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Billet de blog 4 avril 2025

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La défense de l'Europe et l'Europe de la défense

Ancien militaire, Guillaume Ancel nous apporte quelques petites leçons de la part de ceux qui font la guerre. Car l’Armée Française, la « grande muette » ne donne pas d’informations sur son activité de défense, ce qui prive la société et les citoyens d’un savoir essentiel pour son avenir, sa souveraineté et pour sa démocratie (Guillaume Ancel - Petites leçons sur la guerre - autrement 2025)

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« Petites leçons sur la guerre »
Comment défendre la paix sans avoir peur de se battre

Ancien militaire, Guillaume Ancel nous apporte quelques petites leçons de la part de ceux qui font la guerre. Car l’Armée Française, la « grande muette » ne donne pas d’informations sur son activité de défense, ce qui prive la société et les citoyens d’un savoir essentiel pour son avenir, sa souveraineté et pour sa démocratie
(Guillaume Ancel - Petites leçons sur la guerre - autrement 2025)

Depuis la fin du service militaire universel peu de Français sont au courant de la chose militaire (5%  France, 15% USA), les militaires ne parlant pas même à la retraite et les politiques évitant de le faire pour ne pas les affoler, les citoyens français sont ignorants des moyens et de la façon dont on se défend. Ils ne sont pas en mesure de comprendre les tenants et aboutissants des guerres en cours.

1 - Sommes-nous menacés ?

Les civils croyaient que la guerre avait disparu depuis la seconde guerre mondiale et la « guerre d’Algérie », en fait l’armée française a combattu constamment selon les choix des politiques (33 guerres depuis 1962), mais plus jamais en Europe.
Depuis l’attaque de Poutine contre l’Ukraine, la guerre est revenue en Europe. Contrairement à ce que tout le monde pensait, l’Ukraine a résisté et infligé une première défaite à l’armée russe qui a montré sa faiblesse. Poutine ne pouvait s’en tenir à cet échec qui ébranlait son pouvoir, il oblige son armée à lancer une nouvelle offensive, massive et classique, marquée par les mêlées au sol et crimes de guerre, sur un front de 1100 kms. Il pensait avancer à grandes enjambées, mais son armée est dépassée par celle qu’il méprisait. Plus de 50 pays se sont alliés pour soutenir l’Ukraine. Furieux, Poutine brandit la menace nucléaire.
La guerre s’installe, la contre-offensive ukrainienne de 2023 est un échec, tandis que le soutien américain se réduit brutalement du fait de l’irruption d’une nouvelle guerre au Proche-Orient. Le retour de Donald Trump paralyse le soutien militaire des États-Unis. Le front s’est retourné, les Ukrainiens sont obligés de rentrer dans une stratégie défensive en 2024. Contester « l’ordre » de Poutine est de plus en plus dangereux, lui qui élimine publiquement ses opposants politiques.
Sans le soutien des États-Unis l’Ukraine n’est pas assez puissante pour défaire l’armée de Poutine, mais cette dernière est trop endommagée par 3 années de guerre pour conquérir les 80% du territoire qui lui restent à envahir. Les citoyens européens découvrent - consternés - qu’ils ont silencieusement démembré leurs armées respectives et qu’ils n’ont plus la capacité de fournir à l’Ukraine une aide militaire conséquente.
La menace que porte cette guerre va bien plus loin que l’Ukraine, Poutine peut saisir n’importe quel prétexte pour attaquer n’importe quel pays proche de la Russie, d’abord, il utilise son armée pour poursuivre ses ambitions impériales au-delà de ses frontières, il n’y aura pas de paix durable tant qu’il sera au pouvoir.

2 - En quoi la guerre fait-elle peur ?

Les peurs que la guerre inspire sont nombreuses et difficile à appréhender dans leur globalité, peur de mourir, peur de finir dans un combat ou un bombardement, peur démultipliée quand elle s’étend à tous ceux que nous aimons… Mais aussi ses blessés - statistiquement trois fois et demie le nombre de tués. Et  cela ne se limite pas aux militaires qui iront combattre, mais à l’ensemble de la société qui fournit son lot de victimes dites collatérales ; elles sont loin d’être marginales tant les bombardements de la Russie en Ukraine ou du gouvernement Nétanyahou à Gaza et au Liban s’en prennent majoritairement aux civils. Pire encore, l’armée russe en Ukraine a eu des comportements sadiques que le droit croyait avoir proscrits ou limités.
Peur pour soi, pour ses proches, peur pour les autres et peur des autres, peur de mourir ou d’être blessé, peur de tuer ou de frapper, peur de voir ses biens brûler ou piller, peur de voir disparaître tout ce qu’une vie a bâti, peur de la fin de la société. Toutes les peurs s’entremêlent pour alimenter ces cauchemars que la guerre entraîne avec elle.
La guerre apparaît comme l’anéantissement de tout ce que nous recherchons dans nos vies agréables et prospères, comme un déferlement de chaos et de drames tandis que nous aspirons à la stabilité et la paix… Une peur d’autant plus importante que notre société ne connaît plus la guerre, et guère mieux son armée.

3 - Comment Poutine essaie de nous effrayer avec une guerre nucléaire qui n’existe pas

Une arme essentielle dans l’arsenal de Poutine est sa capacité à faire peur à ceux qui veulent lui résister, pour annihiler tout esprit de résistance et toute volonté de défense. Ne nous laissons pas effrayer par ses seuls discours et regardons comment il procède pour nous faire renoncer à l’arrêter.
En Ukraine, son armée a plutôt impressionné par sa médiocrité. Nous avions une image de puissance quasiment irrésistible, capable des pires destructions comme en Tchétchénie ou en Syrie. Nous avions oublié ses défaites à maintes reprises, en Afghanistan par exemple.
C’est vraisemblablement l’échec de l’OTAN en Afghanistan en 2021 qui a fini par convaincre Poutine que le camp occidental était faible et que le temps d’attaquer ouvertement l’Ukraine était arrivé pour la Russie.
Au vu de ses résultats en Ukraine jusqu’ici, ce qui et sûr est que l’armée russe n’est pas un rouleau compresseur invincible, plutôt un gros tracteur, rustique, difficile à épuiser mais qui peut être stoppé. Arrêter l’armée russe est parfaitement possible, à condition de ne pas se laisser impressionner par les rodomontades de son chef « ultime », celui qui se voit régner sans limites tel un tsar du XXIe siècle, Vladimir Poutine.

À condition de ne pas se laisser arrêter par nos propres peurs. Dans ces conditions de faiblesse relative de son armée « conventionnelle », Poutine brandit la menace nucléaire - plus d’une centaine de fois depuis le début du conflit - cette menace n’est guère plus convaincante que son armée de chars et de canons.
Certes la Russie dispose d’un arsenal nucléaire considérable, mais il est utile de réaliser que la « guerre nucléaire » n’existe pas. Dans les faits l’arme nucléaire est un dispositif de destruction massive qui ne permet pas de faire bataille, sauf à vouloir tout dévaster, son propre camp y compris. C’est une arme de « non-emploi » qui mènerait celui qui attaque avec des « bombes atomiques » à se suicider dès lors que son adversaire en dispose aussi. Or il se trouve que la France et la Grande-Bretagne sont équipées de systèmes de ripostes nucléaires indestructibles à ce jour, fondant ce que nous appelons la « dissuasion nucléaire ».
Simplement dit, attaquer avec une arme nucléaire un pays doté de la même arme, c’est se condamner au suicide : Poutine le sait très bien. En résumé, l’arsenal nucléaire tel qu’il existe aujourd’hui ne sert pas à faire bataille, mais uniquement à dissuader d’une attaque nucléaire. L’analyse montre qu’une guerre nucléaire en Europe est très improbable, mais qu’une confrontation dans une guerre conventionnelle ne sera pas dissuadée par un « parapluie nucléaire », qu’il soit de l’OTAN ou de la France.
Lorsque Poutine et son entourage essaient de nous faire peur en brandissant des armes nucléaires alors que nous en sommes équipés aussi, ils reconnaissent la faiblesse de leur puissance militaire, comme un aveu inconscient de leur propre fragilité. A contrario, il serait vain de penser que notre propre système de dissuasion nucléaire nous protègerait  d’une guerre classique.

4 - Combattre et résister à l’armée russe, est-ce possible ?

L’armée russe dispose de 100 milliards d’euros par an, soit le quart des budgets actuels de la défense des 27 pays de l’Union européenne. Et la population de la Russie est de 145 millions d’habitants, soit le tiers seulement de l’Union européenne.
La guerre en Ukraine a révélé que le matériel de l’armée russe est médiocre. Leurs chars et avions les plus modernes s’avèrent vulnérables. Leur manque de fiabilité est globalement 10 fois supérieur aux standards occidentaux. La force réelle de l’armée russe repose sur l’importance de ses stocks, même anciens.
L’autre force évidente de l’armée russe est son cynisme et son absence totale de règles : la dureté et le caractère impitoyable de son commandement font de l’armée russe un rouleau compresseur entre les mains d’un dictateur. Compte tenu du contrôle total de la société russe par le régime actuel, il est peu probable de voir cette armée reculer tant que Poutine est au pouvoir.
La survie des chefs militaires de l’armée russe dépend de leur totale soumission, au même titre que la survie de Poutine dépend de sa capacité à écraser et à faire peur. Ces chefs militaires sont constamment surveillés par le FSB. Au printemps 2024, la purge des responsables politiques du ministère de la Défense est emblématique de la domination de Poutine sur l’appareil militaire : ce limogeage de grande ampleur marque l’échec de la stratégie menée jusqu’ici et que Poutine ne veut pas reconnaître ni assumer.
Comme les Afghans l’avaient compris entre 1979 et 1989, comme les Ukrainiens nous le démontrent depuis 2022, la question n’est pas d’avoir peur de l’armée russe, mais de se mobiliser pour lui résister. Car la réalité de notre capacité de résistance dépend moins des moyens dont nous disposons que notre détermination à nous battre pour ce qui nous importe.

5 - Mais qui d’entre nous irait se battre ?

En premier lieu, il faut savoir que la France, comme le plupart des pays européens, ne dispose plus de la possibilité de mobiliser une armée de masse. L’armée française actuelle, entièrement professionnelle, compte 200 000 militaires et pourrait mobiliser 40 000 réservistes alors que l’armée de mobilisation de 1939 comptait 5 millions de soldats : cette armée lourde pour un combat de haute intensité a été dissoute, elle était fondée sur une masse de soldats « appelés ».
La spécificité du combat de haute intensité est de nécessiter des équipements lourdement blindés pour se protéger et des moyens en très grand nombre pour prendre le dessus jusqu’à l’effondrement de l’adversaire. Ce sont des stocks considérables, lourds et coûteux, de munitions et de matériels, ainsi que des ressources très importantes en combattants.
Sans le dire publiquement, sans l’ombre d’un débat si ce n’est réduit aux arcanes de l’Élysée qui avalisait seule la transformation de « son » outil de défense, nous nous sommes débarrassés de l’armée lourde en France pour constituer un Corps expéditionnaire léger destiné à des opérations lointaines et discrètes. Ce Corps est désormais constitué d’unités militaires remarquablement entraînées et bien équipées… pour conduire des opérations limitées en intensité et dans le temps.
De fait, il ne reste plus aujourd’hui en France comme possibilité d’extension de nos unités militaires que la solution de rappeler les anciens militaires qui ont récemment quitté le service actif, ainsi que les quelques milliers de volontaires qui ont souhaité participer à la « réserve opérationnelle » des armées.
En conséquence, aucun citoyen en France n’ira « mourir pour le Donbass » ni aucune autre région s’il n’est pas volontaire, équipé et armé.

6 - L’OTAN est avant tout un club de défense collective

L’OTAN est une alliance signée en 1949 qui constitue un club de défense collective où chaque pays membre - 32 avec l’adhésion en 2024 de la Suède - est solidaire de l’ensemble des participants en termes de sécurité. Théoriquement, si un pays de l’OTAN est attaqué, tous les autres participants se doivent de réagir solidairement… L’OTAN est principalement un organe de coordination pour les membres qui souhaiteraient intervenir ensemble, et une garantie de sécurité collective limitée aux moyens qui seraient effectivement mis à disposition par chacun des participants en fonction de la situation.
Sur le papier, l’OTAN pourrait disposer de l’armée la plus puissante du monde, mais dans la réalité tout dépend des circonstances et du choix difficile à anticiper que fera chaque pays membre. La réelle force de l’OTAN est la capacité de cette organisation à faire travailler ensemble des armées différentes et souvent disparates grâce à des états-majors partagés - entraînés régulièrement pour coordonner ces forces -, et à la mise en place de standards communs, des références techniques et opérationnelles qui rendent compatibles les matériels et les unités de ces différentes armées.
Ces standards sont essentiels pour travailler ensemble, pour « combattre ». C’est cela l’atout clef de l’OTAN, bien plus que des armes ou des plans secrets, d’autant plus que l’OTAN n’est qu’un outil militaire aux ordres des décideurs politiques de ses pays membres, et pas une organisation autonome qui déciderait seule de mener tel ou tel combat, dans une guerre secrète qui n’est pas de son fait.
L’OTAN n’est pas une organisation destinée à préparer des conquêtes militaires pour lesquelles il faudrait l’unanimité de ses membres, mais à structurer la défense de l’ensemble des participants avec la réunion de leurs moyens respectifs. Elle n’a pas non plus de compétences dans le domaine de la sécurité civile.
La situation concrète à ce jour est que le pilier militaire de l’OTAN est constitué principalement par l’armée américaine (900 milliards d’euros) et les pays de l’Union européenne (400 milliards) qui ne se défendent toujours pas ensemble. Les États-Unis ont donc une voix majoritaire, mais ils ne peuvent pas imposer leur volonté aux autres pays membres. Dans ce cadre, espérer que les États-Unis s’engageraient militairement pour défendre une nation européenne est toujours possible. Mais croire qu’ils utiliseraient une arme nucléaire pour stopper une attaque par une armée conventionnelle russe relève d’une dangereuse illusion.
L’OTAN est une garantie de sécurité collective, conditionnée en réalité par notre propre volonté : mais avons-nous aujourd’hui cette volonté de nous défendre ?

7 - Quelle taille critique pour une armée ?

Si la Lituanie était agressée par la Russie, comme l’Ukraine depuis 2022, les pays de l’OTAN devraient utiliser leurs armées conventionnelles pour protéger et défendre ce petit pays européen. Avec la puissante armée américaine, c’est tout à fait envisageable, mais dans le cas contraire, les Européens paieront cher leur manque d’investissement dans leur propre défense. La France disposant de l’armée la plus puissante d’Europe devrait alors engager son armée professionnelle à 1500 km de ses frontières. Car l’hypothèse la plus probable n’est pas que l’armée russe essaie de déferler sur ses frontières, mais qu’elle agresse un autre pays de l’Europe dès qu’elle en aura terminé avec l’Ukraine. Certains pourraient être tentés de douter que la défense de la Lituanie ou de la Pologne soit une obligation. Mais pour la France, ce serait remettre en cause le pacte de solidarité collective constitué par ce club de l’OTAN : abandonner un pays membre est la garantie d’être seul et plus menacé que jamais le jour d’après.
Dans le cas présenté ici, la France aurait la capacité d’engager plusieurs dizaines de milliers de militaires professionnels, ce qui est beaucoup et peu en même temps. Beaucoup en comparaison de l’armée lituanienne, mais peu contre une armée russe de plusieurs centaines de milliers de soldats.
La première question serait de connaître le niveau d’engagement des États-Unis. Avec Trump la probabilité de cet engagement est largement diminuée, nous laissant nous Européens à notre propre sort. Nous nous retrouvons beaucoup trop dépendants de cette super-puissance pour garantir notre propre destinée.

« Tout cela milite pour constituer enfin une défense de l’Europe et une Europe de la défense »
Car « tout cela » n’est finalement qu’une question de taille critique :  si aux États-Unis, chacun des 50 États qui les composent avait sa propre armée avec son équipement particulier et son commandement dédié, l’armée américaine serait globalement une force aussi incohérente que coûteuse, comme l’est l’agglomérat des 27 armées des pays membres de l’UE. Aucun des 27 pays de l’UE n’a une armée de la taille critique capable de se défendre contre des empires russe ou autres.

Un dispositif militaire cohérent n’est pas d’une grande complexité : il nécessite un système de dissuasion nucléaire à son échelle, une armée lourde « de masse » qui peut être en grande partie une force mobilisable dès lors qu’elle est équipée d’un matériel nombreux et rustique (ce qui est globalement le cas aujourd’hui en Ukraine) et un Corps de réaction rapide très professionnel et pointu, capable d’éteindre un début de conflit avant qu’il ne se transforme en guerre généralisée.
Ce dispositif militaire est parfaitement à la portée de l’Europe, à condition qu’émerge une volonté politique de constituer un pouvoir européen fédéraliste qui s’imposerait enfin à chaque État membre pour ce qui relève de la défense - comme aux États-Unis -, dépassant des souverainismes inadaptés pour contrer une menace aussi imposante que le terrorisme ou les armées russes de Poutine.

Nous avons collectivement besoin d’une Europe qui penserait enfin à sa défense. Dans l’exécutif européen, la création d’un commissaire à la Défense est devenue indispensable. La question de « l’autorité militaire » pourrait revenir à la présidence actuelle de cette commission, qui sait que son pouvoir doit reposer sur une large co-construction du dispositif militaire décrit précédemment avec une composante nucléaire, un Corps de réaction rapide et une Garde européenne. Nul besoin de défaire les armées nationales, mais simplement les intégrer dans cet ensemble européen, ce qui appelle une question structurante : celle de son équipement.
Cette Union européenne de défense ne serait pas en contradiction avec l’OTAN, une garantie qui a fonctionné jusqu’ici. Cette Union européenne de taille équivalente à celle des États-Unis pourrait constituer enfin un pilier européen et rééquilibrer le partage des pouvoirs et des décisions.

8 - Chars, munitions, avions de combat : quelle industrie européenne de la défense ?

Le partage de matériels militaires structurants est fondamental pour avancer dans l’Europe de la défense et la défense de l’Europe. La logistique au sens large, la formation des équipages et la capacité à travailler ensemble représentent les 2/3 d’un système militaire. S’équiper « uniformément » constitue donc la base d’une armée qui aurait pour mission de défendre collectivement l’ensemble européen. Elle rendrait difficile l’idée de s’affronter à l’intérieur de cette Union, contribuant ainsi à l’équilibre durable du système.
Il faut donc promouvoir une production industrielle militaire à laquelle pourront participer les entreprises du secteur de tous les pays de l’Union européenne. Nous connaissons le modèle industriel qui est déjà un succès international : Airbus. Une fois les matériels militaires les plus importants partagés, le rapprochement entre les armées nationales sera facilité.
Pour les industriels concernés, la question de la « souveraineté » se pose au niveau européen : de répondre à une attente politique, celle d’assurer sa sécurité. Si la construction européenne nous a permis de bâtir en quelques décennies le plus grand espace de prospérité du monde, il nous reste à le protéger efficacement, à la hauteur des empires menaçants qui ne cesseront de nous remettre en cause, la Russie de Poutine aujourd’hui, avant que la Chine ne prenne la suite ?

9 - Puissance et limites du Corps de réaction rapide


Le Corps (ou Force) de réaction rapide qui constitue le second pilier d’un système de défense complet existe déjà en Europe, ou quasiment. En effet l’OTAN a structuré une telle force en la composant d’unités militaires provenant de chaque nation membre et qui ont une disponibilité immédiate. Cette force représente plusieurs milliers de soldats, très bien équipés et entraînés sur des « standards » communs en partageant des normes d’engagement et d’utilisation. Autrement dit, bien qu’étant issues d’armées nationales différentes, ces unités militaires savent déjà opérer ensemble et vite, dans le cadre de ce Corps de réaction rapide.
Ce Corps de réaction rapide ne peut intervenir que dans un temps limité, au-delà, il devrait « s’alourdir » et se transformer en une force plus classique, plus massive dont on ne dispose plus aujourd’hui dans les armées européennes. Aussi, pour compléter cette force d’intervention rapide, il conviendrait de disposer d’unités militaires beaucoup plus vastes et « durables », capables d’un déploiement en nombre et dans le temps, sans revenir à un système trop contraignant et dispendieux : le service militaire obligatoire.
Cette armée de masse serait de préférence une « Garde européenne », par référence à la Garde nationale américaine, mais adaptée à toute l’Union européenne.

10 - Pourquoi constituer une Garde européenne ?

Pour constituer une armée lourde, cette armée « de masse » dont l’Europe a besoin pour se défendre dans le cas d’un conflit de « haute intensité » comme celui de l’Ukraine, une Garde européenne formerait une solution utile et adaptée. Ce serait une armée mobilisable, constituée en grande partie de réservistes et animée au quotidien par des soldats professionnels en nombre beaucoup plus restreint.
Ces permanents de la Garde seraient issus du Corps de réaction rapide, où l’intensité de l’entraînement et de l’engagement limite la durée optimale de leurs services. Ces « vétérans » seraient spécialement en charge de maintenir la compétence et la disponibilité des unités de combat de la Garde, dont les matériels seraient stockés en nombre conséquent. Le rythme moins sévère leur offrirait une seconde partie de carrière méritée et adaptée, ces anciens du Corps de réaction rapide apporteraient leur expérience.
Cette Garde européenne proposerait à tout citoyen européen - où qu’il se trouve - de pouvoir servir la sécurité du continent sans en faire pour autant son métier. Ces volontaires ne consacreraient que quelques semaines par an à leur entraînement et ne seraient mobilisés que si la situation le nécessitait.
La Garde indemniserait les entreprises ou organismes dans lesquels les volontaires travaillent normalement pour seulement la durée de ces périodes « militaires », constituant ainsi une force potentielle 10 fois supérieure à celle que la Garde aurait sinon à entretenir en permanence, à la différence du Corps de réaction rapide entièrement professionnel. Les « gardes » conserveraient ainsi leur rémunération et pourraient servir temporairement la collectivité sans mettre en difficulté leur activité professionnelle.

Avec cette Garde, notre société disposerait dans un délai relativement court d’une organisation structurée « en mesure de » répondre à une multitude de crises différentes, à un coût modéré. Cette Garde s’implanterait sur une base régionale, plus adaptée pour répondre, entre autres, aux catastrophes naturelles rarement prévisibles et le plus souvent localisées. Chaque région aurait sa Garde, mais fonctionnant sur le même modèle dans toute l’Union européenne. Cette Garde européenne serait équipée de matériels moins sophistiqués mais plus nombreux, stockés en quantité suffisamment importante pour constituer une armée de masse « mobilisable » en cas de conflit majeur.  Cette Garde pourrait être ouverte à tout volontaire, homme ou femme, de 20 à 40 ans, pour leur dispenser une compétence militaire de base, mais aussi permettre leur « engagement » en cas de catastrophe naturelle frappant une de nos régions.

Cette Garde limiterait cette détestable « culture du silence » que développent souvent les armées professionnelles. Elle serait à l’image de la société qu’elle défendrait. Les séquences d’entraînement favoriseraient un savoir-faire commun et des bases de management collectif qui seraient utiles à nombre de nos concitoyens (européens) toutes professions confondues. En complément des permanents encore en « service », une partie de cette Garde serait naturellement constituée d’anciens militaires d’active qui font pour la plupart des carrières courtes.
La Garde formerait ainsi le « chaînon manquant » entre une armée professionnelle et la société civile, elle constituerait un élément clef pour entretenir cette culture militaire dans la société civile, l’aidant à comprendre et à appréhender avec calme ces questions de guerre, de conflits armés et plus largement de gestion de crise ou d’évènements de grande ampleur, qu’ils soient sportifs ou culturels.

Quelques chiffres : l’armée représente environ 300 000 personnes (civiles et militaires), soit 30 000 recrutements par an. En comparaison, une année de naissance à l’âge adulte représente environ 600 000 personnes par an, soit 20 fois plus. Avec le système actuel, à peine 1 personne sur 20 du même âge a un semblant de culture militaire, soit 5%. Tandis qu’il faudrait en former 15 ou 20% pour constituer un lien fort entre la société et son armée, ce qui reviendrait à former annuellement 30 000 à 90 000 personnes de plus.
La Garde européenne constitue un moyen simple et peu coûteux de disposer d’un outil de défense puissant par sa masse. C’est une forme de réserve capable de jouer un rôle opérationnel. Une Garde européenne formerait ainsi une forme « d’Erasmus » de la défense, dépassant les logiques de frontières nationales, tout en préservant un attachement territorial.
Cette Garde augmenterait considérablement la résistance de notre société à un évènement déstabilisant - comme une épidémie - avec une proportion significative de citoyens formés à réagir à une crise simple, avec des moyens dédiés et des réflexes acquis dans la durée.
Un autre avantage d’une Garde européenne serait d’intégrer le volontariat de tout citoyen européen quel que soit le territoire où il s’établit, même temporairement.

11 - L’utile savoir des anciens militaires

La formation et l’expérience des militaires leur donne la capacité de réfléchir et d’agir face au danger en gardant leur sang-froid et surmontant leur angoisse, cela permet de penser rationnellement.
La « culture du silence » à laquelle se soumet la « grande muette » nuit à la formation des citoyens. Les militaires en activité sont tenus à une réserve stricte, comme tous les fonctionnaires. Mais lorsqu’ils ne sont plus en fonction ils devraient parler pour expliquer la nature de leur travail et des situations dans lesquelles ils l’exercent. Cette culture du silence traduit une confusion, longtemps entretenue par le pouvoir politique qui n’aime pas être contredit, entre le secret professionnel (qui existe dans toutes les activités) et l’habitude catastrophique de ne rien révéler de son métier ou de sa profession, qui est le fondement de notre sécurité.
Parler de la guerre est d’abord une affaire d’information, mais aussi de réalisme et de culture militaire. Nous - concitoyens qui partageons un destin commun - avons besoin « d’en connaître » et de ne pas se laisser imposer des conclusions rassurantes d’analyses que nous ne serions pas à même de comprendre. La guerre est d’abord l’affaire de toute notre collectivité et nous avons besoin pour cela d’en être bien informés.

Débattre pour un ancien militaire, ce n’est pas désobéir, mais contribuer à réfléchir à ces sujets cruciaux que sont notre sécurité et notre défense. Parler, c’est empêcher que les pires erreurs puissent être commises par des militaires ou des politiques qui se garantiraient d’une totale impunité en imposant le silence, le déni et finalement l’amnésie.
Si les Français avaient su ce qui se passait dans cette intervention « humanitaire » au Rwanda en 1994, qui ne protégea que les génocidaires, ils auraient sans doute désapprouvé et interdit que cela se reproduise.
Acquérir un minimum de culture militaire pour comprendre la guerre est redevenu un enjeu de société, que nous avions fait l’erreur d’oublier.
Que les (anciens) militaires soient silencieux et quasiment absents des débats quand il s’agit de leur métier - la guerre - est une très mauvaise affaire. Puisqu’ils savent faire la guerre, la société gagnerait à les écouter et à leur parler sans attendre que les conflits armés s’invitent à nos portes.
Les anciens militaires sont en général assez peu « va-t-en-guerre », car mieux que personne ils savent que ces conflits armés sont des vallées de larmes et de sang, qu’il vaut ne pas nier si on veut les éviter.
Nous avons observé que, culturellement, ces anciens militaires ne viendront pas spontanément parler à leurs concitoyens de la guerre. Les médias peuvent jouer aujourd’hui ce rôle crucial de connecteur entre une société qui comprendre et des spécialistes de la guerre naturellement peu diserts.

12 - Intox : comment résister à la guerre des informations et des images ?

Un autre front s’est ouvert en parallèle avec la guerre en Ukraine, celui de l’information. La Russie de Poutine diffuse une « vérité alternative » massivement relayée par des « trolls » qui propagent industriellement, que les réseaux sociaux ne savent pas filtrer.
Ainsi, Poutine « libère » les territoires qu’il agresse militairement, en les « délivrant du nazisme ».Lorsque le Kremlin organise l’enlèvement d’enfants ukrainiens pour les envoyer en Russie, c’est pour les « protéger » ; lorsque les armées russes bombardent au quotidien des cibles civiles en Ukraine, c’est pour « atteindre tous les objectifs » de cette opération. Leur conclusion s’impose et chemine dans nos esprits : pour abréger les souffrances des Ukrainiens, il suffirait d’arrêter de les aider… Avec le retour de l’aide américaine cette « opération militaire spéciale » s’est transformée en « guerre contre l’OTAN ».
Cet argument de l’extension de l’OTAN n’a aucun sens pour justifier la guerre de Poutine contre l’Ukraine puisqu’un pays en guerre ne peut pas postuler à rentrer dans ce club de défense. L’OTAN n’a jamais été une menace pour la Russie, car cette organisation n’a pas de visée offensive. Au contraire, c’est l’agression de Poutine contre l’Ukraine qui l’a fait repartir alors qu’elle a failli disparaître faute de menace apparente.
Les attitudes pro-russes et anti-américaines du personnel politique et médiatique français tendent à désarmer la résistance contre ces intox et au contraire les favoriser, et relaient facilement les médias de propagande.

Pour ne pas se laisser intoxiquer, il vaut mieux suivre les médias qui ont une rédaction nombreuse pour vérifier les informations et dont la réputation est bien établie, en particulier les médias publics qui n’ont pas d’intérêts privés et particuliers à défendre.

13 - La guerre aux mains des professionnels

Dans cette 13eme et dernière leçon, l’auteur raconte des faits de guerre qu’il a vécu, au Cambodge, au Rwanda et à Sarajevo, pour nous donner « connaître » ce qu’est concrètement la réalité de la guerre. C’est évidemment très dur. Je vous le laisse découvrir dans son livre : 
(Guillaume Ancel - Petites leçons sur la guerre - autrement 2025)

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