Les Tunisiens sont confrontés aux violences des islamistes radicaux pour imposer leur propre loi. Le parti islamiste « modéré » au pouvoir laisse faire. Les libertés publiques et la démocratie chèrement acquises par la révolution sont en péril. Entretien avec deux militants de l'opposition de gauche tunisienne.
Le 26 mai dernier, après avoir attaqué des bars et des commissariats, quatre cents salafistes (ICI) ont dévasté et incendié un hôtel, à Jendouba. Dans la même province, quelques jours avant, ils ont voulu appliquer la charia en tentant d'amputer la main d'un jeune homme, accusé de vol. Ce dernier a perdu trois doigts et est hospitalisé..
Au nom de la barbe et du niqab, des étudiants et des professeurs sont agressés dans les universités. Dans la province de Nabeul, à Kelibia, c'est une conférence sur l'extrémisme religieux qui est interdite par la force... Chaque jour apporte sont lot de violations et d'atteintes répétées aux libertés fondamentales.
Emblématique de cette contre-révolution rampante, la condamnation du patron de Nessma TV au tribunal de première instance de Tunis, le 3 mai, « pour la diffusion au public d'un film troublant l'ordre public et portant atteinte aux bonnes mœurs », après que sa chaîne de télévision eut diffusée le film Persépolis, en 2011. L'oeuvre de la Franco-Iranienne Marjane Satrapi représente dieu sous forme humaine, alors que l'islam l'interdit...
Depuis l'élection de la Constituante le 23 octobre 2011 (ICI), le parti islamiste « modéré », Ennahdha (ICI), qui dirige le gouvernement de coalition, pèse de tout son poids sur la préparation de la nouvelle constitution tunisienne.
« Incompétent » et «inefficace » pour résoudre les problèmes sociaux et économiques qui minent la société tunisienne, selon ses détracteurs, Ennahdha s'attaque à « l'état civil », (le nom donné à la laïcité par les démocrates tunisiens) à travers son projet de constitution soumis à la charia et en conditionnant les libertés au respect de toutes les formes du sacré.
Rebondissement tactique face aux nombreuses protestations, Hamadi Jebali (ICI), leader d'Ennahdha et chef du gouvernement, a finalement du renoncer à la charia comme première source législative, tout en affirmant que « l'islam est la religion de l'État, avec tout ce que cela implique »...
Signe de l'atmosphère inquiétante qui règne actuellement en Tunisie, ils préfèrent s'exprimer avec des pseudonymes et en dire le moins possible sur eux-mêmes. De passage à Paris, Bechir, 46 ans, proche de la gauche radicale tunisienne (Watad, Mouvement des Patriotes Démocrates regroupant plusieurs partis d'extrême gauche) et Adel, 58 ans, proche du Parti Démocratique Progressiste (PDP, social-démocrate, seize sièges à la constituante) (ICI), analysent la situation chaotique de la Tunisie.
Ennahdah affiche un programme islamiste modéré s'inspirant de la Turquie et, en même temps, il semble incapable de réprimer les manifestations de violence des islamistes radicaux, les salafistes, qui se multiplient dans le pays.
ADEL. Ennahdah est devant un dilemme. D'un côté, il ne veut pas attaquer de front les salafistes parce qu'il a besoin d'eux comme électeurs, d'un autre côté il veut les instrumentaliser pour faire taire ses opposants. Avec ce message adressé aux Tunisiens : «Vous voyez qui sont les extrémistes, nous nous sommes les modérés ! »
En réalité, Ennahdah, tente de conjurer les risques de son implosion ; il va tenir son congrès en juillet et on peut s'attendre à un débat interne musclé entre les islamiste « durs», partisans des salafistes, et les islamistes « modérés ».
Pour mieux me faire comprendre, je voudrais citer Oum Zied (ICI), journaliste et défenseuse des droits de l'homme :
« Pourquoi le gouvernement Ennahdah se tait sur les violences salafistes en Tunisie ? Quatre hypothèses possibles :
1/ L'aile non officielle d'Ennahdah veut terroriser le peuple pour faire taire les voix dissidentes.
2/ Les salafistes sont des voix électorales et Ennahdah ne veut pas les perdre.
3/ Ennahdah laisse faire les salafistes pour que les gens disent : “Ennahdah c'est mieux !”
4/ Les trois premières réunies ! »
Comment réagit la population à ce double jeu d'Ennahdah ?
ADEL. C'est une arme à double tranchant : les salafistes font beaucoup de tort à Ennadha, les gens ne sont pas idiots et ils veulent que le parti au pouvoir clarifie sa position en sortant de son flou artistique.
Cette duplicité d'Ennahdah est-elle seulement tactique où est-ce qu'elle n'exprime pas aussi ses ambiguités profondes par rapport aux acquis démocratiques de la révolution ?
ADEL. Il y a une crainte réelle, exprimée en particulier par les intellectuels tunisiens, que Ennahdah tourne progressivement casaque et remette en cause les libertés et la démocratie. Ces partisans n'ont pas montré jusqu'ici qu'ils étaient des vrais démocrates : Ils ont été capables d'agir afin que la loi électorale pour l'élection de l'assemblée constituante leur soit favorable, et il y a un vrai risque pour qu'ils traficotent encore les élections, qu'ils achètent des voix.
Le danger est que, progressivement, Ennahdah parvienne à tout contrôler. Par exemple, aujourd'hui il écarte les cadres des ministères et des administrations pour placer ses hommes. Il remet aussi en cause la séparation entre le législatif et l'exécutif, comme lorsque, récemment, le ministre de la justice décide unilatéralement d'écarter 81 magistrats, au prétexte qu'ils sont corrompus... Mais il n'a pas à faire justice lui-même !
BECHIR. Franchement, à bien connaître les islamistes, y compris les plus « modérés », je pense que leur « inconscient politique » les pousse à aller vers une sorte de totalitarisme. C'est que l'idée de la diversité est incompatible avec une vision du monde selon laquelle une seule idée s'imposera tôt ou tard.
Ils sont très incohérents quand ils parlent de démocratie. Par exemple, quand le président d'Ennahdah, Rached Ghannouchi (ICI), dit qu'il ne veut pas interdire le vin afin de respecter la diversité, mais qu'il va pratiquer des prix prohibitifs pour dissuader les gens d'en boire ! Ou encore quand il justifie la polygamie par le fait que beaucoup de femmes tunisiennes sont célibataires !...
Face à ce « totalitarisme rampant » que vous dénoncez, on a l'impression que les forces démocratiques tunisiennes sont impuissantes...
ADEL. Le problème est effectivement que l'opposition est très divisée. Pas parce que ses composantes ont des visions économique et politiques très différentes, mais essentiellement pour des questions de leadership.
Les leaders des partis d'opposition sont tous conscients de la nécessité de préparer une alternance, de la nécessité d'un gouvernement démocratique et de sauvegarder les libertés acquises par la révolution, mais chacun dit : « Moi je suis prêt à m'unir avec d'autres forces, mais seulement si je suis le chef ! » Et l'opposition n'a pas non plus de chef charismatique. Au final, il n'y a pas de front commun des partisans sincères de la démocratie pour les prochaines échéances électorales.
Comment expliquez-vous cette suprématie des islamistes dans un pays comme la Tunisie qui s'était jusqu'ici démarqué du reste du Maghreb sur la place de la religion dans la société ?
BECHIR. Pour comprendre la situation actuelle, il faut revenir à la genèse de la révolution. De Bourguiba à Ben Ali, la Tunisie n'a jamais été un havre de paix, bien au contraire. Au cours de toute ces années, il y a toujours eu des tensions, des révoltes, des foyers de contestation incarnés principalement par la confédération syndicale tunisienne, l'UGTT (ICI), l'université, un bastion de la gauche radicale, et aussi des corps sociaux, comme les avocats, les enseignants... Malgré une répression féroce, ils ont toujours résistés.
Quand Ben Ali est tombé, ces militants de la gauche résistante n'étaient pas prêts pour s'adresser au peuple. Ils ont cru que leur légitimité historique allait leur permettre de récolter naturellement les fruits de leur action passée, et en plus ils se tiraient dans les pattes !
Les islamistes de leur côté, malgré la répression, étaient bien organisés dans les mosquées. Ils ont su tirer les marrons du feu quand les partis de gauche ont réclamé, par honnêteté mais aussi avec une certaine naïveté politique, l'élection d'une constituante, centrant ainsi le débat sur le terrain institutionnel.
Les islamistes, eux, ont réussi à focaliser le débat autour de leurs promesses démagogiques sur le travail, le chômage... n'hésitant pas aussi à acheter des voix. Enfin, ils ont su jouer sur la « fibre nationale-religieuse » en se présentant comme des « arabo-musulmans » pour mieux stigmatiser leurs adversaires, décrits comme le « parti de la France », celui des « mécréants sans foi ni loi ».
Comment faire pour que cette contre-révolution menée par les islamistes ne finisse pas par l'emporter ?
ADEL. À mon avis, quatre acteurs majeurs peuvent se conjuguer pour retourner la situation :
1/ l'UGTT qui est capable de jouer à la fois son rôle syndical et politique.
2/ La société civile qui reste très dynamique, à travers ses associations notamment..
3/ Les femmes, qui sont 50% de la population, et qui sont les plus menacées par une remise en cause de leurs droits.
4/ Les partis politiques qui doivent s'organiser face au péril, il y a des tentatives pour qu'ils s'unissent en disons deux ou trois blocs et pas une vingtaine comme aujourd'hui.
Enfin, il y a un cinquième éléments de poids : l'attitude de l'Europe et de la France. Il faut savoir qu'Ennahdah bénéficie du soutien des pays du Golfe et des États-Unis. Ces derniers veulent donner sa chance à une démocratie islamique modérée comme en Turquie et font le pari de contenir ainsi le terrorisme. Enfin, ils apportent leur soutien à un parti acquis à l'ultralibéralisme...
L'Europe et la France devraient comprendre qu'une implantation durable des États-unis au Maghreb ne peut se faire qu'à leur détriment. Elles ont donc tout intérêt à aider le peuple tunisien à contrer l'islamisme en conditionnant leur aide à la consolidation des libertés et de la démocratie.
La Tunisie compte 800 000 chômeurs (pour une population de 10,6 millions d'habitants, il y a 300 000 chômeurs de plus depuis la chute de Ben Ali,) et les inégalités régionales et sociales sont toujours là. La question sociale est brûlante et les grèves sont toujours aussi nombreuses (500 grèves depuis la chute de Ben Ali)...
ADEL. Aujourd'hui, le gouvernement Ennahdah ne fait rien de concret pour améliorer la situation sociale et réduire le chômage. Même sur une question aussi simple et peu coûteuse à régler comme celle des martyrs de la révolution, les promesses d'indemnisation ne sont pas tenues, la seule réponse c'est la matraque lorsqu'ils manifestent.
BECHIR. Le problème est que le discours d'Ennahdah qui veut faire passer les démocrates pour des « mécréants » passe auprès du « petit peuple ». D'un autre côté, le mécontentement social est tel que le peuple peut se lever à nouveau contre Ennahdah et sauver la démocratie.