Une lettre-fiction de Madame Angela M. à Monsieur Barack O. à quelques semaines de la rencontre qui aura lieu à Berlin, après la conférence de Copenhague de décembre dernier et avant celle de Mexico en fin d'année.
FAC-SIMILE
Berlin, 19 mai 2009
Monsieur le Président,
Cher Barack,
Lors de ma visite à Washington le mois dernier, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec vous des avancées consacrées lors de la conférence de Copenhague en décembre 2009, 15ème conférence des parties de la Convention-cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques, et des étapes nouvelles que nous devrions franchir rapidement, d'abord à Berlin, puis à Mexico avant la fin de cette année. C'est donc avec un grand plaisir que je vous accueillerai à Berlin dans quelques semaines.
Demain, et assurément pour longtemps, l'avenir du monde dépendra en partie seulement, mais en partie que nul ne pourra contester avant longtemps, de la façon dont vivront les Etats-Unis d'Amérique, la Chine et l'Europe à laquelle mon pays appartient. Cela donne à l'ensemble que nous formons, que nous le voulions ou non, une responsabilité particulière. Aussi, aujourd'hui, après avoir hésité à le faire, je souhaite m'ouvrir à vous d'une préoccupation plus large encore, plus vertigineuse encore que celle qui nous a réunis à Copenhague. Nous comprenons que les crises que nous traversons, financière et économique d'abord, renvoient à d'autres crises, alimentaires dans certaines parties du monde, énergétiques ailleurs, écologiques presque partout aujourd'hui. Et je sais que nous nous comprenons si je m'avance à dire que toutes ces crises peuvent être considérées à la fois comme la source nourricière et comme le symptôme même d'une crise de chacune de nos civilisations, civilisations aux préoccupations plus communes déjà que nous ne le pensions il y a encore peu de temps. Ou encore, pour parler comme Sigmund Freud, d'un malaise dans la culture.
Or, face à cette façon-là de voir notre monde aujourd'hui, je ne connais pas a priori la « juste place », je ne connais pas le « juste mouvement » qu'il nous incombe à nous, dirigeants politiques, de prendre ou de susciter dans la connaissance des choses et dans l'action concrète au service des habitants de notre planète.
Aussi, ai-je décidé de relayer auprès de vous une initiative de réflexion émanant d'un groupe de citoyens d'Europe, des Français (c'est la raison pour laquelle je vous écris en Français, et qu'en outre je ne vous fais pas parvenir cette lettre par la valise diplomatique), parmi bien d'autres initiatives voisines. Permettez que, de ce fait, je fasse parvenir, par courtoisie, copie de cette lettre au Président français.
Ces citoyens français ont souhaité partager avec moi une question qui les rend perplexes, qui les inquiète même, mais, ajoutent-ils aussitôt, qui admettrait des ébauches de réponse si on admettait de la considérer.
Cette question concerne un « chassé-croisé » aux formes récentes et problématiques, disent-ils, qu'ils décrivent ainsi :
- la nature aurait, du fait principal des actions humaines, une histoire qui, depuis peu, serait davantage jalonnée d'événements singuliers, à l'image de l'histoire d'un homme.
- l'homme aurait, du fait de ses propres actions également, un avenir qui, depuis peu, serait de moins en moins singulier, de plus en plus déterminé, à l'image d'un destin de nature.
L'histoire de la nature, telle que le monde moderne la perçoit, serait-elle, depuis peu, davantage jalonnée d'événements singuliers, à l'image de celle d'un homme ?
Pour notre modernité, la nature est le lieu même du déterminisme. L'événement ne peut en être exclu, bien sûr, lequel impacte puissamment la vie des hommes pour leur malheur - le tremblement de terre en Haïti fut là récemment pour nous le rappeler - ou pour le trouble qu'il peut provoquer dans les systèmes humains et sociaux, à l'instar de l'irruption du volcan islandais. Mais la nature reste « le lieu des régularités pour elle-même ». Quand arrive un événement dans la nature, il est soit refoulé, soit absorbé (dans ce dernier cas, il peut produire alors de nouvelles régularités).
Il n'en est pas moins avéré aujourd'hui que les actes des hommes ont provoqué des événements (pollutions, changement climatique, réduction importante de la biodiversité) dont nos connaissances ne nous donnent pas, pour la première fois, la preuve qu'ils pourront être soit refoulés ou absorbés sans modification des actuelles régularités, soit absorbés en générant de nouvelles régularités. Le prix Nobel de chimie Paul Crutzen a même prétendu que les hommes sont devenus depuis deux siècles une sorte de « force géophysique » globale agissant sur la planète au point d'avoir engendré une ère géologique qui succèderait à l'holocène et qu'il appelle l'anthropocène. Autrement dit, les hommes ne devraient plus exclure l'hypothèse que les écosystèmes puissent à terme évoluer sous l'empire de nouvelles régularités et, de ce fait, ne leur offrent plus assurément, à l'échelle du temps d'une vie humaine, des conditions naturelles d'existence suffisamment acceptables. A l'avoir ainsi mise en situation de perdre ses régularités actuelles, à l'avoir ainsi éprouvée, les hommes pourraient ne plus pouvoir parler avec certitude de la nature comme d'un objet de preuve pour eux.
L'avenir de tout homme se ferait-il, depuis peu, moins singulier et plus déterminé, à l'image d'un destin naturalisé ?
L'homme est un homme à la condition nécessaire - pas suffisante certes ! - d'être imprévisible. Donc, d'être im-prouvable ou im-probable, c'est-à-dire non passible de preuve. Non passible de preuve ou de caractérisation scientifique, comme l'est un objet. Parce qu'un homme ne se prouve pas. Un homme éprouve, s'éprouve, est éprouvé ; il est, il se met... hors de la preuve, hors de la mise en loi, de la mise en vérité scientifique.
A défaut, sa liberté est déterminée par un « hors soi » de lui [1] : il est comme assigné à une forme de destin qui le maîtrise et le possède. Il devient tel un objet de régularités : il est prouvable ou probable, mis en situation d'être prouvé ou probabilisé. Or, aujourd'hui, certaines logiques productivistes et consuméristes, universellement puissantes, en accroissant son conformisme, tendent à le dé-subjectiver, à le rendre plus ou moins prévisible, donc prouvable ou vraisemblable, donc probable. A avoir ainsi mis en place et utilisé des moyens de régler massivement leurs propres traits et styles, les hommes pourraient ne plus pouvoir parler avec certitude de l'homme comme d'un sujet d'improbabilité pour eux.
Voilà exposés les éléments principaux de ce chassé-croisé problématique dont ces Français m'ont parlé. A les entendre, ce raisonnement aurait le mérite de dessiner clairement les enjeux majeurs qui se présentent à nous et, simultanément, de tracer également les contours du défi qui nous attendrait et des moyens dont nous disposons pour le relever. Défi qu'ils résument sous la forme d'une vigilance active, à savoir:
- que l'homme continue de conquérir son improbabilité, donc sa singularité ;
- que les hommes cessent de menacer, à leur échelle de temps, la probabilité de la nature.
Dans les propos qu'ils tiennent, ils sont engageants et ajoutent ceci:
« Il y a dans ce défi-là quelque chose qui tient au moins d'une posture de résistance : faire en sorte que chaque homme soit envisagé comme un sujet d'épreuve et la nature comme un objet de preuve. Cela revient simultanément à dépasser l'emprise d'une « hyper-modernité » qui tend à réifier les vies concrètes des hommes et à écarter les dangers d'une « hyper-anthropisation » de la biosphère. Mais cette posture de résistance, on la voudrait éthique et efficace, donc ouverte et en mouvement, car relever ce défi-là appellera des moyens armés d'imagination pour éviter la passion des armes comme moyens ».
Et ils terminent de manière énigmatique. En substance : ce défi-là, seuls des sujets modernes peuvent le relever, lesquels, tels des héros, dessineront d'autres façons de vivre le temps de leur vie humaine ; des héroïnes et des héros, innombrables, des héros qui n'auraient l'apparence ni de sauveurs, ni de césars, ni de tribuns, ni encore de martyrs ; des héroïnes et des héros, simplement femmes et hommes.
Vous le savez, cher Barack, je ne renie pas ma formation scientifique ni mon précédent métier de scientifique. Et je sais que je parle à une personnalité qui se fait une haute opinion de l'aventure scientifique des hommes. J'en appelle donc à notre curiosité commune inspirée par l'esprit de recherche. Ce que nous disent là nos amis français sur « la nécessaire stabilité de ces référentiels fondamentaux qui ont accompagné nos civilisations modernes pour permettre demain un dialogue apaisé et confiant entre nos peuples », est-ce pertinent, est-ce important, est-ce urgent ou bien ne s'agit-il là que d'une de ces nombreuses postures de « story telling » qui fleurissent ici ou là et à laquelle notre attention ne saurait être requise ?
J'en appelle donc, disais-je, à votre écho au cas où vous seriez convaincu de devoir considérer comme pertinent, important et urgent de réfléchir, et si possible ensemble, autour de ce « chassé-croisé problématique ». A cette fin, et pour guider notre progression, permettez-moi de vous proposer les interrogations suivantes.
Conviendrait-il de nous tourner vers nos cultures respectives (américaine, chinoise, euro-péenne et vers d'autres cultures bien sûr, arabo-musulmane aussi et notamment...) et d'y puiser des récits, des contes et des mythes renvoyant peu ou prou des figures d'héroïne ou de héros qui auraient fait l'apprentissage de « nouvelles façons de vivre le temps » reflétant notre condition humaine ?
Le cas échéant, lesquels d'entre eux, féconds, seraient-ils susceptibles de faire écho avec profit au défi que nous estimerions devoir relever ?
En quoi nous aideraient-ils à veiller tant à l'indispensable diversité des façons de vivre et des valeurs qu'à l'émergence d'une altérité universelle définie par la qualité des relations entre les hommes ?
Voilà! J'imagine tout à la fois votre surprise à la lecture d'un courrier si inhabituel, mais aussi peut-être votre intérêt s'il devait recouper vos propres interrogations.
Vous le voyez, il y a dans ma démarche une interrogation politique d'un genre nouveau qui n'exclut pas a priori notre implication directe. Serait-il imaginable, en effet, que nous nous contentions de déléguer aux seules organisations internationales spécialisées le soin d'une telle réflexion, en tout cas le soin de sa « prise en charge » si l'enjeu devait être à terme celui de la nécessaire émergence d'un « futur droit de l'homme et du citoyen », lequel exigerait pour chaque être humain qu'il soit toujours envisagé comme une personne, autrement dit qu'il puisse toujours rester en capacité singulière et de se raconter et de raconter le monde tant à soi-même qu'aux autres ?
Veuillez considérer, Monsieur le Président et cher Barack, ma démarche comme une invitation au dialogue et, le cas échéant, à des initiatives que nous pourrions prendre ultérieurement. Gardons-nous, pourtant, de discuter de tout cela dans la précipitation au cours de notre rencontre à Berlin.
Angela M.
[1] Objet d'un déterminisme, d'une instrumentalisation plus ou moins radicale, comme le seraient, par exemples, un homme « sous statut » d'esclave ou dont les choix ne seraient « libres » qu'à l'intérieur des strictes potentialités offertes par les systèmes qu'il serait peu ou prou dans l'obligation d'utiliser, ou bien encore un enfant qui « devrait » sa naissance à un projet parental préalablement et explicitement déterminé par la seule utilité recherchée de ses caractéristiques biologiques (un « bébé-médicament »).