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Monsieur le Président,
Dans un discours historique en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre vous avez, le vendredi 23 novembre 2015 dans la cour des Invalides, pour désigner les auteurs du meurtre de 130 de nos concitoyens parlé d'une « horde d’assassins » associés à une « armée de fanatiques ». Vous avez par ailleurs, face au « risque de la désunion », rappelé « l'unité de la nation française portée par les mêmes valeurs.
En invoquant une horde d'assassins fanatiques à l'origine de ces crimes, en reléguant l'identité de ces meurtriers à des territoires lointains gouvernés par la terreur, en voilant ces visages d'un noir radical, vous semblez avoir été tenté, M. le Président, d’expulser hors de nos frontières une des racines du mal qui nous frappe. Et d’évacuer, par la même, une douloureuse question: lorsque cinq français participent au massacre de 130 de leurs compatriotes, de quelle pathologie sociale ces crimes sont-ils le symptôme?
Depuis le 13 novembre 2015 la fracture sociale ne peut plus être le simple porte drapeau d’un slogan électoraliste. Elle est une cassure dont ce massacre en révèle l’ampleur profondément inquiétante et préoccupante.
Ce drame nous alarme tout autant qu'il nous rappelle dans une violence inédite le mépris politique pour certaines urgences sociales. Le mépris pour des quartiers qui n'ont avec la vie de la nation plus aucun point de convergence, dont les réalités ne croisent que par accidents l'unité de la nation et dont les valeurs ne se déclinent qu'à l'empire sauvage et ravageant du consumérisme et du libéralisme.
Aujourd’hui, ce massacre surgit comme une violente interrogation adressée à notre pays. Une interrogation qui pointe les limites d’une République qui vacille. Une interrogation face à laquelle ni les bombes, ni les lois superlatives d'exceptions, ni les centres de déradicalisation, ni les déchéances de nationalités ne constitueront des réponses aux problématiques et aux processus qui participent au point de bascule dans le radicalisme.
Depuis l'attentat de Charlie Hebdo, une once de préoccupation politique semblait s'être manifestée au sujet d'une laïcité questionnée par nos pluralités culturelles.
Depuis le 7 janvier, comme depuis trente ans, les discours politiques n’ont cessé de feindre la prise en compte des territoires perdus de la République où se superposent de façon chaotique l'exil, la précarité économique et sociale, la violence et l'errance, l'échec scolaire et la stigmatisation.
Si le chômage endémique constitue toujours une priorité nationale et si la sécurité est une urgence nationale depuis le 13 novembre, nos quartiers incarnent aujourd’hui l’état d’urgence sociale car la fracture sociale n'oppose plus seulement et simplement le monde des élites et des exclus mais concerne une fragmentation plus générale du lien social.
La fracture est dans notre culture lorsqu’elle échoue à préserver des enfants toujours plus jeunes de l’emprise quotidienne, absolue et aliénante des écrans et des médias; lorsque les capacités de jouer et d’imaginer, si fondamentales au développement de l’enfant, sont entravées, carencées ou ignorées; lorsque des enfants se construisent à partir de ruptures intergénérationelles des transmissions culturelles, de la mémoire, de l’histoire et des repères symboliques.
La fracture est dans nos écoles lorsque les programmes, faute d'un enseignement intégrant la pluralité et les complexités de notre monde contemporain, délivrent des connaissances décontextualisées des espaces sociaux et géographiques où ils s’enseignent.
Dans nos institutions pourvoyeuses de soins éducatifs, sociaux médico et psychologiques où chaque jour des équipes œuvrent à un long et précieux travail de lien, au chevet de ces fractures et de leurs effets, des gouvernances appliquent, sans états d'âmes ni préoccupations déontologiques, des modèles d'économies marchandes qui conditionnent ces soins à des logiques de gestions et de rentabilités, d'uniformisation de la pensée, des pratiques professionnelles et des singularités individuelles.
Parce que vous êtes le représentant d'une certaine éthique de la politique, parce que ce drame appelle un certain courage politique, parce que ce drame vous met plus que tout autre en situation de responsabilité historique, ne laissez pas passer, M le Président, l'urgence qui s'impose d'une pensée et d'une action véritablement socialiste.
À l'heure où des crispations citoyennes inquiètent dans l’écho de ce drame notre démocratie, où la terreur nourrit la tentation du repli et les prédations politiciennes, dans ce temps où vous avez rappelé le principe de «l’unité de la nation française portée par les mêmes valeurs », ne laissez pas passer M. le Président, l’urgence de sauver encore quelques espaces sociaux des conquêtes et des mainmises idéologiques du néo libéralisme, du fondamentalisme et du populisme.
Vous avez, le 31 décembre 2015, en vous adressant aux français, exprimé le souhait de « lutter ensemble et intensément contre tout ce qui fracture notre société ».
Souhaitons que votre vœu trouve sa nécessaire et urgente réalisation.
Car à ne s'en tenir qu'aux déclarations et décisions politiques que vous avez formulées en réponse à ce drame, réduites à des effets strictement sécuritaires, nationalistes et démagogiques, il y aurait à craindre que le plus dur reste à venir.
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