félix Guérie, Eugénie est au chevet d’un malade et nous découvrons l’intérieur de l’hôpital : une grande salle commune assez brute mais baignée de lumière. Les lits sont alignés en rangs le long des murs et au centre, entre les piles qui soutiennent le plafond. C'est là que le peintre a choisi de construire toute sa composition : impératrice au coeur, foule des autorités et des civils autour, militaires et religieux légèrement en retrait... La toile est somme toute esquissée sans donner trop de détails, juste ce qu'il faut d'action à la compréhension des faits.
Auguste Feragu quant à lui dépeint l'événement d'une toute autre façon. L’impératrice, toujours vêtue sobrement de noir, a achevé sa visite. Elle sort accompagnée de l’Hôtel-Dieu par la comtesse de Lourmel, dame du palais, et les autorités de la ville et du département : préfet, maire, évêque, médecins et religieuses – à noter que les militaires ont disparu entre temps. Depuis la rue et la foule ramassée en cortège un enfant s’approche avec une supplique à la main. Peut-être un de ces « gamins orphelins » du quartier de Saint-Leu, alors ravagé par le fléau, dont l'église éponyme apparaît dans l'ombre derrière lui. Au loin, on voit la cathédrale dans la trouée vers de la ville et la foule sans fin.

Illustration 2
L'impératrice Eugénie visitant les cholériques à Amiens. © Auguste FERAGU

Chez Guérie, le choléra est au coeur de la représentation. Méprisant la mortelle contagion, dont on ne connaît pas à l'époque le vecteur de transmission, l’impératrice se penche sur le lit d’un malade qu’elle réconforte et qu'elle écoute dans son dernier souffle. L'architecture décatie, la promiscuité des malades, les murs glaçants, donnent a l'impératrice une position de compassion appuyée au milieu du marasme et de la misère du peuple dont elle prend la main sous la sienne. Par cette figure morale et pieuse que le courage rend étrangement immunisée contre le mal, le peintre cherche à montrer comment le pouvoir partage les épreuves du peuple en lui apportant aide et réconfort, dans une démarche teintée de paternalisme démagogique pour asseoir sa popularité. Chez Feragu en revanche le choléra est pratiquement absent du tableau comme pour mieux faire ressortir le caractère solennel et charitable de la visite Impériale. L'oeil est surtout attiré par ce petit garçon qui comme dans une photographie apparaît dans l'instant “décisif” de la sortie du cortège officiel. Cette fois l'impératrice tend noblement la main pour recevoir sa lettre et montre ainsi que le pouvoir impérial est à l’écoute des problèmes et des aspirations de la population solidaire dans le malheur et en particulier à l'endroit de cette jeunesse qui incarne l'avenir. « Je les adopte tous » aurait-elle-dit avant de rejoindre son fiacre !
Ce sont là deux moments bien distincts de la visite de l'impératrice à Amiens. Deux actions qui se suivent avec, comme dans le cinéma, une ellipse qui ordonne leur continuité. Deux façons et deux temps d'organiser le même discours. En 1866 le pays tout entier a amorcé sa révolution hygiéniste, industrielle et urbaine. La science progressiste a tout pour elle et constitue le fleuron du vieux monde qui désormais peut s'enorgueillir de gérer ces nations en bon père de famille, prodiguant soins et santé pour tous, même pour les plus démunis. L'hygiène et la santé publique sont au coeur de la politique d'État, comme le seront le développement du chemin de fer, les routes, l'éducation, les communications et la construction de bâtiments publics. Avec l'apparition des vaccins et de la révolution pasteurienne on vivra désormais plus longtemps et la notion d’immunité quittera la sphère simplement juridique pour acquérir une signification médicale. L’individu moderne compris comme un corps libre et indépendant ne sera plus seulement une utopie rentable de l’économie libérale, mais aussi un standard d’immunité politique, un corps à entretenir et à sauver pour mieux produire et offrir plus de force au travail...

Bien sur, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis ces scènes de choléra à Amiens et notre épisode Covid. Mais si la perspective de la rue Saint-Leu n'a pas beaucoup changé, du temps même où le petit Emmanuel fait sa première communion, l'Hôtel-Dieu en revanche a depuis longtemps disparu, victime de son abandon progressif et des deux guerres mondiales. Car de tout temps on a beaucoup médit de l'Hôpital, ce Temple de la maladie où se réunissent les pauvres, les indigents et les fous. Mais il a ses vertus, ses privilèges aussi et quelques avantages que l'histoire a retenus. C'est là surtout que les princes du Savoir dispensent leurs soins avec égalité et dignité pour tous les citoyens. Alors si le mot fait frémir bien des gens, y compris les poètes qui sont censés devoir y mourir, sa charmante filiation vient du latin « haspitalitas » autrement dit « hospitalité ». Et c'est là que le mot blesse aujourd'hui dans la langue de Molière, car il y a bien longtemps que nos états ont renoncé à cette hospitalité. Il y a longtemps que le grand renoncement est signé, que la philosophie à changé, que soigner n'est plus un paradigme de ce monde, comme enseigner, transmettre, accueillir, cultiver. Longtemps surtout que les moyens ni son plus, que la rentabilité prime sur tout, que l'humain est devenu la seule variable d'ajustement possible. Alors on compte et on aligne des chiffres, des colonnes de chiffres, des chiffres à donner le tournis. Nombre de lits, nombre de masques, nombre de blouses, nombre de morts, nombre de milliards soudain, mais ce qu'il y a au fond de plus terrible encore c'est l'impuissance à soigner, l'impuissance à porter l'espérance de la vie, l'impuissance a être utile aux autres. Car derrière tous les chiffres c'est bien l'état d'esprit qui lui aussi s'en est allé. Renforcer les systèmes de santé publics, défendre l’accès aux soins pour tous, y compris pour les plus vulnérables, est un droit fondamental qu'on a laissé s'envoler dans une forme de violence libérale. Que l'on repense aux directeurs des services d'hôpitaux publics qui en février dernier démissionnaient en masse faute d'obtenir les moyens de travailler ; que l'on repense aux soignants dans les rues de décembre que l'on tirait au flash-ball ; et on mesure la distance qui sépare les bulles de bureaucrates hors sols de la réalité des soins. D'un côté il y à les médecins fous de rage contre cette « administration arrogante et incapable qui n’a rien anticipé », et de l'autre les « experts spécialistes » qui conseillent le pouvoir et réussissent à théoriser tout l’inverse de ce que le bon sens préconise dans leurs points presse quotidiens. Alors qu'on cesse de dire que les gens dans ce pays râlent pour rien, qu'ils ne sont jamais contents et qu'ils feraient bien d'aller regarder ailleurs voir comment ça se passe. Pas tellement mieux malheureusement. La preuve est là devant nous...

Quelle tristesse donc de découvrir si tard que ces choses (savoirs, moyens, connaissance) ne sont pas complètement inutiles et de constater faussement navrés, leur importance face à la crise soudaine du Covid. Car si de tout temps l'alité, le mourant, l'indigent, quelle que soit sa couleur, sa condition sur terre, son origine de classe, a lui aussi des rêves, des féeries, des envies qui lui font espérer une vie meilleure ailleurs, il peut, en ouvrant grand les yeux, voir comme hier à Amiens le pouvoir attentif et soucieux penché à son chevet, ou mourir aujourd'hui, seul dans une paire de draps blancs plastifiés, sans la présence d'un proche ni d'une main qui rassure. La fin de vie et la mort, comme dans la vie moderne, sont devenues des affaires de solitude dont se lave bien les mains le gratin technocrate. L'impératrice a depuis longtemps déserté l'Hôtel-Dieu et on dit dans la presse que notre Première Dame s'ennuie entre les dorures confinées du palais.

Et que fait-on alors ? On héroïse les soignants pour mystifier le réel, éluder les problèmes, mieux cacher les erreurs, limiter le débat, tenter de faire consensus. On annonce quelques primes au mérite comme pour les chômeurs à Noel ou les bonnes oeuvres à Amiens. Des primes comme pour acheter une prochaine paix sociale et la crainte redoutée du glissement dans la rue. Mais là encore on dérive, on s'enfonce même. L'état d'esprit n'a pas de prix, une envie ne s'achète pas et la vie ne peut pas se quantifier en bénéfices et coûts sur les tableurs excel d'une administration. Si on mesure cruellement aujourd'hui combien le système français n’était pas préparé pour des raisons qu’on situe mieux maintenant a cet épisode Covid – hôpital public exsangue, moyens de recherche drastiquement limités, gestion managériale comptable, stocks introuvables – on comprend aussi ce qui fait le renoncement inavoué des politiques d'État au nom du profit et de l'arithmétique financière : soigner tout le monde coûte cher surtout dans un monde vieillissant comme le nôtre ou une partie de la population, qu'elle soit retraitée ou chômeuse, n'est plus assez rentable dans son corps ! Ah qu'il est loin le temps des mises en scène dorées et sacrées du pouvoir politique aux hôpitaux d'Amiens. Le temps d'un état au chevet des malades, peut être faussement tourné vers l'avenir, ou de façon trop intéressée, mais bien là sous les traits de sa propagande gentiment travaillée. Car s'il faut encore s'en convaincre toutes les épidémies, comme les révoltes d'ailleurs, matérialisent dans le domaine du corps individuel les obsessions qui dominent la gestion politique de la vie et de la mort d'une société donnée. Sacrifice, massacres, répressions, hygiénisme ou déni. À chaque époque ses plaisirs. À chaque époque ses réponses.

L'impératrice Eugénie visitant les cholériques de l'hôtel-dieu à Amiens, le 4 juillet 1866.
Paul-Félix GUERIE, 1866
Musée National du Château de Compiègne
L'impératrice Eugénie visitant les cholériques à Amiens.
Auguste FERAGU, 1878
Musée National du Château de Compiègne

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