Les Cahiers de la LCD (Lutte Contre les Discriminations), « Mutations du travail et “ nouvelles ” formes de discriminations » (L’Harmattan, 2019), numéro dirigé par Djaouidah Séhili et Tanguy Dufournet, présentent un ensemble d’articles qui donne à voir un processus de détérioration du salariat induisant des formes spécifiques d’inégalités et de discriminations aux enjeux de sociabilité loin d’être connus dans leurs conséquences et encore moins maîtrisés. Les contributions adoptent une perspective originale et encore peu documenté en France, contrairement aux États-Unis[1] où Evangelina Holvino, proposait, dès 2008, de « reconceptualiser les intersections de la race, du genre et de la classe [... afin de montrer de quelles « façons les relations et la stratification de la race, du sexe et de la classe sont intégrées dans les structures organisationnelles, les processus et les méthodes de travail, qui semblent normales alors qu’elles produisent et reproduisent, en même temps, des relations particulières d’inégalités et de privilèges »[2].
Tous les articles de ce numéro méritent en ce sens d’être lus et apportent leur contribution à la nécessité de repenser les voies et processus à mettre en œuvre pour tenter d’unifier des producteurs/trices très largement divisées par la non reconnaissance réciproques des inégalités et discriminations réellement subies.
Dans son article intitulé « Itinéraires instables et exposition aux risques discriminatoires », Emmanuelle Marchal aborde la question du lien entre l’instabilité des parcours professionnels des individus et les risques discriminatoires. L’enchaînement des contrats courts, leur non-renouvellement, la volonté d’accéder à des emplois stables et à des emplois de titulaires, se traduisent, selon l’auteure, par des remises à l’épreuve périodiques des individu.e.s, alors même que les employeurs les connaissent déjà. Elles sont autant d’occasions d’opérer des jugements à caractère discriminatoires qui ne se limitent pas aux critères du sexe, de l’origine présumée, de la race ou de l’âge mais s’étendent à ceux de la santé, des grossesses, du handicap ou encore de l’appartenance syndicale. Emmanuelle Marchal aborde cette question à partir de l’analyse des réclamations déposées au Défenseur des droits, concernant des embauches dans les secteurs public ou privé.
Suivant la même logique, l’article de Maël Dif-Pradalier, au titre évocateur de « Changer la donne ou donner le change ? Enjeux et usages d’un groupement d’employeurs d’insertion et de qualification pour la grande entreprise » (GEIQ) fait découvrir cette forme d’intermédiaire de l’emploi, encore peu diffusé en France, chargé par certaines entreprises de faire rentrer en son sein un public qui lui est d’ordinaire étranger (femmes, jeunes notamment issu.e.s de l’immigration et « séniors »). Le recours au GEIQ permet surtout à la grande entreprise donneuse d’ordre de résoudre des problèmes de recrutement sur des métiers « en tension » tout en contribuant à atteindre des objectifs en termes de politique de diversité et de RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise). Pour les travailleurs/euses sélectionnées par contre les bénéfices en sont modestes, et surtout, les mécanismes internes producteurs de hiérarchisation et de segmentation sociales des publics et des statuts d’emploi, les marginalisant, restent in fine inchangés.
Ciblant les « Discriminations acceptables et le racisme inavouable dans le travail intérimaire », Grégory Giraudo-Baujeu propose d’analyser les insertions professionnelles des salariés intérimaires, à travers l’observation de l’organisation du travail et des tâches dans les entreprises, ainsi que leurs relations avec les salarié. e. s permanent. e. s. Pour lui, le statut d’emploi semble encore être aujourd’hui un critère de discrimination, notamment dans l’attribution du sale boulot. Non seulement ces discriminations sont acceptées et considérées comme acceptables par l’ensemble des acteurs de l’intérim – agences, entreprises, salariés intérimaires –, mais elles apparaissent, dans certains cas, comme des moyens confortables et sereins d’expression de formes de racisme. Derrière la hiérarchisation des postes assumée, se dessinerait une ethnicisation des tâches plus controversées. Derrière des discriminations acceptables, s’exprimerait un racisme inavouable.
C’est également de discriminations raciales dont il est question dans l’article d’Ibrahim Diallo intitulé « Discrimination raciale ou distinction en fonction de l’expérience professionnelle ? Des ambiguïtés qui posent question ». À partir de la démission d’un groupe de saisonniers subsahariens, l’auteur analyse l’amplitude des discriminations dans les grandes exploitations agricoles en Bretagne saisies a priori à l’aune de critères objectifs de gestion, comme ceux de l’expérience ou de l’ancienneté, et à ceux plus subjectifs des compétences et/ou savoirs perçus au travers de notions de fidélité ou de loyauté. Dans le discours des employeurs, ces critères expliqueraient la différence de traitement entre « nouveaux venus » et «anciens ». De toute évidence ce discours dissimule une discrimination raciale, comme en témoigne le fait que les saisonniers qui se retrouvent systématiquement à la marge sont exclusivement des subsahariens.
Pour conclure ce numéro, Patrick Rozenblatt s’attaque aux nomenclatures d’Etat qui nous classent et nous divisent. Son texte intitulé « Mutations du travail et renommées : quand les catégories de la statistique d’État discriminent les retraité. e. s en les classant comme “inactifs.ves” » interroge les catégorisations discriminantes de l’activité en les confrontant à la réalité des formes de coopération propres à la division sociale du travail productif. Selon lui, si les catégories statistiques de l’État annonçent servir théoriquement à mesurer des représentations du réel afin de permettre l’élaboration de « justes » politiques publiques, dites d’intérêt général, avec l’expansion de processus d’invalorisation du travail, elles deviennent inégales et discriminantes quand elles divisent la population entre actifs/ves et inactifs/ves[3]. Inégales parce qu’elles camouflent la réalité des rapports hiérarchiques de production et contribuent à rendre invisible la contribution d’une grande partie de la population des dits retraités à la production de valeur. Discriminatoires parce qu’elles permettent de les montrer du doigt tels des « oisifs.ves » ou des « frelons », tout en discréditant la catégorie même de retraite.
Djaouidah Séhili, Tanguy Dufournet
[1] Séhili D. (2020), Pour une sociologie intersectionnelle du travail, Éditions Syllepse, coll. Présent Avenir, à paraître.
[2] Holvino E. (2008), « Intersections : The Simultaneity of Race, Gender and Class in Organization Studies », Gender, Work & Organization, vol. 17, n° 3, pp. 248‐ 277
[3] Rozenblatt P., Razzia sur le travail, Critique de l’invalorisation du travail au 21e siècle. Syllepse, 2017.