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Billet de blog 11 décembre 2024

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Redéfinir la démarcation entre gauche et droite autour des enjeux environnementaux

La crise environnementale n'en finit plus d'attendre des réponses politiques systémiques urgentissimes. Au-delà des positions vertes devenues conventionnelles, quelle est réellement l'offre politique sur le marché ? La question de la gestion de crise environnementale doit servir de nouveau critère central de démarcation entre "gauche" et "droite". Proposition de grille de lecture discriminante.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L'époque rend difficile la lecture des idéologies politiques présentes sur l'échiquier actuel, a fortiori sur leur volet environnemental : propagande médiatique de plus en plus décomplexée, novlangue, injonctions à la pensée unique, dénigrement, diabolisation, criminalisation, dérive néolibérale, dérive anti-démocratique, etc. L'étiquette "politique de gauche", notamment, est complètement dénaturée par près de 20 ans de "politiques de gauche" au pouvoir sur les 40 et quelques dernières années de dérive néolibérale en continu. De même pour des expressions comme "enjeux environnementaux", "crise climatique", "urgence climatique", qui sont progressivement vidées de leur sens.

La plupart des cartes sont brouillées, et nous en perdons de vue à quel point l'urgence est pourtant réelle. Sauf à faire un effort conscient pour rester éveillés.

Il nous faut éclaircir les grilles de lecture des idéologies politiques, en les passant au crible des enjeux environnementaux. Déplacer la ligne de démarcation gauche/droite, pour la placer sur la question de la gestion de la crise environnementale. En bref, nous pourrions avoir :

  • à droite de cette nouvelle ligne une vision conservatrice classique, qui refuse tout changement de système au-delà, éventuellement, d'un changement de packaging pour le couvrir d'une couche de peinture verte ;
  • à gauche de cette ligne, on arrête de faire l'autruche, on s'entoure de scientifiques pour s'attaquer aux causes et pas seulement aux symptômes, et on apporte des réponses systémiques, à un problème fondamentalement systémique, pour ramener nos modes de vie dans les frontières du soutenable écologiquement ;
  • à cheval au milieu, un refus plus ou moins clair de positionnement, présenté comme une position modéré façon "ni-ni", ou "en même temps".

Sortir du capitalisme n'est plus un choix idéologique, mais une nécessité de survie de l'humanité

La double question centrale est celle du capitalisme, et celle de sa branche politique, le néolibéralisme. 

Dans la mesure où un vaste consensus scientifique se dégage autour de la responsabilité du capitalisme dans la crise actuelle, en sortir n'est plus un choix idéologique mais une nécessité de survie de l'humanité. "Gauche" et "Droite" devraient donc, naturellement, se définir autour de cette approche systémique : "Pour" ou "Contre" une sortie du capitalisme, et comment. 

Imaginons.

À droite de cette ligne de démarcation, le capitalisme et le néolibéralisme restent la seule voie possible. Il n'y a (toujours) pas d'alternative. Le besoin infini de croissance économique reste la clé de voute indispensable de toute stratégie politique. L'économie commande aux orientations de société. Elle reste nécessairement globalisée, basée sur le libre échange hautement dérégulé, financiarisée à outrance, et dictée par les besoins du marché. Les stocks de ressources naturelles sont supposés infinis. La science et la parole scientifique n'ont qu'une valeur intellectuelle de second plan, et la notion de caution scientifique n'est nécessaire que lorsque elle va dans le sens politique dogmatique souhaité. Dans le cas contraire, la science est au mieux ignorée. Au pire, elle devient la cible d'une criminalisation obscurantiste. La démocratie est optionnelle, tolérée seulement dans la mesure où elle cautionne les dogmes néolibéraux. Verdir le système peut être toléré, mais seulement dans les limites initiales du capitalisme, donc en conservant nécessairement une croissance positive. C'est le sens de l'oxymore "développement durable", ou celui des 17 Objectifs de Développement Durable (ODD) édictés par l'ONU, dont l'objectif n°8, qui établit l'intention de "Promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous".

Une parenthèse à propos de caution scientifique. Wikipedia nous rappelle que "La croissance économique est la variation positive de la production de biens et de services", autrement dit une production toujours plus importante, et qu'elle "est un processus fondamental des économies contemporaines, reposant sur le développement des facteurs de production, (...) l'accès à de nouvelles ressources minérales (mines profondes) et énergétiques (charbon, pétrole, gaz, énergie nucléaire, etc.) ainsi qu'au progrès technique". L'occasion de rappeler que depuis les années 70 et le rapport Meadows, qui pour la première fois met en évidence l'impossibilité d'une croissance illimitée dans un monde fini, les études scientifiques n'ont de cesse de confirmer et vérifier cette impossibilité, observations et démonstrations à l'appui. Les 9 limites planétaires, notamment, délimitent la stabilité de notre écosystème. 6 d'entre elles sont déjà franchies. On calcule également tous les ans le jour du dépassement, à partir duquel les ressources naturelles renouvelables en 1 an par la planète ont été consommées. Au rythme moyen de consommation français, en 2024 l'humanité vivrait à crédit depuis le 5 mai, et consommerait près de 3 planètes par an. Mais la répartition des richesses à l'échelle de l'humanité étant ce qu'elle est, ce jour s'établit en fait au 1er août, pour une consommation annuelle moyenne de 1,7 planètes. Précisons qu'il y a moins de 40 ans, en 1986, le jour du dépassement était estimé au 31 décembre.

À gauche de cette nouvelle démarcation, on trouve 2 principes fondamentaux, pré-requis indispensables à toute réflexion idéologique réaliste : (1) la prise de conscience explicite du niveau d'urgence, et donc de l'échelle de temps, réduite à peau de chagrin, dont dispose l'humanité pour se saisir du problème, et (2) la recherche de solutions systémiques, pour s'attaquer aux causes profondes de la crise plutôt qu'à ses seuls symptômes, et donc penser une sortie du capitalisme qui soit socialement équitable et juste.

La crise environnementale progresse sur une échelle exponentielle

Sur le premier principe, celui de l'échelle de temps (et pas seulement de temps, d'ailleurs), il est crucial de comprendre la notion d'échelle exponentielle, pour mesurer le degré d'urgence.
Prenons l'exemple de l'élévation des températures moyennes. Si on se réfère au site web gouvernemental du "Ministère de la Transition écologique, de l'Énergie, du Climat et de la Prévention des risques", l'élévation des températures depuis l'ère pré-industrielle, c'est-à-dire les années 1850, se situe à peu près à +2°C en 2024. Donc on observe une augmentation de +2°C en l'espace d'environ 2 siècles. 
Dans le même temps, ce même site web ministériel nous informe sobrement que l'objectif politique est dorénavant, non plus de viser une stabilisation de cette hausse du dérèglement, mais de s'adapter à la prévision scientifique actuelle de +4°C d'ici à l'horizon 2100 si rien n'est fait d'ici là. Donc à nouveau +2°C supplémentaires, cette fois en l'espace d'à peine 75 ans.
Récapitulons : après des siècles de stabilité des températures, 2 siècles d'activité humaine suffisent à entraîner une augmentation de +2°C, puis 75 ans de plus suffisent à doubler cette augmentation. Question : à ce rythme, où en seront les températures 20 ans plus tard ? + 8°C ? Et en 2130 ?
C'est ce qu'illustre bien la célèbre histoire du nénuphar sur son étang. Ce nénuphar double de taille chaque jour, et met plusieurs siècles à couvrir la moitié de l'étang : arrivé à ce stade, et à ce rythme, combien de temps supplémentaire lui faudra-t-il pour recouvrir la deuxième moitié de l'étang, autrement dit la totalité ? Réponse : une seule journée. Des siècles pour arriver à la moitié, une seule journée pour terminer.
Voilà ce qu'est une échelle exponentielle. Or la crise environnementale progresse sur une échelle exponentielle. Le comprendre permet une lecture mieux éclairée des arguments politiques des uns et des autres, et du fameux "réalisme" qui met fin à toute objection. "Ça a toujours été comme ça. Ça fait des siècles et des siècles qu'on vit avec ce nénuphar, qu'il grossit tous les jours, et ça n'a jamais posé de problèmes !".

S'appuyer sur la science, non sur le technosolutionnisme

Sur le deuxième principe, celui des solutions systémiques qui engagent dans une sortie du capitalisme, il n'échappe à personne que les solutions sont plus faciles à discuter qu'à mettre en oeuvre. Mais encore faut-il essayer. Commencer par sortir de la dictature intellectuelle du TINA, "il n'y a pas d'alternative" au capitalisme. S'appuyer sur la science, non sur le technosolutionnisme. Booster la recherche scientifique publique sous toutes ses formes en lien avec la crise environnementale. Intégrer une surveillance scientifique aux prises de décisions politiques à tous les niveaux. Adopter une gestion de crise des ressources naturelles. Sortir des logiques de flux tendus qui supposent des ressources infinies et disponibles à volonté. Planifier. Réguler. Maîtriser une répartition des richesses équitable et juste, de l'échelle individuelle à l'échelle globale, en passant par l'échelle collective. Bifurquer, et s'adapter.

Utopie anti-capitaliste, ou dystopie climatique. On a toujours le choix. Mais la fenêtre de choix se referme aussi vite que le nénuphar sur son étang.

Selon cette grille verte, qui est à gauche, qui est à droite ? Quelles idéologies aujourd'hui sont prêtes à nous sortir du capitalisme ? Lesquelles veulent nous y maintenir, au détriment de tout le reste ? Lesquelles nous expliquent "je voudrais bien, mais je peux point" ? Et que vaudrait une troisième voie, dite centrale ?

Les offres politiques de bifurcation existent. Sans tout résoudre encore, elles ont au moins le mérite d'oser se confronter honnêtement au problème. Mais curieusement, elles ne sont pas relayés sur CNews. Rares sont celles, en fait, qui parviennent à passer sans encombres les filtres de la censure médiatique pour avoir un droit de citer honnête. La vague ambiante de dénigrement et criminalisation de l'écologisme politique, dénoncée par l'ONU, est un véritable fléau obscurantiste, qui invisibilise toute velléité de bifurcation. Heureusement, résister reste une option.

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