Une fois de plus, le Prix Nobel jouit d’un « traitement spécial ». En effet, par le passé, des prisonniers politiques dans une situation analogue à la sienne ont été autorisés à suivre un traitement aux Etats-Unis : cela a été le cas du principal animateur du premier printemps de Pékin, Wei Jingsheng, en 1998, et du leader du mouvement de Tiananmen, Wang Dan, la même année. Et l’on ne sache pas que cette mesure humanitaire ait conduit à l’effondrement du parti communiste chinois.
Il est fort à craindre que la « libération » de Liu ne soit qu’une manière pour le gouvernement de Pékin d’éviter que le plus célèbre prisonnier politique du monde ne meure en prison. Mais, toujours méfiant, il ne l’autorise pas à se rendre où il le désire, ni à parler avec les personnes de son choix. N’oublions pas que le but de la lourde condamnation pour « incitation à la subversion du pouvoir d’Etat » était de faire taire cette voix qu’aucune menace n’était parvenue à étouffer.
Cette voix forgée au cours du mouvement du printemps 1989, n’hésitait pas à fustiger les comportements antidémocratiques des dirigeants étudiants, et s’était, dès le début, révélée intransigeante. Les peines de prison et de rééducation par le travail n’ont pas réussi à faire taire Liu Xiaobo qui dès sa libération, s’est à nouveau engagé dans le combat pour la démocratie. Il a organisé des pétitions pour défendre les prisonniers d’opinion, pour dénoncer l’exploitation des enfants dans les briqueteries du Henan, pour exiger l’égalité des chances dans l’éducation. L’un des plus anciens militants du mouvement pour la démocratie, il était très respecté par toutes les générations d’opposants, et s’est révélé capable d’obtenir l’engagement de vieux communistes comme l’ancien secrétaire de Mao Zedong, Li Rui, aujourd’hui centenaire, d’intellectuels libéraux plus âgés que lui, comme Bao Zunxin, autant que des dirigeants étudiants du mouvement de 1989. C’est sans aucun doute cette position centrale dans l’opposition sociale et politique qui lui a attiré l’hostilité des autorités.
En outre, ce fervent admirateur de Kafka et de Vaclav Havel, avait décidé de « vivre dans la vérité » pour venir à bout de l’absurde représenté par le régime. Il est persuadé que cette attitude philosophique (« je n’ai pas d’ennemis » déclarait-il dans sa plaidoirie lors de son procès en décembre 2009) marquée par le refus de la violence autant que de l’hypocrisie était la meilleure stratégie face au pouvoir néo(post ?)-totalitaire. Allant à l’encontre des théoriciens qui affirment que le développement économique provoquera nécessairement l’instauration de la démocratie, Liu Xiaobo dénonce la « philosophie du porc » qui sous-tend la politique de développement de la consommation mise en œuvre par le parti communiste chinois. Pour lui, cette consommation est synonyme d’aliénation, et ce n’est que si les citoyens adoptent un comportement conforme à la morale et refusent les compromissions, que l’on pourra venir à bout de ce régime et instaurer la démocratie.
Liu Xiaobo n’est pas un militant politique, mais plutôt un dissident, un homme courageux qui n’hésite pas à se dresser contre tous les pouvoirs. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les dirigeants du Parti qui professent une idéologie à laquelle eux-mêmes ne croient pas, l’ont empêché de finir sa plaidoirie au cours de son procès, et l’ont emprisonné pour une longue période.
C’est cette attitude qui a convaincu le comité Nobel de lui accorder son prix. A l’époque, les gouvernements occidentaux s’étaient élevés pour prendre sa défense, pour protester contre le fait que l’une des voix les plus signifiantes du siècle soit étouffée.
Et puis, le temps a passé. Personne n’a protesté contre la mise en résidence surveillée de Liu Xia dont le seul crime était … d’être l’épouse de Liu Xiaobo. Au fil des années, la Chine est devenue une grande puissance incontournable, dont on convoite le marché et les investissements. Depuis que Donald Trump a rejeté l’accord de Paris sur le climat et s’est réfugié dans un protectionnisme isolationniste, les dirigeants Européens se sont tournés vers Xi Jinping pour qu’il reprenne le flambeau de la lutte contre le réchauffement climatique et pour la mondialisation heureuse.
Devant de tels enjeux, que pèse un frêle être humain atteint d’un cancer du foie en phase terminale ? Le silence assourdissant qui a entouré la nouvelle de la « libération » du Prix Nobel en dit long sur l’importance que nos dirigeants accordent à la défense des droits de l’Homme. Aucun chef d’Etat ou de gouvernement n’a proposé d’accueillir Liu dans un de ses hôpitaux au risque de voir disparaître une conscience de l’humanité. Notre jeune président nouvellement élu interviendra-t-il pour qu’il soit soigné en France ?