Si des agences étaient en charge de noter la cohérence des trajectoires des trois dirigeants de la troïka, M Juncker, M Draghi et Mme Lagarde n'obtiendraient sans doute pas un triple A.

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INTRODUCTION
Les représentants de la troïka sont à Athènes depuis le 27 juillet 2015 pour négocier le 3ème « mémorandum ». Nous sommes en principe à mi-parcours, un accord étant théoriquement attendu le 20 août.
La « troïka » désigne comme on sait les trois institutions qui ont apporté leur aide financière à la Grèce à partir de 2010, en échange de programmes d'ajustement économique (les « mémorandums ») : la Commission Européenne (CE), la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI). Ont suivi l'Irlande (décembre 2010), le Portugal (2011), et Chypre (2013).
Ce terme est toujours employé même s'il faudrait le remplacer par « quadrige », puisque interviennent à présent des représentants du MES (Mécanisme de Stabilité Financière, sorte de FMI de l'UE).
La troïka représente donc les créanciers publics de la Grèce, qui détiennent près des trois-quarts de sa dette (laquelle est de 312 milliards d'euros). Les pays de la zone euro (au premier rang desquels l'Allemagne et la France) détiennent presque 80 % de cette part publique, la BCE 11 %, et le FMI 9 %.
Les plans d'ajustement imposés par la troïka évoquent bien sûr les programmes d'ajustement structurel néo-libéraux imposés par le FMI et la Banque mondiale durant les deux dernières décennies du XXe siècle. La différence essentielle y est la monnaie intouchable (puisque la BCE s'inspire de l'ordo-libéralisme allemand), par rapport aux mesures monétaires que prônait le consensus de Washington.
Ces plans d'ajustement font naturellement l'objet de critiques de la gauche, et plus généralement de ceux qui privilégient la politique de la relance par la demande à la politique de la relance par l'offre ou à la politique de la rigueur. Il en va ainsi par exemple des économistes « nouveaux keynésiens », comme les prix Nobel Joseph Stiglitz ou Paul Krugman.
Il faut aussi noter des critiques venant d'institutions comme le Parlement européen, dans sa résolution de mars 2014 sur le rapport d'enquête sur le rôle et les activités de la troïka.
Nous allons simplement rappeler ici les antécédents des dirigeants actuels de la troïka : Jean-Claude Juncker, Mario Draghi et Christine Lagarde.

« Sommes-nous d'accord pour être en désaccord sur l'austerité ? »
Il ne s'agit pas bien entendu de réduire à des questions de personnes le débat de fond autour des décisions de ces institutions, débat difficile à intégrer sans un minimum de notions de macro-économie.
D'ailleurs, les trois personnes citées n'ont pas des lignes idéologiques tout à fait superposables.
Mario Draghi s'est démarqué de l'orthodoxie ordo-libérale en baissant les taux directeurs de la BCE, et surtout en injectant des liquidités sur le marché, selon la formule consacrée, par le rachat de plus de mille milliards d'euros de titres de dettes à partir de mars 2015 (le fameux « quantitative easing »).
Christine Lagarde se démarque aussi de l'ordo-libéralisme germano-européen. Le FMI a fini par se désintoxiquer un peu de la TINAddiction, mieux vaut tard que jamais. Mme Lagarde se veut actuellement en position de médiateur entre la Grèce et l'UE, restant intransigeante sur les mesures à mettre en oeuvre en Grèce, mais exigeant une restructuration de la dette de la part de l'UE
Nous allons simplement préciser ici ce que beaucoup ont sans doute en tête, mais peut-être confusément, à savoir les contradictions internes des trajectoires de ces trois personnalités.
JEAN-CLAUDE JUNCKER ET LE GRAND DUCHÉ DU LUXEMBOURG

M Juncker est le président de la Commission européenne depuis le 1er novembre 2014 et pour une durée de 5 ans.
Il a été auparavant, de janvier 2005 à janvier 2013, président de l'Eurogroupe, organe informel au sein duquel les ministres des Finances des États membres de la zone euro, ainsi qu'un représentant de la Commission et un représentant de la BCE, se réunissent « pour discuter de questions liées aux responsabilités spécifiques qu'ils partagent en matière de monnaie unique »
On sait que les programmes d'ajustement économique requis par la troïka (1er mémorandum de mai 2010 et 2° mémorandum de mars 2012) insistaient sur la lutte contre l'évasion fiscale.
On devrait bien entendu retrouver cette mesure dans le 3° mémorandum.
L’évasion fiscale semble être de fait l’un des maux principaux dont souffre la Grèce. Le directeur de la brigade grecque des contrôles fiscaux en 2012 déclarait lui-même au grand quotidien allemand conservateur Die Welt qu'elle aurait atteint 12 à 15% du PIB, soit 40 à 45 milliards d’euro. Il ajoutait « Si nous pouvions en récupérer ne serait-ce que la moitié, le problème de la Grèce serait résolu ».

M Juncker a été ministre des Finances du Grand-Duché de Luxembourg de 1989 à 2009, puis ministre du Trésor de 2009 à 2013, fonctions cumulées avec celles de Premier Ministre de 1995 à 2013.
Le Luxembourg, membre fondateur de l'Union Européenne, est de notoriété publique un centre financier offshore (un paradis fiscal). Un volume lui avait été consacré en 2002 dans le rapport de l'Assemblée nationale française sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe, dont le rapporteur était Arnaud Montebourg. L'ONG Tax Justice Network le classe en 2013 comme 2° paradis fiscal de la planète après la Suisse. L'OCDE, dans son rapport 2014, le classe en rouge (« non coopérant »), avec les Îles Vierges Britanniques, Chypre, et les Seychelles.
Le 5 novembre 2014, quelques jours après son entrée en fonction, une sacrée baffe attendait M Juncker : la publication de documents révélant des accords fiscaux secrets entre le Luxembourg et des centaines de multinationales. C'était un travail de l'ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists). Eh oui, il existe des journalistes qui font autre chose que recopier des dépêches d'agences ou pondre des commentaires circulaires. Des grands quotidiens nationaux publiaient ces révélations le même jour, dont en France Le Monde. Ces divulgations tombaient non seulement cinq jours après l'entrée en fonction du nouveau président de la Commission, mais aussi dix jours avant sa participation au sommet du G20 à Brisbane, dont l'un des thèmes était l'évasion fiscale.
D'autres articles allaient être publiés sur le site de l'ICIJ, et la presse mondiale allait reprendre les « Lux Leaks » pendant plusieurs semaines.
Mais pour autant M Juncker n'allait pas être inquiété.
Ses réactions se limitèrent quant à elles à « C'est pô de ma faute, c'est pô moi qu'ai fixé les règles du Luxembourg ni de l'Union Européenne ! »
C'est bien connu, c'est le Grand-Duc qui décide de tout, au Luxembourg.
Ceci ne fit pas perdre de son assurance à M Juncker, puisqu'il allait déclarer le 11 décembre 2014 sur une télévision autrichienne, à propos des élections grecques prévues début 2015 : « Ma préférence serait de revoir des visages familiers en janvier. »
Le président de la Commission européenne qui donne son avis sur les élections législatives d'un pays membre, c'est quand même assez ubuesque.
En tout cas, on aura compris qu'il aime vivre dans l'entre-soi.
MARIO DRAGHI ET LA BANQUE GOLDMAN SACHS

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M Draghi est le président de la Banque centrale européenne depuis le 1er novembre 2011 et pour une durée de 8 ans.
Avant d'être nommé gouverneur de la Banque d'Italie par Silvio Berlusconi en janvier 2006, il a été de 2002 à 2005 vice-président à la fameuse banque d'investissement américaine Goldman Sachs.
La crise des subprimes en 2007, puis la panique bancaire et la récession économique qui s'en est suivie, a été un des facteurs du marasme grec.
Goldman Sachs a contribué à cette crise des subprimes (2007) en fabriquant des produits dérivés financiers.
Entre 2008 et 2014, elle a été condamnée à débourser $ 355 millions d’amendes (dont 300 millions pour l’affaire des titres Abacus), et $ 1,872 milliard de dommages (dont 1,2 milliard à Fannie et Freddie, les sociétés de prêts hypothécaires dévastées par la crise des subprimes). Et début août 2015, la firme annonçait monter à près de 6 milliards de dollars ses provisions destinées à couvrir de futures sanctions.
Et Goldman Sachs avait aidé la Grèce à dissimuler son déficit public grâce à des transactions de swaps. Rappelons que la Grèce est entrée dans l'euro en janvier 2001, ce qui requérait selon les règles communautaires un déficit inférieur à 3% du PNB.
C'est en février 2010 que Der Spiegel puis le New York Times (en français ici) révélèrent le rôle de la firme dans la minimisation de la dette grecque.
La banque se crut pour le coup obligée de répondre par un communiqué, selon lequel :
« A la fin de l’an 2000, Goldman Sachs possédait un portefeuille d’instruments financiers (swap) aidant à couvrir la dette grecque en dollars et en yens. En décembre 2000 et en juin 2001, la Grèce a mis en place de nouveaux swaps de devises et a restructuré le portefeuille de swap de devises qu’elle détenait auprès de Goldman Sachs à un taux de change historique implicite. Ces transactions ont réduit la dette de la Grèce en devises de 2,367 milliards d’euros. »
Donc le taux de change utilisé n'a pas été celui du marché, mais un taux « théorique » visant à faire apparaître plus léger le passif de la Grèce.
Goldman Sachs précisait qu'il s'agissait d'une « pratique courante adoptée par de nombreux États membres de l’Union européenne », et que « ces opérations étaient en ligne avec les principes d’Eurostat [l'agence statistique de l'UE] ».
Bref, la firme concluait benoîtement que tout ce qui n'est pas interdit est autorisé, et sous-entendait clairement que la mission d'une banque d'affaires n'est pas de se prendre la tête avec des considérations éthiques.
Car ce n'est évidemment pas par charité que Goldman Sachs s'était impliquée dans ce projet : la firme empochait d'après les sources de 2010 300 millions de dollars, ou, d'après les sources de 2012, 600 millions d'euros bruts. Ces dernières sources consistaient en un long article de l'agence de presse financière Bloomberg qui révélait les négociations entre la Grèce et Goldman Sachs à partir de l'accord de 2001, d'après les témoignages des deux chefs de l'Agence grecque de gestion de la dette publique entre 1999 et 2010.
Ce dernier article évaluait la dette initiale (2001) de la Grèce envers Goldman Sachs à 2,8 milliards d'euros, dette qui allait presque doubler en 2005 pour devenir 5,1 milliards d'euros. Donc, mauvais plan de tous les points de vue !
Puis Goldman Sachs est à nouveau intervenu en 2009, ainsi que le rapportait le Wall Street Journal, en créant de concert avec la Banque Nationale de Grèce la compagnie Titlos, qui allait vendre plus de 5 milliards d'euros de titres de créance à la BNG. Ces titres étaient destinés à servir de garantie pour profiter des prêts bon marché de la BCE, dans le cadre de son programme d'aide au pôvre secteur bancaire secoué par la crise financière. (cf aussi l'art des Echos).

Donc logiquement, fin octobre 2011, la veille de l'entrée en fonction de M Draghi, la question de son implication dans les opérations de Goldman Sachs entre 2002 et 2005 avec la Grèce s'était posée. Des articles y étaient ainsi consacrés dans le New York Times, ou dans Le Monde par la plume de Marc Roche, qui remettait le sujet sur la table deux semaines plus tard.
En effet, l'annonce par la firme de l'embauche de M Draghi début 2002 dans sa branche européenne sise à Londres précisait : « Plus particulièrement, il aidera notre société à élaborer et à mettre en œuvre des affaires avec les entreprises européennes, et avec les gouvernements et les organismes gouvernementaux à travers le monde ».
Pourtant, quand on avait demandé au candidat à la présidence de la BCE s'il était au courant de ces transactions avec la Grèce, il répondait : « Oh, mais moi j'y suis pour rien, hein, c'était avant moi, en fait je m'occupais pô des produits liés aux dettes souveraines, même si au départ Goldman Sachs voulait que j'travaille avec les États ! »
Inutile de dire que ces affirmations ont suscité un scepticisme tenace…
Notons que l'autre Mario, Monti, qui allait être nommé président du Conseil italien deux semaines après l'entrée en fonction de M Draghi, était conseiller international pour Goldman Sachs depuis 2008.
Il faut dire que Goldman Sachs est la championne du « revolving door » (allers-retours entre des postes privés et des postes publics, souvent de rang important). On trouve des ex de Goldman Sachs dans les gouvernements et dans les banques centrales, aussi bien en Europe qu'outre Atlantique, ainsi que dans la Commission européenne et dans les Institutions financières internationales. Cf par exemple la section Revolving door influence de la page consacrée à l'établissement par l'ONG Center for Media and Democracy, ou cette page du Wikipedia francophone, ou encore cette page du Wikipedia anglophone.
A telle enseigne que l'expression « government Sachs » est devenue courante. Pour une fois, les questionnements conspirationnistes ne sont pas tout à fait délirants…
CHRISTINE LAGARDE ET LE CABINET BAKER & MCKENZIE

Mme Lagarde est la directrice générale du FMI depuis le 5 juillet 2011 et pour un mandat de 5 ans.
Nous ne rappellerons pas qu'en août 2007, au moment de la première secousse internationale liée aux subprimes, elle avait estimé que le gros de la crise financière actuelle était passé.
Bingo ! Un an plus tard, les banques avaient perdu 500 milliards de dollars de leurs actifs liés aux subprimes, ce qui allait obliger les États à intervenir.
Nous ne rappellerons pas l'affaire Tapie, où Christine Lagarde, ministre des Finances, était intervenue en octobre 2007 pour favoriser la justice privée (le fameux arbitrage, annulé par la Cour d'appel de Paris en février 2015), plutôt que la justice de droit commun.
Ceci lui avait valu en août 2011 d'être l'objet d'une instruction de la Cour de Justice de la République pour délits de complicité de faux par simulation d'acte et de complicité de détournement de fonds publics.
Pour sa défense, Mme Lagarde avait répété avoir signé une lettre à l'insu de son plein gré : « C'est pô de ma fôte, c'est mon directeur de cabinet qu'avait utilisé ma signature ! »
La commission d'instruction de la CJR, bonne fille, n'a finalement retenu 3 ans plus tard qu'une « négligence »…
Et lors de son audition par la Commission des Finances de l'Assemblée nationale, le 23 septembre 2008, Christine Lagarde avait déclaré : « Oh, ben d'après mes services, déduction faite des déductions, les Tapie z'ont dû toucher 30 millions d’euros. »
Seulement, dans le rapport final sur le contentieux CDR/groupe Tapie remis en mars 2011 par Jérôme Cahuzac (oui, bon…), l'estimation des bénéfices des époux Tapie était comprise entre… 200 et 220 millions d’euros ! En 2013, l'AFP évoquait même 241 millions d'euros.

Mais revenons à la Grèce et au FMI.
Nous avons souligné plus haut le problème posé en Grèce par l'évasion fiscale.
En 2012, dans un entretien au journal britannique The Guardian, après avoir déclaré que le sort des pôvs 'tits nenfants du Niger la préoccupait davantage que celui des Grecs, la présidente du FMI avait enchaîné (verbatim) : « Vous savez quoi ? En ce qui concerne la Grèce, je pense aussi à tous ces gens qui essaient tout le temps d'échapper aux impôts. Tous ces gens en Grèce qui essaient d'échapper aux impôts. »
Avant d’intégrer le gouvernement Raffarin en 2005 puis d'être ministre de l'Économie du gouvernement Fillon de 2007 à 2011, Mme Lagarde travaillait depuis 1981 pour le cabinet d'avocats d'affaires international Baker & McKenzie. Elle en avait gravi les échelons pour en devenir Présidente du Comité exécutif mondial en 1999, puis Présidente du Comité stratégique mondial en 2004.
L’une des activités majeures de ce cabinet est ce que le monde des affaires appelle du doux nom d'« optimisation fiscale ».
En 2011, l’année où Mme Lagarde est passée à la tête du FMI, Baker & McKenzie conseillait la Jamaïque pour devenir un havre de blanchiment fiscal (dame, quand on est à 300km des Îles Caïman, on finit par se dire « Nan mais allo quoi, t’es une île, t’as pas de lessive ? »)
Ce cabinet a continué à prospérer après le départ de sa présidente, pour devenir depuis l’un des plus importants au monde. On peut lire dans leur présentation : « Nous sommes le cabinet d'avocats qui bénéficie des meilleures notes et recommandations en matière de conseil fiscal ». Il a ainsi été nommé en 2014 meilleur cabinet d'avocats en matière fiscale par U.S. News and Best Lawyers, et a reçu en 2015 sept prix aux European Tax Awards décernés par l'International Tax Review.
Quand on pense que les Français, si l'on en croit des sondages en 2013 et en 2015, placent Mme Lagarde en tête des femmes qu'ils souhaiteraient voir jouer un rôle plus important dans la vie politique française, il y a de quoi être un peu perplexe. D'autant que la deuxième n'est autre que Marine Le Pen…
CONCLUSION
Supposons que vous souffriez de surpoids et qu'on vous oblige à aller dans un établissement spécialisé en diététique.
Les trois nutritionnistes chefs de service ont auparavant occupé des postes haut-placés : pour l'un dans une entreprise de charcuterie industrielle, pour l'autre dans une filière de distribution de produits toxiques d'amaigrissement artificiel, et pour la troisième dans l'édition d'un guide des meilleures confiseries.
Vous pourriez peut-être concevoir qu'ils ont des mentalités de mercenaires, et qu'ils exécutent ce pour quoi ils sont missionnés.
Mais vous ne seriez guère disposé à ce qu'ils vous fassent la morale.