Troisième puissance économique mondiale (bientôt deuxième), membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies, courtisée depuis la crise financière par les grands de ce monde, elle semble avoir réalisé le rêve de toutes les élites chinoises depuis que l’Empire du Milieu a été ouvert de force par les canonnières britanniques en 1840: devenir un pays puissant et prospère. Aujourd’hui, la Chine parle haut sur la scène internationale, allant jusqu’à menacer de représailles les pays qui s’avisent de simplement donner un visa à des personnalités qui lui déplaisent, comme elle vient de le faire avec la France l’an dernier et l’Australie le mois dernier. Il est bien loin le temps où l’homme malade de l’Asie sortait très affaibli d’une décennie et demie de guerre étrangère et de quatre ans de guerre civile.
En 60 ans, le parti communiste a bouté les impérialistes hors de Chine, tenu les Etats-Unis en échec pendant la guerre de Corée, et déployé sa force militaire en Asie en faisant des incursions en Inde (1962) et au Vietnam (1979). La Chine est aujourd’hui un partenaire économique et politique actif de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine, et elle est respectée des pays occidentaux.
Mais à quel prix ? Lors de la prise du pouvoir, les communistes avaient promis qu’ils mettraient fin à l’exploitation, à la corruption et au chauvinisme grand Han. Dans ce domaine, les résultats sont moins impressionnants. Cette révolution faite par et au nom des paysans ne leur aura finalement guère profité. La réforme agraire du début des années 1950 avait porté un coup terrible à la société rurale traditionnelle, mais au lieu de donner le pouvoir aux paysans, elle a ouvert la voie à la collectivisation intégrale réalisée lors du Grand bond en avant qui a provoqué la plus grande famine de l’histoire mondiale, causant la mort de 36 millions de personnes.
Si la politique suivie après la mort de Mao en 1976 leur a rendu le contrôle de l’agriculture, les paysans se trouvent aujourd’hui à la merci des cadres locaux qui peuvent confisquer leurs terres en leur versant des compensations ridicules, les empoisonner en accueillant des industries extrêmement polluantes, et envoyer des milices contre eux lorsqu’ils osent se soulever. Selon les critères de l’ONU, il reste 230 millions de pauvres dans les campagnes (sur un total d’environ 780 millions de ruraux). L’agriculture rapportant de moins en moins à ceux qui la pratiquent, les adultes en âge de travailler quittent les villages pour s’embaucher dans les usines des zones côtières et dans les services en ville. Ils y subissent une discrimination institutionnalisée en raison du système d’enregistrement des résidences généralisé en 1958 qui réserve la plupart des services publics aux citadins de statut urbain.
Ces nongmingong, à la situation précaire sont les artisans du « miracle chinois ». Mais les ouvriers des entreprises d’Etat auxquels, lors de la fondation du régime, le parti avait promis qu’ils seraient les « maîtres du pays », ne sont guère mieux lotis. Au cours des années 1990, ils ont perdu les avantages sociaux, emploi à vie, services sociaux et éducatifs garantis par l’unité de travail, etc. qui leur avaient été accordés pendant les années 1950. En échange, ils ont échappé au contrôle tatillon de cete danwei qui allait jusqu’à organiser les grossesses des femmes. Mais leurs enfants, qui ont du mal à accéder à l’éducation supérieure, et sont en concurrence avec leurs compatriotes des campagnes pour trouver un emploi. Ainsi, contrairement aux promesses du nouveau pouvoir, les ouvriers et les paysans sont restés au bas de l’échelle. Ils ne disposent en outre d’aucun droit à s’organiser, les syndicats indépendants sont interdits, leurs fondateurs emprisonnés.
Ce sont les classes intermédiaires et supérieures qui ont profité de la révolution : et d’abord les cadres du Parti, devenus entrepreneurs dans les campagnes et cadres administratifs et industriels dans les villes. Leurs enfants jouissent d’avantages qui leur permettent d’accéder plus facilement à l’éducation que les fils de « prolétaires » tandis que le parti communiste est devenu un réseau de relation qui permet à ses membres d’escalader rapidement l’échelle sociale.
Les entrepreneurs sont souvent des parents des cadres, ou du moins, doivent les cultiver pour développer leurs entreprises. Les techniciens et les administratifs ont vu leur situation économique s’améliorer de façon dramatique au cours des deux dernières décennies, et aujourd’hui, ils constituent l’essentiel de la classe moyenne qui accède à la consommation. Cette couche sociale a partie liée avec le régime et, comme lui, craint par dessus tout l’agitation des ouvriers et des paysans qui pourrait menacer leur situation récemment acquise. En Chine donc, contrairement à la vulgate huntingtonienne, les classes moyennes apparaissent plutôt comme un facteur de stabilité que comme un facteur de démocratisation. La politique du logement mise en oeuvre depuis deux décennies par le Parti, qui a consisté à favoriser l’accès à la propriété, a renforcé le conservatisme de ce groupe.
Les intellectuels, qui ont beaucoup souffert de la politique de Mao qui se méfiait beaucoup d’eux, les traitant de « puants de la neuvième catégorie » en raison de leur propension à l’esprit critique, ont été réintégrés dans le bloc des classes qui appuie le Parti. Au cours des années 1980, à peine réhabilités, ils ont appuyé les tentatives de réforme du système politique lancées par Deng Xiaoping et ses collaborateurs, notamment Hu Yaobang. Ils ont joué un rôle actif dans le mouvement pour la démocratie qui s’est exprimé dans les rues en 1989, appuyant les étudiants et les citoyens. Le massacre du 4 juin a fermé la porte de la transformation du régime et, trois ans plus tard, la plupart d’entre eux ont soutenu le projet de modernisation de l’économie lancé par Deng Xiaoping. En échange de l’abandon de leurs revendications démocratiques, ils ont obtenu une place importante dans ce projet. Aujourd’hui, les universités se sont multipliées, les diplômés de l’enseignement supérieur peuvent créer des entreprises, et on peut dire que l’intelligentsia a trouvé sa place dans le contrat social qui sous-tend le projet modernisateur du Parti.
Toutefois, personne ne croit plus à l’idéologie officielle, et celle-ci n’a pas été remplacée, les autorités veillant à empêcher l’émergence de nouveaux projets.
Avec la modernisation, la morale communiste s’est effondrée, mais la morale traditionnelle, dénoncée pendant les trois premières décennies du régime, n’a guère plus de marché en Chine ; il ne reste plus que l’aspiration à l’enrichissement par tous les moyens. Les Chinois, qu’ils soient citadins ou paysans, se plaignent de la disparition de la confiance. En l’absence d’organisations autonomes, la société est aujourd’hui atomisée, la corruption atteint des sommets inégalés depuis les dernières années du Guomindang, mais cette atomisation empêche en même temps l’émergence de forces politiques alternatives, renforçant le système post-totalitaire. Quant aux minorités nationales, les événements de l’année écoulée ont montré que le Parti n’était pas vraiment parvenu à les intégrer.
Bien sûr, il s’agit d’une simplification éhontée : de nombreux intellectuels, les dissidents qui sont prêts à risquer leur liberté pour défendre leurs principes, les activistes du mouvement de défense des droits civiques qui cherchent à étendre la citoyenneté à l’ensemble de la population, les penseurs qui défendent des idées démocratiques conservent un esprit critique. La société chinoise est très vivante et souvent, ouvriers et paysans bravent les interdictions pour exprimer leurs revendications. L’internet, qui compte le plus grand nombre de praticiens du monde, représente un canal important pour faire connaître les problèmes de la société chinoise, et la pression qu’exercent les internautes aboutit souvent à la prise en compte des revendications par le gouvernement.
Le Parti a lui-même changé depuis l’époque de Mao Zedong : se présentant comme un parti de gouvernement, il a abandonné l’objectif de transformation de l’homme cher au grand timonier. Il a tiré les leçons du massacre de Tiananmen de juin 1989. Il réagit avec plus de souplesse aux manifestations qui ne manquent pas de se produire dans le pays, par un mélange de concessions et de fermeté. Les dirigeants suprêmes sont attentifs à ne pas laisser les divergences de vue se transformer en lutte de ligne, mettant au dessus de tout l’unité de l’appareil. Et surtout, le pouvoir est passé maître dans la capacité à circonscrire le mécontentement pour éviter qu’il ne dégénère en défi pour le régime. Aussi, malgré les apparences de libéralisation, toute tentative d’organiser un mouvement de résistance à l’échelle provinciale ou nationale est immédiatement réprimée.
La Chine est donc aujourd’hui un pays qui compte, en chiffres absolus son économie est l’une des plus importantes du monde. Mais, comme le disaient les communistes chinois à l’apogée du maoïsme, derrière le sourire arrogant du pouvoir, se cache une souffrance profonde de la société.