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Billet de blog 4 juin 2021

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Dans l’évolution des sociétés, l’individualisation passe par l’étatisation

Que les sociétés soient primitives ou modernes, grégaires ou individualistes, avec État ou sans État, elle sont de toutes façons composées d’individus. Ce qui change ce sont le statut de ces individus et la manière dont ils sont traités. Ma vision de l’évolution des sociétés humaines depuis l’origine est que le groupe a d’abord primé car, sans lui, la survie des individus était impossible.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

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Que les sociétés soient primitives ou modernes, grégaires ou individualistes, avec État ou sans État, elle sont de toutes façons composées d’individus. Ce qui change ce sont le statut de ces individus et la manière dont ils sont traités. Ma vision de l’évolution des sociétés humaines depuis l’origine est que le groupe a d’abord primé car, sans lui, la survie des individus était impossible.
On connaît abondamment des sociétés avec des chefs de toutes natures, mais elles existaient avant l’avènement de ces chefs : comment fonctionnaient-t-elles ? Comment gardaient-t-elles leur cohésion sans laquelle elles n’auraient pu perdurer ?
Pour l’analyser, je m’appuierais sur le livre de l’anthropologue-ethnologue Pierre Clastres « La société contre l’État », où il observe, décrit et analyse les sociétés primitives amérindiennes sud-américaines.

Description et thèse de Pierre Clastres

« La Société contre l’État » est le titre du dernier chapitre, en conclusion. L’analyse de Pierre Clastres commence par celle du point de vue ethnographique et philosophique occidental sur les sociétés sauvages, puis il compare et croise les pensées sauvage et occidentale. L’a priori occidental est rempli de l’évidence étatique, une société développée ne saurait se passer d’État.

Structuration des sociétés sauvages : indépendance et exogamie
L’observation des sociétés primitives sud-américaines montre quelques sociétés étatiques, Inca, Aztèque, mais les plus nombreuses sont petites de quelques centaines ou dizaines d’individus, dispersées dans l’espace, assez loin les unes des autres mais pas trop pour pouvoir échanger des femmes pour éviter la consanguinité. Elles ne sont pas fondées sur le lignage, mais sur la descendance bilatérale. Les communautés atteignant la centaine, un processus de segmentation permanente l’empêche de dépasser un certain niveau de population.
La communauté indienne de la Forêt est décrite comme une unité autonome dont un attribut essentiel est l’indépendance politique dans une réciprocité souvent guerrière. Cet émiettement, qui ne se manifesterait que sur le plan politique, est groupé au sein d’un même ensemble culturel, soit culturellement déterminés par l’absence quasi complète de l’agriculture, groupes nomades de chasseurs, pêcheurs et cueilleurs qui ne peuvent subsister qu’en petits groupes dispersés sur de vastes territoires, soit agriculteurs sédentaires : il est étrange de voir coexister dans un même ensemble organisationnel des nomades chasseurs-cueilleurs et des agriculteurs sédentaires qui perdent ainsi les avantages de leur sédentarité.
Dans les grandes plaines du sud il y avaient aussi des tribus, telle les Guarani, qui pouvaient atteindre selon les estimations 1 500 000 h sur 350 000 km2, avec des communautés allant de 400 à 4000/5000 habitants ou plus. Elles étaient séparées, mais les guerres incessantes pouvaient mobiliser jusqu’à 10 000 à 20 000 combattants, c’est-à-dire que chaque communauté participaient à cette action collective. Ce nombre et cette concentration signifient clairement que ces populations étaient massivement agricultrices.
En ce qui concerne le pouvoir politique, entre le guide d’une bande de chasseurs nomades guayaki de vingt ou trente personnes ou le chef d’un parti d’une centaine de guerriers dans le Chaco, et les grands mburuvicha, les leaders tupi-guarani qui menaient au combat des armées de plusieurs milliers d’hommes, il y a une différence radicale, une différence de nature.

Philosophie de la chefferie indienne
La théorie ethnologique oscille entre deux idées opposées et complémentaires du pouvoir politique : pour l’une, les sociétés primitives dépourvues de toute forme réelle d’organisation politique, sont dès lors jugées stagnant à un stade historique prépolitique ou anarchique. Pour la seconde, au contraire, une minorité parmi les sociétés primitives a dépassé l’anarchie primordiale pour atteindre l’institution politique, mais qui se convertit en despotisme et tyrannie. Seule alternative apparente : anarchie ou despotisme tyrannique.

La propriété la plus remarquable du chef indien consiste en son manque quasi complet d’autorité. Par quoi donc se définit le chef, puisque l’autorité lui fait défaut ?
1° Le chef est un faiseur de paix, il est l’instance modératrice du groupe.
2° Il doit être généreux de ses biens, il ne peut repousser les demandes de ses « administrés ».
3° Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie.
Les traits de la chefferie sont opposés en temps de paix et en temps de guerre : pendant l’expédition guerrière, le chef dispose d’un pouvoir quasi absolu ; la paix revenue, le chef de guerre perd toute sa puissance. Le pouvoir coercitif est lié à la menace extérieure, il cesse dès que le groupe n’a rapport qu’à soi-même.
La fonction du chef est d’apaiser les querelles, régler les différents, sans user de la force qu’il ne possède pas, mais en se fiant aux seules vertus de son prestige, de son équité et de sa parole.
Le rôle du chef est d’être généreux, on reconnaît le chef à ce qu’il possède moins que les autres et qu’il a les ornements les plus minables. Le reste est parti en cadeaux.
Et les Indiens apprécient fortement ses paroles. Nombreuses sont les tribus où le chef doit tous les jours, à l’aube ou au crépuscule, les gratifier d’un discours édifiant les exhortant à vivre selon la tradition.

Le devoir de parole
« Parler, c’est d’abord détenir le pouvoir de parler. L’exercice du pouvoir assure la domination de la parole : seuls les maîtres peuvent parler. Quant aux sujets, ils sont commis au silence du respect, de la vénération ou de la terreur. Prince, despote ou chef d’État, l’homme de pouvoir est la seule source de parole légitime : parole appauvrie certes, mais riche d’efficience car elle est commandement et ne veut que l’obéissance de l’exécutant, dans les sociétés à État, depuis les despotismes les plus archaïques jusqu’aux États totalitaires les plus modernes, en passant par les sociétés démocratiques dont l’appareil d’État, quoique libéral, n’en demeure pas moins le maître lointain de la violence légitime ».
Dans les sociétés sans État comme les sociétés indiennes, au contraire, la parole y est un devoir du pouvoir : elles ne reconnaissent pas au chef un droit à la parole parce qu’il est chef, elles exigent de l’homme destiné à être chef qu’il prouve sa domination sur les mots. Parler est pour le chef une obligation impérative, un chef silencieux n’est plus un chef.

Le leader s’adresse au groupe quotidiennement, il prononce le discours d’une voix forte, d’une voix puissante pour se faire entendre, car personne ne l’écoute, chacun vaque à ses occupations comme si de rien n’était. La parole du chef n’est pas dite pour être écoutée. Paradoxe : personne ne prête attention au discours du chef, ou plutôt on feint l’inattention. Si le chef, comme tel, doit se soumettre à l’obligation de parler, les gens auxquels il s’adresse ne sont tenus, eux, qu’à celle de paraître ne pas l’entendre.

Pourquoi ? Parce que le chef ne dit rien. Son discours consiste en une célébration maintes fois répétée, des normes de vie traditionnelles : « Nos aïeux trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et de cette manière, nous mènerons ensemble une vie paisible. » Voilà à peu près à quoi se réduit un discours de chef.

Le discours du chef est vide, il l’est justement parce qu’il n’est pas un discours de pouvoir : le chef est séparé de la parole parce qu’il est séparé du pouvoir. Dans la société primitive sans État, ce n’est pas du côté du chef que se trouve le pouvoir : il en résulte que sa parole ne peut être une parole de pouvoir, d’autorité, de commandement.

Le chef ne saurait donner un ordre, car au-delà du refus d’obéissance, c’est sa reconnaissance qui serait remise en cause : le chef qui veut faire le chef, on l’abandonne : la société primitive est le lieu du refus du pouvoir séparé, parce qu’elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir.
La société primitive sait que la violence est l’essence du pouvoir. En ce savoir s’enracine le souci de maintenir constamment à l’écart l’un de l’autre le pouvoir et l’institution, le commandement et le chef. Et c’est le champ même de la parole qui assure la démarcation et trace la ligne de partage. En contraignant le chef à se mouvoir seulement dans l’élément de la parole, c’est-à-dire dans l’extrême opposé de la violence, la tribu s’assure que toutes choses restent à leur place, que l’axe du pouvoir se rabat sur le corps exclusif de la société et que nul déplacement des forces ne viendra bouleverser l’ordre social. Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu’il doit à la tribu, c’est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l’homme de parole de devenir un homme de pouvoir.

 La société contre l’État - Pierre Clastres 1974/2011  Les Éditions de Minuit 

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Dans les sociétés grégaires que sont ces sociétés primitives, l’individualité est niée

Je vais maintenant développer mon analyse en m’appuyant sur les descriptions de Pierre Clastres.

L’arc et le panier

« Presque sans transition, la nuit s’est emparée de la forêt. Avec l’obscurité s’installe aussi le silence ; oiseaux et singes se sont tus, aucun bruit ne surgit plus de cet espace furtivement habité où campe un petit groupe d’hommes. C’est une bande d’Indiens Guayaki. Les conversations chuchotées qui ont suivi le repas ont peu à peu cessé ; les femmes étreignant leurs enfants blottis, dorment. On pourrait croire endormis aussi les hommes qui, assis autour de leur feu, montent une garde muette et rigoureusement immobile. Ils ne dorment pas cependant et leur regard pensif montre une attente rêveuse. Car les hommes s’apprêtent à chanter et ce soir, comme parfois à cette heure propice, ils vont entonner, chacun pour soi, le chant des chasseurs : leur méditation prépare l’accord subtil d’une âme et d’un instant aux paroles qui vont le dire. Une voix bientôt s’élève, presque imperceptible d’abord, tant elle naît intérieure, murmure prudent qui n’articule rien encore de se vouer avec patience à la quête d’un ton et d’un discours exacts. Mais elle monte peu à peu, le chanteur est désormais sûr de lui et soudain, éclatant, libre et tendu, son chant jaillit. Stimulée, une seconde voix se joint à la première, puis une autre ; elles jettent des paroles hâtives, comme réponses à des questions qu’elles devanceraient toujours. Les hommes chantent tous maintenant. Ils sont immobiles, le regard un peu plus perdu ; ils chantent tous ensemble, mais chacun son propre chant. Ils sont maîtres de la nuit et chacun s’y veut maître de soi. Mais précipitées, ardentes et graves, les paroles des chasseurs se croisent, à leur insu, en un dialogue qu’elles voulaient oublier. »

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Division sexuelle des tâches
Une opposition très apparente organise et domine la vie quotidienne des Guayaki : celle des hommes et des femmes dont les activités respectives, marquées fortement de la division sexuelles des tâches, constituent deux champs nettement séparés et complémentaires. Leur économie s’appuie sur l’exploitation des ressources naturelles de la forêt, produit de la chasse et de la cueillette. Mais contrairement à l’habitude, ce sont les hommes qui se chargent à la fois de la chasse et de la collecte, car dans leur milieu les produits de la collecte sont rares et difficiles d’accès, la recherche de nourriture repose essentiellement sur les hommes.
Nomades, la fonction des femmes est de transporter les biens familiaux, de fabriquer la vannerie, la poterie, les cordes des arcs des chasseurs ; elles font la cuisine, s’occupent des enfants, etc. Elles consacrent entièrement leur temps à tous ces travaux nécessaires, mais elles laissent aux hommes l’absorbante et prestigieuse « production » de nourriture.

La différence entre les hommes et les femmes se lit comme l’opposition d’un groupe de producteurs et d’un groupe de consommateurs.

Il y a chez les Guayaki un espace masculin et un espace féminin, respectivement définis par la forêt où les hommes chassent, ils l’explorent minutieusement pour en exploiter toutes les ressources, et le campement où règnent les femmes, lieu de repos où l’on consomme la nourriture qu’elles ont préparée. Espace de danger, du risque, de l’aventure toujours renouvelée pour les hommes, la forêt est au contraire pour les femmes un espace parcouru entre deux étapes, traversée monotone et fatigante, simple étendue neutre. Au pôle opposé, le campement offre au chasseur la tranquillité du repos et du bricolage routinier, tandis qu’il est pour les femmes le lieu où s’accomplissent leurs activités spécifiques et où se déploie la vie familiale qu’elles contrôlent largement. La forêt et le campement sont affectés de signes contraires selon qu’il s’agit des femmes ou des hommes : espace de la banalité quotidienne, c’est la forêt pour les femmes, le campement pour les hommes. L’existence, pour les hommes, devient authentique dans la forêt lorsqu’ils se réalisent comme chasseurs, et c’est dans le campement que les femmes se réalisent comme épouses et comme mères.

La conscience claire et le déséquilibre des relations économiques entre les chasseurs et leurs épouses s’expriment dans la pensée des Indiens, comme l’opposition de l’arc et du panier. 

Chacun de ces deux instruments est le moyen, le signe et le résumé de deux « styles » d’existence à la fois opposés et soigneusement séparés : l’arc est l’arme du chasseur et le panier n’est utilisé que par les femmes : les hommes chassent, les femmes portent. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont éduqués à leurs rôles futurs différenciés, le petit garçon reçoit un petit arc, la petite fille un petit panier…

Chants et tabous
Les Guayaki appréhendent cette grande opposition à travers un système de prohibitions réciproques : l’une interdit aux femmes de toucher l’arc des chasseurs, l’autre empêche les hommes de manipuler le panier. L’homme ne supporterait pas la honte de transporter un panier, tandis que son épouse craindrait de toucher son arc : c’est que le contact de la femme et de l’arc est beaucoup plus grave que celui de l’homme et du panier. Si la femme s’avisait de saisir un arc, elle attirerait à coup sûr sur son propriétaire, le pané, c’est-à-dire la malchance à la chasse, ce qui serait désastreux pour l’économie des Guayaki. Quant au chasseur, ce qu’il voit et refuse dans le panier, c’est la menace possible qu’il craint par dessus tout, le pané.

Car, lorsque un homme est victime de cette malédiction, étant incapable de remplir sa fonction de chasseur, il perd sa propre nature, sa substance lui échappe : contraint d’abandonner un arc désormais inutile, il lui faut renoncer à sa masculinité et, tragique et résigné, à se charger d’un panier. La dure loi des Guayaki ne leur laisse point d’échappatoire. Les hommes n’existent que comme chasseurs, et ils maintiennent la certitude de leur être en préservant leur arc du contact de la femme. Inversement, si un individu ne parvient plus à se réaliser comme chasseur, il cesse en même temps d’être un homme : passant de l’arc au panier, métaphoriquement il devient une femme.

Centrale par sa position et puissante par ses effets, la grande opposition des hommes et des femmes impose sa marque à tous les aspects de la vie des Guayaki. C’est elle aussi qui fonde la différence entre le chant des hommes et celui des femmes. Le prerä masculin et chengaruvara féminin s’opposent totalement par leur style et par leur contenu, ils expriment deux systèmes de valeur bien différents.
C’est à peine si l’on peut parler de chant à propos des femmes ; il s’agit en réalité d’une « salutation larmoyante » généralisée, les femmes chantent en pleurant. Sur un ton plaintif, mais d’une voix forte, accroupies et la face cachée dans leurs mains, elles ponctuent chaque phrase de leur mélopée de sanglots stridents. On n’en est que plus surpris de voir, lorsque tout est terminé, le visage paisible des pleureuses et leurs yeux secs. Le chant des femmes intervient toujours en circonstances rituelles, soit cérémonies, soit occasions quotidiennes. Par exemple, lorsqu’un chasseur apporte tel animal au campement : la femme le « salue » en pleurant car il évoque tel parent disparu ; ou si un enfant se blesse en jouant, sa mère aussitôt entonne un chengaruvara semblable à tous les autres. Ainsi, le chant des femmes n’est jamais joyeux. Les thèmes en sont toujours la mort, la maladie, la violence des Blancs et les femmes assument ainsi dans la tristesse de leur chant toute la peine et toute l’angoisse des Achés (nom que se donnent les Guayaki).
Le contraste avec le chant des hommes est saisissant. Il semble qu’il y ait chez eux comme une division sexuelle linguistique selon laquelle tous les aspects négatifs de l’existence sont pris en charge par les femmes, tandis que les hommes se vouent à en célébrer, sinon les plaisirs, du moins les valeurs qui la leur rendent supportable.

Alors que dans ses gestes mêmes la femme se cache pour chanter ou plutôt pour pleurer, le chasseur au contraire, tête haute et corps bien droit, s’exalte dans son chant. La voix est puissante, presque brutale, feignant parfois l’irritation. Dans l’extrême virilité dont le chasseur investit son chant s’affirme une certitude de soi sans faille, un accord avec soi-même que rien ne peut démentir. Le langage du chant masculin est, par ailleurs, extrêmement déformé. À mesure que son improvisation se fait plus facile et plus riche, que les mots jaillissent d’eux-mêmes, le chanteur leur impose une transformation telle, qu’on croirait entendre une autre langue : pour un non-Aché, ces chants sont incompréhensibles. Quant à la thématique, elle consiste essentiellement en une louange emphatique que s’adresse à soi-même le chanteur. Le contenu du discours est strictement personnel et tout s’y dit à la première personne L’homme parle exclusivement de ses exploits de chasseur, des animaux qu’il a rencontrés, des blessures qu’il a reçues, de son habileté à décocher la flèche. Leitmotiv indéfiniment répété, on l’entend proclamer : « Je suis un grand chasseur, j’ai coutume de tuer avec mes flèches, je suis une nature puissante, une nature irritée et agressive ! » Et souvent, comme pour marquer à quel point sa gloire est indiscutable, il ponctue sa phrase en la prolongeant d’un vigoureux Cho, Cho, Cho : « Moi, Moi, Moi. »

Le chant des femmes est une lamentation le plus souvent chorale, entendue seulement pendant la journée ; celui des hommes éclate presque toujours la nuit, et si des voix parfois simultanées peuvent donner l’impression d’un chœur, c’est une fausse apparence, puisque chaque chasseur est en fait un soliste. De plus, le chengaruvara féminin paraît consister en des formules mécaniquement répétées. Au contraire, le prerä des chasseurs ne dépend que de leur seule humeur et ne s’organise qu’en fonction de leur individualité, pure improvisation il autorise la recherche d’effets artistiques dans le jeu de la voix.

À travers le chant des hommes, se décèle une autre opposition, secrète, non moins puissante mais inconsciente celle-ci : celle des chasseurs entre eux. Et pour mieux comprendre leur chant, il faut revenir à l’ethnologie des Guayaki et aux dimensions fondamentales de leur culture.

Il y a pour le chasseur aché un tabou alimentaire qui lui interdit formellement de consommer la viande de ses propres prises : bai jyvombré ja uéméré : « Les animaux qu’on a tués, on ne doit pas les manger soi-même. » De sorte que lorsqu’un homme arrive au campement il partage le produit de sa chasse avec sa famille (femme et enfants) et avec les autres membres de la bande ; il ne goûtera pas à la viande préparée pas son épouse. Or, le gibier occupe la place la plus importante dans l’alimentation des Guayaki.

Il en résulte que chaque homme passe sa vie à chasser pour les autres et à recevoir d’eux sa propre nourriture. Cette prohibition est strictement respectée car, manger les animaux que l’on tue soi-même est le moyen le plus sûr de s’attirer le pané. Une des conséquences les plus importantes est qu’elle empêche ipso facto la dispersion des Indiens en famille élémentaires : l’homme mourrait de faim, à moins de renoncer au tabou. Il faut donc se déplacer en groupe.

La théorie indigène s’appuie sur l’idée que la conjonction entre le chasseur et les animaux morts sur le plan de la consommation, entraînerait une disjonction entre le chasseur et les animaux vivants sur le plan de la « production ».

Cette prohibition alimentaire est un principe structurant de la société guayaki. En contraignant l’individu à se séparer de son gibier, il l’oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive ; l’interdépendance des chasseurs garantit la solidité et la permanence, et la société gagne en force ce que les individus perdent en autonomie.

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Démographie
Dans la société Guayaki il y a deux fois moins de femmes que d’hommes, Pierre Clastres n’indique pas la cause de ce déséquilibre, mais tout enfant mâle étant un futur chasseur, il a forcément été privilégié à la naissance. Les solutions pour remédier à ce déséquilibre étaient limitées : impossible de renoncer à l’interdit de l’inceste, garder un grand nombre de célibataires était très dangereux ; il ne restait qu’à augmenter pour les femmes, le nombre de maris réels, c’est-à-dire instituer le mariage polyandrique. Ainsi, tout l’excédent d’hommes est absorbé par les femmes sous forme de maris secondaires qui occuperont auprès de l’épouse commune une place presque aussi enviable que celle du mari principal. Les hommes supportent très mal cette situation, s’ils refusent le mari secondaire de leur épouse, elle risque de les quitter pour l’autre.

C’est une sorte de « raison d’État » qui détermine les maris à accepter la polyandrie. Chacun d’eux renonce à l’usage exclusif de son épouse pour que puisse subsister l’unité sociale de la tribu. Comme pour le produit de sa chasse qu’il doit donner pour recevoir celui des autres, il doit aussi  partager sa femme, d’un point de vue formel, le gibier est au chasseur ce que la femme est au mari : pour chaque chasseur guayaki, le rapport à la nourriture et aux femmes passe par les autres hommes. Mais si le partage des femmes est éprouvé comme une aliénation, le partage du gibier ne l’est pas. Positives en ce qu’elles créent et recréent à chaque instant la structure sociale elle-même, ces fonctions se doublent d’une dimensions négative en ce qu’elles introduisent entre l’homme d’une part, son gibier et sa femme de l’autre, toute la distance - de l’échange - qui viendra habiter le social.

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La société grégaire contre l’État, mais aux dépens des individus

Les sociétés primitives sont des sociétés sans État, c’est en refusant l’advenue de l’État que ces sociétés préservent leur pouvoir. En fait, c’est en tant que « groupe » que la société primitive garde son pouvoir sur elle-même. On l’a vu, les individus sont enserrés, ligotés dans leurs fonctions et relations, ce qui leur interdit toute autonomie, chacun n’a de valeur et d’importance que dans sa relation au « groupe ». Le groupe a tous les pouvoirs, l’individu, en soi, n’en a aucun. Ces sociétés primitives ne survivent que par l’aliénation totale de leurs individus.

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Refus et répression de l’individualisation
Dans l’analyse de Pierre Clastres, ce refus de l’individualisation apparaît par le refus du pouvoir du chef, sauf lorsque la guerre et la menace extérieure exige une union active efficace, parce que si le chef parvenait à asseoir son pouvoir, c’est la société, le groupe de la société, qui perdrait son pouvoir sur elle-même. Dès le début, c’est plutôt l’individualisation qui est combattue en la personne du chef car il incarne la menace pour le groupe. Et pour se renforcer contre cette menace, ces sociétés enserrent les individus dans une interdépendance étroite entre eux, les privant de toute autonomie individuelle : ainsi le groupe est bien fort, mais les individus subissent son oppression.

Les individus, naturellement, aspirent à la liberté. Les sociétés grégaires redoutent l’émergence des chefs parce qu’ils sont des leaders susceptibles d’entraîner les individus à leur suite ce qui, en définitive, annihilerait le pouvoir du groupe.

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Limiter la démographie pour rester « groupe »
Ces sociétés ne peuvent contrôler l’individualisation qu’à condition que la population de leurs groupes reste réduite. Dès que l’on atteint des nombres plus importants, la médiation devient nécessaire pour faire fonctionner la société et en assurer la cohésion. Cette médiation donne aux médiateurs un pouvoir personnel qui échappe à la mainmise du groupe. Plus les populations augmentent, et plus les médiateurs sont nécessaires, plus les représentants sont incontournables, ce qui obligent ces « pures » sociétés grégaires à se diviser, s’émietter en petites unités, quoique de mêmes langues et de même culture. On constate ainsi un éparpillement de groupes de même culture qui refusent leur rassemblement.

Le développement des sociétés nécessite celui de leurs individus
D’une manière générale, sur l’évolution de long terme, on observe que les sociétés et leurs individus se développent ensemble, les sociétés se développant du développement des individus. Les sociétés amérindiennes étudiées ont bloqué leur développement, elles n’en veulent pas. Ce qui pose le problème de leurs rapports avec les autres sociétés qui, elles, se seront développées au-delà de leur grégarisme et qui auront développé une puissance qui les dominera. En conséquence, elles seront colonisées ou défaites et elles n’existeront plus en tant que telles, leurs individus étant assimilés par ces autres sociétés.
L’exemple des Tupi-Guarani est édifiant. Alors que leurs sociétés s’étaient développées au point que leurs groupes atteignaient plusieurs milliers d’individus et que l’ensemble constituaient 1 500 000 h sur 350 000 km2, alors que l’émergence des chefs était prégnante, ils auraient dû passer à la dimension étatique. Mais à la fin du XVe siècle, un mouvement de prédicateurs-prophètes est apparu, les karai, qui a submergé et subverti l’étatisation en cours pour retourner au mythe de la « Terre sans mal » dans un suicide collectif. Ce n’est pas la colonisation occidentale qui les a détruits, ils se sont suicidés en renonçant à leur développement propre.

Si les sociétés refusent le développement, c’est-à-dire si elles demeurent dans une sorte de statisme permanent, elles sont dépassées et elles disparaissent. L’enjeu n’est donc pas de résister à l’étatisation, mais celui de perdurer ou disparaître.

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L’État est à la fois l’effet et le support de l’individualisation, aboutissement naturel des sociétés

À l’origine les sociétés étaient d’abord grégaires, car le groupe était nécessaire à la vie et la survie des individus : hors du groupe point de salut. Mais plus les sociétés se développent, plus leurs membres sont nombreux, plus elles ont besoin de développer leurs individus, et plus elles ont besoin de médiateurs pour faire fonctionner l’ensemble, plus elles ont besoin de représentants élus ou nommés : ce qui donne le processus d’étatisation. Le grand nombre ne permet plus un gouvernement exclusivement grégaire, la structure étatique s’impose alors.
C’est ce cadre étatique qui permet le développement des individus dans leur interaction, la tribu devient alors un sous-ensemble dont les individus s’émancipent progressivement. Aussi, lorsqu’on observe l’ensemble des sociétés dans le monde et dans le temps, on voit qu’ont disparu celles qui se sont limitées à un grégarisme strict, tandis que les autres ont pu réaliser parfois des peuples et des nations extrêmement nombreux et puissants, avec des civilisations quelquefois prestigieuses. Les sociétés strictement grégaires ont quasiment disparu, celles qui subsistent encore vivent dans l’incognito de la forêt vierge.

Les personnes individuelles sont « l’humanité »

Les familles, tribus, sociétés, États… ne sont que les cadres structurels qui permettent la survie, la vie et l’épanouissement des individus. Plus la première précarité qui rend les individus dépendants de la structure est dépassée, et plus les besoins et les désirs des individus sont pris en compte, puis cultivés pour obtenir le meilleur développement possible. Ces structures étant rivales entre elles, chacune a eu le souci d’obtenir un développement qui lui donne une puissance capable de résister aux autres, ainsi le développement individuel devient un enjeu stratégique. Dans l’époque moderne, les études montrent par exemple que les États-Unis sont devenus la première puissance mondiale par la meilleure instruction donnée à l’ensemble de leur population : le développement individuel est devenu la clé de la puissance de l’État.

Dès son origine, l’Occident s’est construit par une socialisation individualiste

Dans la longue histoire des communautés humaines, la société occidentale s’est construite au long des siècles par une structuration sociale individualiste, mais sans s’en rendre compte et sans l’avoir voulu. En effet, la volition de l’Église catholique, Église d’Occident, a été de remplacer la filiation charnelle par une filiation spirituelle. Elle a échoué bien sûr, mais les mesures qu’elle a prises pour atteindre son objectif ont créé une structuration sociale qui a progressivement émancipé les individus de leur famille en devenant salariés, ils sont ainsi devenus légitimes sans appartenance, et en tant que salariés ils ont finalement constitué la société occidentale moderne en égaux donc libres, l’égalité entre les individus fondant leur liberté. Ce qui a donné le système social occidental plus performant que tous les autres.

L’individualisation, qui produit l’égalité libre sous la dénomination de citoyenneté, est promue par l’étatisation. L’État exerce une fonction de généralisation où les tribus et autres grégaires exerçaient une norme identitaire réservée à leur groupe. Si l’État n’est pas là pour garantir une égalité-libre à tous les individus sur un même territoire et dans un vivre ensemble commun, les différents groupes fragmentent la société commune en clans, ethnies, tribus, avec leurs intérêts propres qui s’opposent à l’intérêt commun général : dans ces conditions, la viabilité de l’État et des institutions communes n’arrive pas à s’établir.
C’est la grande difficulté de la démocratisation des nouveaux États provenant de sociétés archaïques traditionnelles, leur intérêt grégaire prévaut qui empêche l’avènement de la citoyenneté individualiste démocratique, égale et libre.
L’Occident a été le pionnier de cette socialisation individualiste ; c’est l’efficacité productive de son système social qui lui a permis de dominer le monde pour un temps. Actuellement, tout pays est obligé d’adopter le système social occidental pour se développer.


 La socialisation individualiste produit l’État-nation

Les États occidentaux contemporains sont des États-nation. Cela tient au fait qu’ils sont advenus, au sortir de l’archaïsme, sous la pression de la socialisation individualiste. Car l’État-nation suppose une évolution sociale individualiste bien développée. Si ce n’est pas le cas, l’État garde un forme oligarchique d’association de différents groupes d’où émerge les plus puissants du moment. Dans ce cas, les individus « appartiennent » en premier à leur groupe avant d’appartenir à l’État : ce qui donne un État et une société fragmentés en différents groupes ou communautés, prêts à se dissocier les uns des autres, et donc imploser puisque l’identité des participants n’est pas partagée par chacun d’entre-eux.
L’État-nation advient lorsque l’identité commune prime sur les appartenances particulières. Pour ce faire, il a fallu que la socialisation individualiste ait déjà eu lieu préalablement. C’est le cas des États occidentaux modernes. La condition fondamentale est que tous les individus soient être égaux en droit : ce qui est la condition de la démocratie : pas de démocratie sans égalité de tous les individus.

C’est l’évolution de la société qui fait évoluer le régime politique : sous la pression sociale, les structures politiques se réforment pour qu’elles correspondent aux besoins de la société. Ce n’est pas le politique qui change la société, c’est la société qui change le politique. Ce n’est tout de même pas Louis XIV, Louis XV ou Louis XVI qui ont voulu la république !

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Les limites de l’État et son rapport à la société

Aujourd’hui ce sont les États qui assurent la stabilité plus ou moins pacifique du monde, quand un État faillit, le plus souvent c’est le chaos qui règne sur le pays. Mais bien sûr, ces États peuvent aussi mettre en œuvre une violence encore plus extrême, ce sont eux qui sont responsables des guerres mondiales en particulier.
En interne au pays, l’État est l’instance qui maîtrise la violence en la confisquant : c’est la première condition d’une vie sociale harmonieuse et productive. Mais à force, l’État prend de plus en plus de pouvoir au point de ne plus en laisser à la société, qui ne peut plus alors s’assumer elle-même dans ses prérogatives. On arrive ainsi à des carences sociales faute de pouvoir de la société sur elle-même, et par impossibilité de l’État de la remplacer dans ses prérogatives sociales : l’ État ne socialise pas, ne peut pas socialiser, car la socialisation se réalise par des relations sociales, des rapports sociaux que l’État est incapable d’avoir ou de pratiquer dans sa position au-dessus de la société. L’État ne peut agir que par l’économie et le droit, il ne sait que voter des budgets, des crédits, et des lois… et la socialisation reste en panne, alors qu’elle la clé de tout le bon fonctionnement d’un pays. Il en résulte une défaillance sociale globale qui n’est jamais corrigée car les politiques ne cessent de renforcer le pouvoir de l’État aux dépens de celui de la société, ils sont incapables de concevoir le pouvoir de la société sur elle-même.

On parle souvent de la réforme de l’État, mais jamais dans son utilité fondamentale, c’est-à-dire son rapport à la société et réciproquement, celui de la société à l’État. Elle n’est toujours pas à l’ordre du jour.

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Aucun ordre social pacifique ne va de soi, il faut toujours un système qui le garantit

Il ne faut pas se faire d’illusion, la paix sociale n’est jamais naturelle. Elle est au contraire obtenue par la mise en œuvre de systèmes qui la contraint : aujourd’hui c’est celui de la domination de l’État ; auparavant c’était celle des tribus et autres groupes, antérieurement encore c’était les interdits et les tabous du système sacrificiel. Dans chaque système, les individus des sous-groupes intériorisent les normes et les interdits de l’ordre en vigueur, comme le « code de la route » pour ne pas s’entretuer au volant, en les sacralisant : « Le sacré, c’est de la violence cachée » disait René Girard. La violence collective a toujours été une menace d’auto-extermination pour les sociétés humaines.
Nous vivons la période la moins violente de l’histoire de l’humanité, sauf dans les lieux de mutation où s’affrontent les ordres grégaires et individualistes dans leur passage de l’un à l’autre.
Soyons vigilants, nous sommes violents et nous le serons toujours. Notre violence nous menace toujours nous-mêmes, la paix et l’harmonie sociales sont toujours l’effet de notre maîtrise sur nous-mêmes.

Jean-Pierre Bernajuzan

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