Pour mon confort intellectuel, et quelquefois pour mes recherches, j’ai pris l’habitude d’utiliser une typologie frustre, mais somme toute opérante selon moi, afin de repérer forces, dynamiques, analogies, paradoxes,… dans la chaîne des activités humaines et sociales des hommes, et ce, indépendamment des lieux et des époques de leurs expressions, ou presque.
Je classe ces activités en 7 « catégories génériques » : la culture, l’éducation, la formation, la recherche, l’innovation, l’économie et la finance. La culture, l’éducation et la formation sont des domaines qui participent de la dynamique de « formance » (élévation des hommes et cohésion des sociétés). L’innovation, l’économie et la finance sont des domaines qui participent de la dynamique de la « performance » (efficacité des hommes et renouvellement des sociétés). Je place, enfin, la recherche à l’articulation de la formance et de la performance, car voilà un domaine qui s’appuie autant sur la connaissance que sur l’action, qui irrigue par ses résultats autant l’une que l’autre et que, pour ma part, j’aimerais bien voir inspirer demain bien davantage qu’aujourd’hui et l’une et l’autre de ces deux dynamiques.
Bref, ce schéma-là me sert en permanence, consciemment ou par réflexe (comme j’utilise l’arnica pour les bobos ou l’eau écarlate pour les tâches sur mes vêtements… un peu magique, quoi…). Je m’en sers pour imaginer ou pour évaluer nos politiques publiques, ce qui me conduit très souvent à stigmatiser l’absence d’équité de traitement entre elles ou de régulation raisonnable de l’ensemble (déontologies, éthiques, prospectives, réglementations, arbitrages humains et financiers, bien sûr,…). Je m’en sers également pour observer comment les différents « grands pouvoirs » agissent ou non du point de vue de la réalité que consacre un tel schéma, ses éléments constitutifs, son ensemble. Et c’est là que je souhaitais en venir.Ce matin, j’ai souhaité livrer mon sentiment sur la façon très inconsciente dont les media, pouvoir au cœur des nouveaux pouvoirs, choisissent l’information quotidienne qu’ils délivrent à leurs clients, c’est-à-dire nous tou(te)s – et pour l’instant, pas de raison particulière de distinguer a priori les media occidentaux entre eux –. Et tout naturellement, c’est à Mediapart que j’ai souhaité m’en ouvrir.Au début de leurs études, les étudiants en journalisme sont tous fiers d’apprendre que la pratique de leur métier charrie quelques lois invisibles que les profanes ignoreront toujours pour la plupart d’entre eux ; cette loi-là, par exemple : « du point de vue de l’information, il est raisonnable de considérer qu’1 victime ici équivaut à 10 victimes à 1000 km et à 100 victimes à 10000 km » (NDLR j’espère que je n’ai pas trop déformé son énoncé). Une loi d’équivalent général, en somme.
Aussi, mes chers collègues médiaparteurs, aidez-moi donc à formuler le théorème qui résulterait de l’observation suivante.Du point de vue de l’information, vous aurez remarqué, n’est-ce pas ?, qu’une disposition anormale (par exemple une malversation, une tricherie, ou bien une « mauvaise pratique », une défaillance organisationnelle…) dans le domaine de la finance ne nous est « signalée » que si M. Kerviel fait s’évanouir 5 milliards d’euros, dans le domaine de l’économie que si M. Gautier Sauvagnac dissimule le nom des bénéficiaires d’une cassette de 600 millions d’euros, dans le domaine…., … ; à l’autre bout de la chaîne, dans le domaine de l’éducation que si chacun(e) des 11000 enseignant(e)s en surnombre présumé entend continuer à vider les caisses de l’Etat à hauteur de leur salaire situé entre 2, 3 et 4 dizaines de milliers d’euros par an ; dans le domaine de la culture, enfin, que lorsque quelques milliers d’intermittents du spectacle défendent à tort ou à raison un système de protection sociale qui leur garantit, pour chacun, quelques milliers d’euros par saison pour « bouffer ». Vous me suivez toujours ?
« Les medias occidentaux considèrent raisonnable de déclencher la formation d’une information quand un événement jugé « anormal », ou bien son enjeu, se chiffre en milliards d’unités dans la finance, en centaines de millions dans l’économie, en dizaines de millions dans l’innovation, en millions dans la recherche, en centaines de milliers dans la formation, en dizaines de milliers dans l’éducation, en milliers dans la culture ». L’ai-je bien dit ? En faire un théorème ? Et l’appeler comment ? Le théorème de la Société Générale ? Le théorème général de la société actuelle ?... Et surtout que penser d’une telle équivalence ?
Jean-Paul Karsenty le 09/04/2008