En dehors de grands changements institutionnels destinés à promouvoir des recherches et innovations permettant de mieux tirer partie des ressources existantes, il est une méthode, simple en principe, mais difficile en pratique à mettre en oeuvre. Il s'agit d'encourager partout, laboratoires, entreprises, administrations, ce que les Britanniques nomment la « blue sky research », autrement dit la recherche fondamentale menée sans objectifs d'applications immédiates. L'on pourrait aussi parler de recherche de la connaissance pour la connaissance. Ceci ne se limite pas évidement aux sciences physiques, mais s'étend à toutes les autres, sciences du vivant, sciences humaines et bien évidemment sciences de l'information.
A la fin du 19e siècle, le monde a subit des transformations d'ampleur et de rythme jusqu'ici inconnues. Elles ont découlé de l'application à la pratique quotidienne des grands principes théoriques que venaient de découvrir les penseurs du Siècle des Lumières. De nouveaux modes de pensée concernant l'homme, la nature, les outils se sont développés. Ils ont entrainé très rapidement l'apparition de nouvelles machines et pratiques (malheureusement autant dans le domaine militaire que civil) qui ont définitivement fait disparaitre les anciennes sociétés. On prête aujourd'hui à ces dernières de multiples vertus. Mais personne en pratique n'accepterait d'y passer ne fut-ce que quelques mois.
Ces changements n'ont pas découlé de décisions volontaires visant à l'amélioration des niveaux de vie et des pratiques productives. Ils ont été les conséquences de recherches théoriques, apparemment sans applications immédiates, celles des Newton, Lavoisier, Darwin et de bien d'autres. Des générations entières de praticiens, ingénieurs, médecins, militaires se sont appuyés sur les nouveaux paradigmes ainsi esquissés pour en tirer les applications immédiates ou de long terme susceptibles de bouleverser leur pratique.
Ceci semble oublié aujourd'hui. Ce que l'on nomme la croissance, ou mieux le développement raisonné, ne résulte pas comme on le croit désormais d'une simple rencontre entre des ressources naturelles, du capital et du travail. Des économistes mieux avertis ont montré depuis longtemps que ce développement reposait en fait sur des avancées technologiques. Celles-ci à leur tour ne seraient pas apparues sans des recherches en sciences fondamentales ayant fourni les bases de leur développement.
Des crédits de recherche adéquats
On pourrait penser qu'il s'agit d'une évidence que personne ne devrait aujourd'hui discuter. Mais au delà du principe, il faut examiner où vont les épargnes et les crédits en résultant. Aujourd'hui, les secteurs ayant depuis plus ou moins longtemps fait l'objet d'applications découlant de recherches fondamentales antérieures font seuls l'objet d'investissement. Tout se passe, dans l'esprit des financiers et des gouvernements, comme s'il n'y avait rien de radicalement neuf à découvrir, comme si rien de radicalement neuf dans les activités économiques et sociales ne pourrait résulter de nouvelles recherches fondamentales.
Interrogés, les décideurs comme le grand public affirmeront qu'il n'en est rien, que subventionner la recherche désintéressée fait partie des préoccupations majeures de la société. Mais un peu d'examen critique montre que la « blue sky research » ne recueille que des sommes de plus en plus réduites. Ses avancées, que personne n'encourage, sont par conséquent devenues trop rares pour susciter l'intérêt : « A quoi cela me servira-t-il », pense le public. « De plus, si jamais de nouvelles applications apparaissent, elles ne feront sentir leurs résultats que dans des décennies, lorsque tout le monde sera mort ». Plus généralement les investisseurs, privés et même public, ne percevant pas quels profits immédiats pourrait permettre la recherche fondamentale, s'en désintéressent.
Bien évidemment, les conséquences de cette incompréhension systématique se font dès maintenant sentir à grande échelle, dans la vie courante. Encore faut-il disposer d'un minimum de connaissances scientifiques pour s'en apercevoir. Pour ne prendre qu'en exemple récemment évoqué, les grandes entreprises pharmaceutiques dépensent des milliards en recherche sur les cosmétiques et autres produits à large diffusion. Elles refusent de financer des recherches fondamentales sur les cellules, les virus, les processus de contagiosité, ne présentant en pratique aucune perspective de profits immédiats. Si bien que lorsque surviennent des épidémies de grande ampleur, telles que le Sida, le MERS ou la fièvre Ebola, elles sont incapables de proposer des sérums ou vaccins efficaces. Ce seront pourtant de telles épidémies, ou plutôt pandémies, qui provoqueront les plus grandes mortalités dans les prochaines décennies.
Les sociétés de demain, pour survivre, devront impérativement trouver des alternatives au capitalisme de profit à application immédiate, qui consomme toutes leurs ressources d'épargne. Mais dès maintenant, des décisions politiques simples devraient être prises. Il s'agirait, notamment au niveau des gouvernements et des institutions de recherche, d'alléger la bureaucratie qui occupe l'essentiel du temps des chercheurs en science fondamentale. Elle leur demande de justifier les profits futurs qui pourront découler de ces recherches, chose que précisément et par définition ils ne peuvent pas faire. S'ils pouvaient le faire, il ne s'agirait plus alors, de sciences fondamentales.
La « peer review »
Le souci par ailleurs d'éliminer les risques, par une application systématique d'un « principe de précaution » qui le plus souvent donne la parole aux représentants des vieilles sciences, face aux inventeurs d'aujourd'hui, fait des ravages considérables. C'est comme si l'on avait voulu appliquer le principe de précaution lors de l'invention de l'aviation, s'appuyant sur le fait que les ballons sont moins dangereux que les plus lourds que l'air, car ils ne peuvent pas tomber aussi facilement.
De même qu'il n'est pas possible de justifier à l'avance les profits pouvant résulter à terme du financement de la recherche fondamentale, il n'est pas possible non plus d'anticiper avec précision les risques pouvant en découler. Personne ne peut en effet deviner à l'avance ce que seront les sciences appliquées et technologies découlant de ces recherches fondamentales. Si cela était possible, de telles recherches fondamentales n'auraient plus lieu d'être. Le futur a ceci de spécifique, dit-on, que la prévision ne lui est pas applicable. Ce n'est pas le cas de la prévision du passé.
Sur un plan plus spécifique, dont l'intérêt n'apparait pas au grand public, il faut par définition, refuser le recours systématique à ce que l'on nomme le « peer review », c'est-à-dire le jugement des pairs, face à un article, une demande de brevet ou même un projet d'investissement de recherche. Cette démarche est évidemment indispensable pour éliminer les fantaisistes et escrocs (elle serait utile, par exemple, face aux propos des frères Bogdanov). Mais, dans son principe même, elle donne la parole à des scientifiques chevronnés, a priori hostiles aux idées nouvelles qu'ils n'auront pas eu eux-mêmes. Beaucoup de ces scientifiques, il est vrai, ont suffisamment de force d'âme pour s'élever au dessus de ces considérations. Cependant le peer-review présente un autre danger non mesurable mais certainement considérable, celui que les auteurs d'idées innovantes se censurent eux-mêmes de peur d'être rejetés par la communauté.
Si les sociétés d'aujourd'hui, et à plus forte raison les sociétés de demain, confrontées à des risques et catastrophes multiples, ne trouvent pas moyen de laisser une totale liberté à des institutions et organismes spécialisés dans la promotion de recherches fondamentales sans applications pratiques, les découvertes majeures qui seront nécessaires ne se produiront pas. Il faudra en pratique impérativement accepter de courir le risque de dépenser 10, voire 100, avec seulement l'espoir de recueillir 1.
Quant auxinconvénients de devoir faire face à des frères Bogdanov de demain, ils sont très faibles. Les sciences émergentes sont si complexes, nécessitent de tels investissements intellectuels, que les escrocs et illuminés ne s'y risqueront pas. Rétrospectivement, on constate d'ailleurs que les découvertes majeures du 20e siècle n'ont eu à leur origine que quelques dizaines d'inventeurs désintéressés. C'est faire apparaître leurs homologues du 21e siècle que les sociétés actuelles et de demain devraient se fixer comme priorité.
Des mesures d'encouragement et d'accompagnement à grande échelle
Ajoutons qu'il ne suffira pas pour provoquer la véritable explosion des recherches fondamentales qui serait nécessaire, au niveau mondial et dans les prochaines décennies, d'y affecter des crédits. Il faudra mettre en place des mesures d'incitation et d'accompagnement qui n'existent absolument pas aujourd'hui.
Celles-ci viseront les trois champs de la recherche qui sont conjointement nécessaires : le champ mondial, le champ des nations ou des grands blocs géopolitiques, le champ des collectivités locales. Certes, dans ces trois champs, les rivalités entre intérêts se feront sentir et ne permettront pas une totale coopération. Mais il faudra que les gouvernements, relayés par les opinions publiques, mettent en valeur les domaines très nombreux où les recherches fondamentales pourront bénéficier à tous, dans un objectif d'intérêt général.
Ce sera le cas, pour reprendre l'exemple cité des pandémies, de toutes les recherches visant à mieux comprendre l'émergence de la vie, la formation des monocellulaires puis des pluricellulaires, leurs résistances aux agressions et leurs capacités évolutives. De même, lorsque des recherches théoriques en exobiologie (biologie non terrestres) se développeront, elles devraient ainsi avoir des conséquences rapides dans le domaine médical.
Ajoutons que les pouvoirs publics devront promouvoir l'interdisciplinarité indispensable à l'apparition d'idées nouvelles fécondes. Il devra s'agir d'une démarche volontariste nécessitant des études et des moyens spécifiques. Nul n'ignore qu'une des faiblesse de la recherche contemporaine est qu'elle se compartimente en disciplines et sous disciplines empêchant toute rencontre et interfécondation entre recherches différentes. Certes, rester performant dans un domaine donné parait nécessiter tous le temps disponible.
Mais en fait des méthodes de communication modernes faisant le cas échéant appel à l'intelligence artificielle devraient permettre de résoudre cette difficulté. Les scientifiques devront se résoudre à y faire appel. Ils sont les premiers responsables de leur isolement intellectuel. Il leur est plus facile de comprendre ce qu'ils font que comprendre ce que font leurs collègues, fussent-ils très proches.
Les mesures à prévoir viseront à créer une ambiance favorable à l'apparition de nouvelles idées et de nouveaux chercheurs se dédiant au service de celles-ci. Pour cela, tous les moyens de la communication et des échanges utilisant les ressources des réseaux numériques devront être mobilisés, y compris en leur affectant un temps bien supérieur à celui qui leur est consacré par les grands médias aujourd'hui. Ainsi les esprits curieux, nombreux mais très sous-employés, pourront passer plus de temps devant leur télévision à regarder des émissions scintifiques que des courses automobiles et des matchs de foot-ball.
Note.
Sur cette question, on lira un ouvrage récent de Donald Braben, « Promoting the Planck Club: How defiant youth, irreverent researchers and liberated universities can foster prosperity indefinively » (Wiley)