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Billet de blog 3 juin 2020

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La dynamique sociale, ou centripète incluante, ou centrifuge excluante

Depuis la fin des Trente Glorieuses on assiste à une montée de la précarité et aussi de certaines inégalités. Quelle en est le principe dynamique ? Comment fonctionne-t-il ? Quand on observe le fonctionnement de la société on commence par classer les différents éléments qui la constituent, puis on analyse leurs rapports qui la font vivre par la dynamique qu’ils impriment. On l’oublie souvent,

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Depuis la fin des Trente Glorieuses on assiste à une montée de la précarité et aussi de certaines inégalités. Quelle en est le principe dynamique ? Comment fonctionne-t-il ?

Quand on observe le fonctionnement de la société on commence par classer les différents éléments qui la constituent, puis on analyse leurs rapports qui la font vivre par la dynamique qu’ils impriment. On l’oublie souvent, mais c’est la dynamique interne des sociétés qui les font vivre : qu’elle faiblisse et les problèmes enflent jusqu’à devenir insurmontables, et le remède systématique consiste à retrouver et réactiver cette dynamique. Puis elle se met en système pour une efficacité globale ; le système de la force de cette dynamique peut avoir différents principes, mais avec deux tendances déterminantes, incluante ou excluante.

Société grégaire statique ou société individualiste mobile

Depuis l’origine, on est passé des sociétés grégaires où la position sociale de chacun était très largement statique où la solidarité sociale s’exerçait au sein des groupes qui la composent par une hiérarchie des statuts sociaux et des revenus afférents. Dans une société grégaire les plus pauvres sont pas exclus, mais leurs ressources peuvent être si faibles jusqu’à mourir de faim ; leur statut consacre et justifie leur état social, immensément riche ou immensément pauvre, chacun dans son état étant justifié par la hiérarchie qui établit la légitimité de toutes choses.
Les sociétés grégaires évoluent certes, mais lentement. Leur statisme et leur grégarisme soumis à l’autorité hiérarchique, les fait se mouvoir comme dans un carcan, les individus enfermés dans ce carcan.
Les sociétés individualistes, ou qui s’individualisent, en libérant les individus de ce carcan, fluidifient les rapports sociaux et ainsi, induisent la « mobilité sociale ».
Dans notre société contemporaine, c’est la dynamique de cette mobilité sociale qui est en question, la force qui la meut a manifestement des effets délétères mais contrastés.

L’individualisation implique une sélection des individus pour des tâches économiques diverses

Le développement moderne repose sur une division du travail de plus en plus sophistiquée et précise qui demande donc une sélection très fine des travailleurs susceptibles d’effectuer les tâches diverses.
Puis ces tâches d’une technicité de plus en plus haute exigent une formation toujours plus élevée, la sélection se radicalise par la haute précision obligatoire qu’elle requiert. Ce système sélectif favorise les plus hautes qualifications en ce qu’elles deviennent de plus en plus indispensables, et d’autant plus que la robotisation exécute des tâches qui autrefois l’étaient par des travailleurs peu qualifiés. Cette sélection devient finalement excluante pour ceux du bas de l’échelle sociale.

La sélection constitue en soi une dynamique excluante

Quoiqu’on fasse, quoiqu’on essaie de préparer chacun à cette sélection, il y aura toujours des gens qui bénéficieront du système, qu’on les appelle les « premiers de cordée » ou les « privilégiés du système » : c’est fatal, il y a toujours des premiers et des derniers. Mais l’exclusion des « derniers » par la sélection individualiste est néfaste pour le système, pour la société et pour la cohésion sociale : c’est gain de productivité contre une perte de cohésion sociale, qui en définitive coûte cher en désordre et en violence, en souffrance et en peurs, car pour se protéger de ces désordres violences et peurs, on dépensera de plus en plus en protections diverses, en se barricadant, pour, en définitive, accroître l’exclusion et le sentiment d’exclusion des plus pauvres, c’est une spirale sans fin et sans solution.

Pourtant la sélection est nécessaire et incontournable pour assurer la productivité. Ce n’est pas à ce stade du processus que l’on peut combattre l’exclusion.

La sélection exerce une force centrifuge qui pousse à l’exclusion

La sélection existe à tous les niveaux, dès l’école maternelle. À ce niveau primaire, elle n’est absolument pas nécessaire pour le développement des enfants, au contraire elle prépare l’exclusion future des plus faibles. 



  • Toute la socialisation est actuellement orientée vers le statut et la place finale des individus dans la société, au lieu de démarrer sur une base neutre pour tendre à faire atteindre à chacun son meilleur développement : de cette manière, on prédestine les enfants à leur situation future à partir de leur situation présente, c’est-à-dire celle de leurs parents. Si ces parents ont une bonne situation sociale-économique-culturelle, leurs enfants tendront à les rejoindre, si d’autres parents sont en difficulté sur ces mêmes critères, leurs enfants tendront à les rejoindre aussi. Si bien que le système éducatif reproduit les inégalités sociales au lieu de tenter de les compenser.

À force de sélectionner dans un flux continu les meilleurs ou les plus aptes pour des postes prédéterminés, ceux qui ne le sont pas sont mis à la marge, hors système, exclus. En définitive, ce système ne sélectionne pas seulement les meilleurs pour leur inclusion sociale, il sélectionne aussi ceux qui seront exclus, mais sans le dire ni le reconnaître.
Ainsi, une grande partie de la population est mise à la marge du système avec toutes ses difficultés, dont une part qui est carrément exclue, et qui survit d’aides, de charité ou de mendicité.

C’est un système global avec des privilégiés qu’on appelle aussi « premiers de cordée », puis d’autres moins privilégiés, et d’autres encore moins, puis les pauvres en difficulté et jusqu’aux exclus qui n’ont pas les moyens de vivre dans ce système. Des privilégiés aux exclus, tous sont interdépendants au sein du système avec plus ou moins d’avantages.
Ensuite, le discours idéologique vient justifier la situation de chacun à sa place.

La dynamique des inégalités favorise l’exclusion

Les inégalités sont antinomiques de la socialisation individualiste qui repose sur une base égalitaire, si elles s’y développent, elles favorisent l’exclusion des plus faibles. Ainsi, les inégalités ont des conséquences sociales plus graves dans société individualiste égalitaire que dans une société grégaire hiérarchique.

À la sélection excluante il faut opposer la solidarité collective mobile de l’ensemble du salariat

Comme je l’ai analysé ailleurs, les salariés sont considérés comme des mineurs irresponsables, ils attendent tout, ou de leurs employeurs, ou de l’État, jamais d’eux-mêmes. Ils ne se considèrent pas comme les décideurs de leur propre condition salariale. Ils ne peuvent donc exercer aucune solidarité collective entre eux, ils n’exercent qu’une solidarité grégaire de leur statut, de leur emploi : pour les autres salariés d’autres statuts et d’autres emplois, ils renvoient aux patrons, à l’État, au capitalisme, etc. Ils ne voient pas en quoi ni comment ils pourraient maîtriser leur condition commune.
En se constituant en une « entité collective autonome », les salariés pourraient prendre la responsabilité de leur condition collective. La première grande difficulté, c’est que leur irresponsabilité leur convient très bien, ils peuvent ainsi en accuser d’autres à leur place. Ils se transforment ainsi revendicateurs, accusateurs, victimes exploitées ; et derrière cette vitrine « d’innocents exploités », ils peuvent se permettre de ne pas être solidaires entre eux, ils se dédouanent de toute responsabilité collective.

L’insolidarité du salariat est la base de la structure de l’inégalité sociale

Comme le salariat représente environ 90% de la population active, la manière dont il structure ses rapports internes détermine aussi la structure des rapports sociaux de toute la société car il ne s’agit plus là de rapports de domination mais de rapports entre égaux.

Cette insolidarité salariale se traduit par la recherche d’avantages particuliers, non partagés, pour se distinguer les uns des autres. Les syndicats représentant les salariés prennent la défense de ces intérêts particuliers de statuts, de sécurité de l’emploi attaché à chaque entreprise, de niveau de rémunération et de progression de carrière de chaque secteur : ainsi, les intérêts de chaque salarié étant insérés dans une structure particulière, chacun la recherche en essayant de pénétrer dans l’une ou l’autre, et aussi haut que possible dans la hiérarchie de ces avantages particuliers selon leurs capacités personnelles.

  • L’avantage particulier est un avantage non partagé, s’il était accessible pour tout le monde il ne serait plus un avantage. Il faut donc que l’ensemble des autres salariés ne partage pas cet avantage pour qu’il en soit un. Ce qui empêche toute solidarité collective.

  • Lorsque l’immense majorité des agents sociaux dominés se structure en strates grégaires insolidaires, il est logique que l’élite puisse imposer sa domination inégalitaire sans résistance.


Pour pouvoir changer la dynamique sociale excluante et dynamique incluante, il faut d’abord constituer le salariat en une entité - majeure solidaire - responsable d’elle-même

Tel qu’il est conçu, notre système social économique politique individualiste fonctionnant par la sélection des individus, et la sécurité de l’emploi étant assurée par les employeurs, ce système social fait porter toute la charge de l’adaptation aux changements et aux mutations aux individus, bouleversant ainsi leur base de vie dans une précarité toujours accrue de plus en plus angoissante.

Cette façon de concevoir l’adaptation générale au changement inéluctable des sociétés met les individus dans une insécurité sociale croissante et les fragilisant sur tous les plans, alors que pourtant, ce changement ne représente que peu de chose au niveau global, général ou collectif. Il y a là une « inadaptation de l’adaptation » ou une « adaptation inadaptée ».

Et pourtant, les dépenses de l’État-providence ont explosé. Oui, mais elles n’ont pas vocation à résoudre le problème, elles ne font que compenser les déboires que les individus subissent. Compensation n’est pas raison.

Personne n’a voulu, a priori, faire porter la charge de l’adaptation aux individus en les déstabilisant, mais comme personne n’a conçu une manière et un système pour organiser collectivement cette adaptation, ce sont bien les individus, seuls, qui y sont contraints par défaut. Ceci provoque une souffrance sociale qui entraîne à son tour un désordre social qui déstabilise la société toute entière, en excluant la partie la plus pauvre, alors qu’elle pourrait être la plus dynamique eu égard à sa faim de progrès et à son désir d’égalité.

  • Avec un salariat majeur, solidaire et responsable de lui-même, autonome dans ses responsabilités vis-à-vis de lui-même, qui assumerait la responsabilité de l’ensemble des relations et des solidarités en son sein au lieu de laisser d’autres décider à sa place, employeurs ou État, on aurait la faculté d’organiser un système d’adaptation collective au changement qui ferait porter sa charge à l’ensemble du collectif et non aux individus seuls ce qui réduirait au minimum leur précarité, et sans dépenses sociales supplémentaires qui pourraient probablement être réduites car mieux adaptées aux besoins effectifs.

Jean-Pierre Bernajuzan

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