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Billet de blog 27 avril 2016

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L'Europe est morte, vive l'Europe !

L'Europe doit être une solution, pas une source de problèmes. L'UE actuelle doit être déconstruite, pour laisser la place à un nouveau système politique qui unisse véritablement les peuples européens, au lieu de les mettre en compétition permanente les uns avec les autres. Le temps est venu de convoquer une Assemblée Constituante pan-européenne.

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OUI, les peuples Européens doivent s'unir, et NON, l'UE actuelle n'est pas la seule option, quoiqu'en dise le discours officiel. On peut être anti-UE et fondamentalement européen et pro-Europe. L'Europe est aujourd'hui à la fois le problème et la solution. Mais que savons-nous de l'influence actuelle de l'UE sur nos vies ? Quelle place tient-elle dans nos sociétés et nos politiques nationales, et quel rôle y joue-t-elle ? Quelle marge de manœuvre ont les gouvernements nationaux successifs que nous élisons ? Et quelle influence la couleur d'un gouvernement a-t-elle encore sur les politiques mises en œuvre ?
Une chose est sûre : quelle que soit cette influence, Jean-Claude Juncker, président de la Commission Européenne (branche exécutive de l'Union Européenne), nous a rappelé qu'"Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités Européens". Les directives et autres traités édictés par l'UE sont gravés dans le marbre, et les états membres n'ont d'autres choix que de les appliquer. En cela, les gouvernements nationaux sont devenus des préfectures de la gouvernance de Bruxelles. Sous couvert de réglementation à but économique, les choix politiques sont relégués au second plan. En plaçant l'Économie au centre de toutes les motivations, de toutes les décisions et de tous les débats dits "politiques", on fait de l'outil que n'aurait jamais dû cesser d'être l'économie une fin en soi, et on en oublie précisément l'essence politique des sujets concernés. Autrement dit on en oublie que l'économie doit servir la société, et non le contraire. Peu importe, finalement, de savoir si c'est intentionnel ou pas ; le fait est là, et nous ne sommes pas dupes.
Nous connaissons déjà tous le Pacte de stabilité et de croissance et le Pacte budgétaire, ou tout du moins leurs conséquences dramatiques sur l'ensemble des politiques sociales et sociétales engagées par les gouvernements. Au titre de ces pactes nous devons accepter que la vision de société qui guide l'essentiel des politiques actuelles soit celle d'un porte-monnaie suffisamment bien garni pour permettre aux banques de spéculer toujours plus sur le dos des états. Le bien-fondé de cette fameuse "dette publique", créée de toute pièce pour le seul bénéfice de banques privées, ne devrait-il pas faire l'objet d'un débat véritablement politique ? La Grèce a bien essayé de remettre en question la légitimité de cette dette, mais l'UE n'a cure des débats démocratiques, et le pouvoir des intérêts financiers privés finit toujours par l'emporter, qu'il soit légitime ou non, manifestement.
Le dogme du Tout-Compétition

Au-delà de la mise sous tutelle financière des états par des banques privées, et sous couvert d'union économique, l'UE s'attache également à donner corps aux dogmes ultra-libéraux, au premier rang desquels le dogme du tout-compétition. Il n'aura échappé à personne que l'ultra-libéralisme économique établit comme principe fondamental que la Compétition est la base des échanges économiques. L'UE va plus loin encore, et impose une mise en compétition systématique à tous les niveaux : individuel, collectif, géo-politique, culturel, éducatif, etc. Et là encore, les conséquences sociétales ne souffrent aucun débat démocratique ou choix politique. Tel est l'objet d'un dogme : une vérité affirmée, considérée comme essentielle, et à laquelle on ne peut qu'adhérer sans discussion.
Ce dogme du Tout-Compétition prend corps sous différentes formes. Pour illustrer le propos, prenons l'exemple de la stratégie de Lisbonne, qui en 2000 énonce la ligne directrice à suivre pour les 10 années à venir en matière de développement économique et politique. Cette stratégie consiste à faire de l'UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010 », et de poursuivre sur les objectifs en précisant que cette "économie du savoir" doit être « capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Accessoirement je laisse les lecteurs évaluer eux-mêmes dans quelle mesure cet objectif d'amélioration quantitative et qualitative a été atteint. Discutons plutôt une analyse politique : est-il dans l'intérêt collectif d'une société de considérer le savoir comme un bien économique ? Est-il dans l'intérêt des individus qui composent cette société d'avoir accès au savoir comme à n'importe quel autre bien de consommation ? À en croire l'UE ces questions ne souffrent pas de débat politique : quelle que soit la couleur des gouvernements nationaux ils n'ont d'autres choix que de se plier à cette stratégie et la mettre en œuvre. Nous assistons donc, insidieusement, à la privatisation du savoir, et "aucun choix démocratique ne peut aller contre".
Et en effet, les gouvernements se sont depuis succédés en France, de droite comme de gauche libérale, qui se sont appliqués à donner corps à cette stratégie de privatisation du savoir. L'exemple le plus patent concerne certainement l'Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR), au cœur des processus d'acquisition et de diffusion du savoir dans nos sociétés. L'autonomie des Universités, l'Agence Nationale de la Recherche (ANR), le Crédit Impôt Recherche (CIR), la modification de la mission des Enseignants-Chercheurs pour inclure la valorisation, autant de mécanismes qui vont strictement dans la même direction et que nous devons à la droite autant qu'à la gauche libérale. Il est donc illusoire de croire que la couleur politique du gouvernement ou du parlement ait une quelconque influence sur la direction suivie. Une préfecture n'est pas sensé avoir de couleur politique. Prenons le cas de ce qu'on appelle "l'autonomie des universités" : comme la pilule était trop grosse à avaler d'un seul coup, les objectifs à moyen terme ont été revus à la baisse et les mesures prises n'accordent qu'une autonomie relative. Mais qu'on ne s'y trompe pas : l'intention demeure, et le gouvernement Hollande n'a rien changé à ce qu'avait entrepris les gouvernements Chirac et Sarkozy. La privatisation de l'ESR est en marche, et bien en marche. Et les mesures de restriction budgétaires sont, à ce titre, un outil très efficace pour arriver aux mêmes fins tout en évitant le débat politique de fond. Budget oblige, tout le monde est au pain sec et à l'eau (et encore). Résultat : puisque vous ne voulez pas de la privatisation de l'Université (rappelons-nous les mouvements universitaires sans précédents de 2009 contre la LRU, Loi relative aux libertés et responsabilités de universités, dite d'autonomie des universités), nous vous coupons les vivre jusqu'à ce que vous finissiez par la réclamer. C'est la technique bien connue de l'étranglement, ou supplice de l'eau. Et il faut bien admettre que la stratégie fonctionne. Si même un état membre comme la Grèce ne peut y résister, que peut faire une université dite autonome pour résister ?
Plusieurs billets seraient nécessaires pour évoquer chacune de ces mesures insidieuses, et leurs conséquences sur le fonctionnement de l'ESR au quotidien et sur le long terme. Pour illustrer le propos, citons simplement un cas largement médiatisé à la rentrée universitaire 2014-2015, celui de l'Université Paul Valéry (UPV), à Montpellier. À l'époque, sa présidente, Anne Fraïsse, fait largement savoir à travers les médias que les mesures budgétaires du gouvernement la contraignent à prendre, contre sa volonté, des mesures draconiennes de fermeture de filières, et de filtrage des inscriptions par tirage au sort des étudiants. La pratique fait scandale, et l'Université Paul Valéry obtient, pour cette année-là (et cette année-là seulement), la "rallonge" budgétaire nécessaire à son bon fonctionnement. Plusieurs enseignements sont à tirer de cette expérience :
- l'audit des comptes de l'université a montré une gestion sans tâche, ce qui revient à dire que l'État, de fait, ne finance pas ses université à la hauteur de ses besoins élémentaires ;
- le cas de l'UPV est loin d'être isolé, et ne doit son salut de l'époque qu'à une hyper-médiatisation de l'affaire, mais dans le même temps un rapport de l'UNEF de 2013 recense 36 universités qui pratiquent alors, sans bruit, des frais d'inscriptions et des modes de sélection du même ordre.
L'étranglement est à l'œuvre. Lentement, mais sûrement. L'État est manifestement hors-la-loi (plusieurs procès sont déjà perdus, et de nombreux autres sont en cours), mais attend patiemment que les suppliciés réclament eux-mêmes qu'on leur passe la corde au cou. Le coût des procès semble moindre au regard de l'enjeu.
Il s'en suit une prédiction malheureusement facile à faire : le temps viendra, relativement proche de nous, où les établissements universitaires dits "autonomes" réclameront d'être libérés des dernières soi-disant "contraintes" qui leur sont imposées en matière de financement et donc en premier lieu de droit d'inscriptions. En poursuivant dans cette voie, gageons que la génération actuelle d'étudiants devra, demain, se saigner aux quatre veines pour offrir à ses enfants les mêmes opportunités d'enseignement supérieur que celles dont ils ont bénéficié eux-mêmes.
La question politique qui n'est (plus) jamais posée, alors qu'elle devrait être au cœur du débat, et celle de la place du Savoir dans la société. La vision dogmatique de la Stratégie de Lisbonne nous impose un changement radical de paradigme : là où la vision républicaine considérait le savoir comme un outil d'émancipation des individus, qui par voie de conséquence profite à la société dans son ensemble et dans lequel il est donc indispensable d'investir, l'UE considère dorénavant qu'il s'agit d'un bien strictement économique, d'ordre privé, soumis au principe du Tout-Compétition, et qu'il convient donc de monnayer. À partir de là tout s'explique avec une certaine logique : l'accès à une éducation supérieure doit se faire comme dans un supermarché, avec passage à la caisse obligatoire, les résultats de la recherche doivent nécessairement faire l'objet d'une valorisation commerciale (ANR, CIR, mission des Enseignants-Chercheurs) qui profite à des intérêts économiques privés, etc. Seule compte la compétition : biens, personnes, peuples, savoir, tout y passe. Le Darwinisme social devient un fondement, un pilier de la société contre lequel même l'alternance politique démocratique ne doit plus avoir son mot à dire.
Ce dogme du Tout-Compétition est devenu une arme absolue, une sorte de réponse universelle à toute véhémence politique qui tenterait de faire valoir des arguments d'intérêt collectif, de Liberté, d'Égalité, ou de Fraternité. Et gare à qui ose toucher aux dogmes ! Le débat politique contradictoire ne peut avoir lieu qu'au-delà, sur des points de détail et des questions de mise-en-œuvre qui ne tiennent aucun compte de la vision globale. La politique est, en somme, ramenée à des questions administratives, tandis que l'administration se charge des questions politiques.
Cet inversement des rôles pourrait sembler ironique s'il n'était pas triste à pleurer.
Sommes-nous prêts ?

Ne perdons pourtant pas de vue l'essentiel : l'union des peuples européens reste sans aucun doute la meilleure voie à suivre. Mettre en évidence les carences de l'UE actuelle n'est utile que pour pointer du doigt la nécessité et l'urgence de construire un nouvel environnent politique pour le continent. Ce qui est anxiogène c'est le modèle du Tout-Compétition que les peuples européens s'imposent à eux-mêmes. L'Union Européenne actuelle n'a d'union que le nom. Nous devons trouver un modèle pour que cette union devienne une force. Concevoir démocratiquement un tel modèle est le rôle d'une Assemblée Constituante.
Osons donc nous poser, honnêtement, cette fameuse question : sommes-nous prêts à devenir Européens ? Sommes-nous prêts à abandonner nos souverainetés nationales au profit d'une souveraineté Européenne ? La réponse n'est pas simple, et mérite là encore d'être débattue.
Commençons par souligner que la remarque usuelle "les gens ne sont pas prêts" est une affirmation gratuite, rarement argumentée, et donc rarement fondée et relativement facile à avancer. Je ne connais d'ailleurs aucun adepte de cette remarque capable d'expliquer ensuite sur quels critères évaluer si "les gens" sont prêts ou non. Et même en admettant que ce soit le cas, que nous ne soyons pas prêts (ce que je ne crois pas), que faisons-nous pour nous préparer, justement ? Si nous avons effectivement l'intention de nous unir politiquement, sur quels points devons-nous travailler pour y parvenir ? Ou pour les plus réticents, l'alternative des replis nationalistes est-elle plus réjouissante ?
Je crois pour ma part, fermement, que nous sommes riches de nos différences, et qu'il est possible de concevoir un système harmonieux où la tentation des uns de dominer les autres soit suffisamment contrôlée pour permettre que la diversité devienne enrichissement mutuel.
Des craintes récurrentes concernent souvent la perte éventuelle de repères culturels locaux et régionaux, et bien sûr la question linguistique. Je ne crois pourtant pas que ces questions doivent être sujets à craintes. Au contraire, en fait. Pour commencer, nous devons garder à l'esprit que nous parlons de construire un système politique pour un demi-milliard de personnes, et que ce qui peut apparaître comme des difficultés à court terme ne le sera plus forcément pour les générations futures. Nous construisons pour nous, certes, mais surtout pour nos enfants. Si la multiplicité des langues devient notre quotidien alors nos enfants développeront les compétences en langues nécessaires, et le multilinguisme fera partie du quotidien. L'exemple de la République d'Inde est particulièrement instructif à cet égard. Avec ses 1,3 milliards d'habitants, l'Inde compte 22 langues officielles, et pas moins de 1652 langues maternelles reconnues à travers le pays. Il est intéressant de constater que cette diversité est érigée en richesse, et que la plupart des indiens maîtrisent plusieurs langues : leur langue maternelle, l'anglais comme langue administrative, et bien souvent également l'hindi, langue principale de Bollywood, lorsqu'ils ne maîtrisent pas également une ou deux autres langues limitrophes de leur propre langue maternelle. Pour autant, les indiens ne souffrent pas de pertes d'identités culturelles locales, bien au contraire. Les échanges linguistiques font simplement partie intégrante de leur patrimoine.
La place de l'anglais dans ce patchwork linguistique indien mérite une attention particulière. Après le départ des colons britanniques le 15 août 1947, l'anglais est conservé comme langue administrative et économique, et force est de constater que près de 70 ans plus tard il n'a pas supplanté les langues locales. Dans le contexte européen, la solution d'un multilinguisme officiel associé à une langue administrative mérite réflexion. L'anglais serait un candidat naturel, certainement le plus simple à mettre en place à court terme. Néanmoins, à la différence de l'Inde, l'anglais est, en Europe, langue maternelle de nombreuses populations. L'adoption de l'anglais comme langue administrative peut donc susciter un sentiment de domination ou de privilège indu parmi les populations non-anglophones à ce jour. Utiliser une langue auxiliaire telle qu'Espéranto ou Interlingua pourrait être envisagé comme alternative. Dans ce cas, le problème évident qui se poserait à court terme serait celui de l'apprentissage. Mais l'histoire montre que le problème ne serait que de courte durée, tellement l'acquisition d'une langue administrative à l'échelle d'un pays peut se faire rapidement. Nombreux sont ceux parmi nous, francophones, à avoir en mémoire des parents, grand-parents ou arrière grand-parents, dont la langue maternelle était une langue régionale. La stratégie de l'école de la République d'alors était de contraindre à la pratique du français. Nous devons apprendre de cette expérience à au moins deux titres : (1) l'introduction d'une nouvelle langue peut se faire en un temps relativement réduit à l'échelle du développement d'une société, et (2) la contrainte académique n'est pas la solution si l'on souhaite maintenir le multilinguisme en pratique.
Précisons qu'à ce stade de la réflexion je ne défend aucune des deux solutions (anglais ou langue auxiliaire). Nous n'en sommes encore qu'à énumérer les possibilités, et en discuter les avantages et inconvénients.
Quoiqu'il en soit, les solutions existent pour construire sans violence une Europe où tous et chacun trouvent leur place.

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