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Le naufrage des civilisations de Amin Maalouf - Grasset - 2019, est un essai où l’auteur reprend le déroulement des évènements mondiaux depuis son « Levant » natal. Il est né en 1949 au Liban, journaliste et écrivain, présent sur les lieux au moment où se produisaient les grands évènements du monde depuis les années 1960, il a vu l’effondrement de son monde natal, qui se diffusera à peu près partout dans le monde.
La société du Levant était composée d’innombrables peuples et communautés depuis des siècles dont la coexistence pacifique en faisait la richesse spirituelle et sociale et où les minoritaires étaient les pollinisateurs. Tout cela s’est effondré en quelques décennies. Dans la plupart des régions du monde il en est de même, ceux qui coexistaient ne le font plus, chacun s’extrait d’un tout rassemblé convivial pour s’isoler en sa seule « identité authentique » en opposition aux autres et la vie commune pacifique devient impossible.
- « L’idéal levantin exige de chacun qu’il assume l’ensemble de ses appartenances, et un peu aussi celle des autres. Comme tout idéal, on y aspire sans jamais l’atteindre tout à fait, mais l’aspiration elle-même est salutaire, elle indique la voie à suivre, la voie de la raison, la voie de l’avenir. J’irai même jusqu’à dire que c’est cette aspiration qui marque le passage de la barbarie à la civilisation ». (Amin Maalouf)
Les dates
Les dates qu’il choisit pour définir et argumenter son propos sont connues de tous, c’est leur mise en perspective qui structure son analyse.
- En 1951/1952, l’Égypte qui domine la région connaît des troubles causés au départ par le comportement colonialiste de la Grande-Bretagne, les protestations et révolte du peuple égyptien emporte le gouvernement de type traditionnel, il est remplacé par le colonel Nasser et les Forces Armées, en opposition, déjà, aux Frères Musulmans. Le nouvel homme fort préconise « d’égyptianiser » le pays, il s’en suit des « saisies, confiscations, séquestrations, expropriations, nationalisations.. » visant à dépouiller tous les possédants de leurs biens, particulièrement les « allogènes ».
- En 1956, Nasser nationalise le canal de Suez. Londres, Paris et Israël ripostent, mais désavoués par Washington et Moscou, ils sont obligés de retirer leurs troupes. C’est le moment où l’Égypte cosmopolite et libérale est morte en même temps qu’elle se décolonisait. Des mesures ont été prises pour chasser du pays les Britanniques, les Français et les juifs : ce qui provoqua l’exode massif de toutes les communautés allogènes. Nasser devint l’idole des foules, dans son pays comme dans l’ensemble du Proche-Orient. Il est le champion du monde arabe qui se décolonise, et qui n’accepte pas l’État d’Israël.
- En juin 1967, la guerre israélo-arabe avec la défaite fulgurante des Arabes a créé un effondrement du monde arabe dont il ne s’est pas relevé. Le grand vaincu de cette guerre fut Nasser. La défaite des Arabes a été si rapide et si totale et l’humiliation telle qu’elle a détruit le nationalisme arabe qui portait leurs espoirs : les communautés nationales arabes, si diverses et si riches depuis si longtemps, se sont désagrégées, se sont séparées, se sont combattues, voire exterminées. Ce qui s’est passé ensuite est la réponse à cette perte gigantesque de dignité collective, d’estime de soi, d’espérance et de foi en l’avenir : le retour à la religion la plus intégriste.
- 1979 est l’année d’une double révolution conservatrice : en février, en Iran, l’ayatollah Khomeiny réalise la révolution islamique, et à partir de mai, au Royaume-Uni, Margaret Thatcher démarre sa révolution conservatrice qui se poursuivra aux États-Unis avec Ronald Reagan. La révolution islamique iranienne est un retour vers un ancien ordre religieux. La révolution néolibérale est aussi un retour vers un ordre économique plus inégalitaire ; elle est conservatrice et même réactionnaire en ce qu’elle cherche à abolir « l’État social » construit après les exactions abominables de l’entre-deux-guerres et la guerre de 39-45 et représenté par l’État-providence et la social-démocratie, et à revenir à un ordre socio-étatique antérieur.
Amin Maalouf associe ces deux révolutions, et quoiqu’elles se soient actées dans des communautés socio-politiques différentes, elles se rejoignent au niveau mondial dans une régression qui aggrave la violence et l’inhumanité générales.
- En décembre 1978, Deng Xiaoping prend le pouvoir à Pékin et entreprend sa « révolution conservatrice », qui, comme celles de Téhéran et de Londres, procédait du même « esprit du temps ». Elle était d’inspiration conservatrice puisqu’elle s’appuyait sur les traditions marchandes ancrées depuis toujours dans la population chinoise que la révolution de Mao avait cherché à extirper. Mais elle était également révolutionnaire puisqu’elle allait radicalement transformer, en une génération, le mode d’existence du plus grand peuple de la planète : peu de révolutions dans l’Histoire ont changé en profondeur la vie d’un si grand nombre d’hommes et de femmes en un temps si court.
- En octobre 1978, l’autre évènement remarquable s’est déroulé à Rome, avec l’arrivée de Jean-Paul II à la tête de l’Église catholique. Né en Pologne, Karol Wojtyla alliait un conservatisme social et doctrinal à une combativité de dirigeant révolutionnaire. « N’ayez pas peur ! » lança-t-il aux fidèles rassemblés sur la place Saint-Pierre le jour de son intronisation officielle. « Ouvrez les frontières des États, des systèmes politiques et économiques, les immenses domaines de la culture, de la civilisation et du développement. » Son influence allait se révéler capitale.
L’année du grand retournement
Ces quatre bouleversements majeurs qui s’étaient succédé en tout juste sept mois, d’octobre 1978 à mai 1979, mais dans des univers culturels et sociaux très éloignés les uns des autres, avaient-ils quelque chose en commun en dehors de la simple « coïncidence » chronologique ? Est-il concevable que la Curie romaine et le Comité central de Parti communiste chinois, les électeurs britanniques et les manifestants iraniens, aient pu réagir à une même impulsion ?
Avec le recul, on voit que deux facteurs ont pesé.
L’un est la crise terminale du régime soviétique, qui semblait voler de triomphe en triomphe, au Viet-Nam où le communisme avait vaincu le capitalisme en 1975, cette superpuissance lancée à corps perdu dans une stratégie de conquête, sur tous les continents, alors que sa propre maison, sur laquelle flottaient les étendards ternis du socialisme, du progressisme, de l’athéisme militant et de l’égalitarisme, était irrémédiablement lézardée et sur le point de s’écrouler. Après le Viet-Nam, le Cambodge tombe aux mains des Khmers rouges, puis le Laos. En Afrique, quand le Portugal après la « révolution des œillets » donna l’indépendance à ses colonies, ces cinq nouveaux États africains furent communistes, ainsi que de nombreux autres États africains.
C’est dans cette atmosphère d’expansion euphorique que les Soviétiques se sont lancés dans la conquête de l’Afghanistan, aventure qui se révéla désastreuse et fatale pour leur régime. Et l’Union soviétique n’a pas vu venir la révolution conservatrice thatcherienne et reaganienne qui allait remettre l’Occident en selle.
Un autre évènement qui ajoute à la défaite communiste, c’est l’enlèvement d’Aldo Moro le 16 mars 1978, et retrouvé assassiné dans le coffre d’une voiture le 9 mai. Aldo Moro était un dirigeant éminent de la démocratie chrétienne italienne partisan du « compromis historique » avec le Parti communiste. Il concourt à la défaite du progressisme de gauche, à la fois contre le conservatisme néolibéral en marche et contre le conservatisme religieux levantin.
L’autre est le choc pétrolier, qui a contraint toutes les nations de la planète à s’interroger sur la gestion de leur économie, de leurs lois sociales, comme sur leurs rapports avec les pays exportateurs de pétrole ; et pour ceux-ci qui appartenaient dans leur majorité au monde arabo-musulman, ledit « choc », qui aurait dû assurer leur bonheur, s’est révélé dévastateur et finalement calamiteux.
Les hommes de l’époque
Les évènements ont été conduits ou subis par les hommes de l’époque, avec leurs mentalités et les forces et faiblesses de leur caractère.
Alors que Nahhas Pacha, Premier Ministre du roi Farouk et politique traditionnel, veillait à garder l’équilibre dans les relations entre toutes les composantes internes et externes de l’Égypte, Abdel Nasser ne savait pas résister à la pression de l’opinion publique qui était son soutien assurant sa légitimité, mais qui était fusionnelle, demandant ainsi une sorte de pureté, d’épuration, d’expulsion des éléments étrangers et allogènes : ce qui a détruit la coexistence séculaire et millénaire de toutes ces communautés dans la région. Ce n’est pas ce que Nelson Mandela a fait lorsqu’il est arrivé au pouvoir en Afrique du Sud ; il a choisi au contraire de préserver la pluralité du pays car elle était nécessaire à son avenir pacifique. Mais c’était 40 ans plus tard, et Mandela avait sans doute une tout autre personnalité. Nasser ne savait pas résister à la surenchère, craignant qu’un concurrent ne le remplace dans le cœur des foules ; il était (?) réticent à la guerre contre Israël en 1967 : il l’a faite quand même, il l’a perdue, et le monde arabe a perdu son champion.
Il y a eu des tentatives de modernisation de ces États du Moyen-Orient, celle de Mossadegh en Iran visait à instaurer une république laïque par un nationalisme qui reprenait le contrôle économique du pays. Il a voulu nationaliser le pétrole iranien : riposte de la CIA et de Churchill qui défendaient leurs intérêts colonialistes, ils font un coup d’État, renversent Mossadegh et mettent à sa place le Shah qui leur est favorable. Cette humiliation fera le lit de la révolution islamique future. Les puissances occidentales privilégiant toujours leur intérêt à court terme ont empêché leur évolution modernisatrice, provoquent à terme un retour au religieux, puisque toutes les autres solutions avaient échoué. Exemplaire dans sa lutte contre le nazisme, Churchill est resté un colonialiste radical, aveugle à la nécessité de l’émancipation des États et peuples colonisés. Moins de 30 ans après, Khomeiny ramassait la mise.
Ayant reçu le soutien de Deng Xiaoping en Chine contre le gauchisme de Mao, la révolution conservatrice de Thatcher et Reagan en Occident a gagné contre le progressisme de gauche et sa social-démocratie, et contre le communisme soviétique : les conservatismes capitaliste et religieux dominent désormais le monde de concert.
Un monde en décomposition
Il en résulte un monde désormais marqué par un « affrontement des civilisations », notamment entre les religions. On aurait pu penser que le « clash » entre les différentes aires culturelles renforcerait la cohésion au sein de chacune d’elles, c’est l’inverse qui s’est produit. Ce qui caractérise l’humanité aujourd’hui, c’est une propension au morcellement, au fractionnement, souvent dans la violence et l’acrimonie. Et à l’évidence, le monde arabo-musulman semble avoir pris sur lui d’amplifier jusqu’à l’absurde tous les travers de notre époque, c’est en son sein que se produisent les pires déchirements : Afghanistan, Mali, Liban, Syrie, Irak, Libye, Soudan, Nigéria, Somalie. C’est là un cas extrême, mais on le constate ailleurs : on parle des États-Désunis, dans l’Union européenne par la défection du Royaume-Uni, et aussi en Catalogne, Écosse, sans oublier l’ancienne Union soviétique…
Ceci n’est qu’un aperçu du livre qui est très riche et passionnant.
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Une autre lecture de l’Histoire
Le déroulement des évènements sont analysés comme s’ils étaient tous régis par la même « logique dynamique ». Or, ce n’est pas le cas. Nous sommes en présence de deux logiques dynamiques qui s’entrecroisent et s’articulent, mais tout en gardant chacune leur trajectoire, celle de l’Occident et celle de toutes les autres civilisations. Il ne faut pas les confondre, mais Amin Maalouf ne les a pas perçues.
La logique dynamique de la société occidentale
D’habitude, on oppose l’Occident aux autres civilisations par les mœurs de ses sociétés, mœurs qui expriment la légitimité des personnes, qui elle-même, repose sur le droit qu’il soit coutumier ou légal. On s’interroge peu sur la genèse de ces mœurs ni sur la légitimité de ses individus. Le plus souvent, on désigne la philosophie comme déterminant principal, comme si les idées produisaient la société, au lieu de considérer à l’inverse que c’était la société qui déterminait et produisaient les idées philosophiques, comme si les idées pouvaient naître hors société, hors sol. Et de là, on construit une filiation culturo-intellectuelle depuis l’Antiquité grecque huit siècles avant notre ère. Or, l’Occident était moins proche de cette antiquité grecque que les Arabes et les Byzantins : pourquoi n’en n’ont-ils pas profité ? Il faut savoir qu’en l’An 1000, l’empire d’Occident était le plus faible, le plus pauvre et le moins savant par rapport aux Byzantins et aux Arabes : et pourtant, à partir de cette faiblesse, l’Occident a fini par dominer le monde entier au point de lui imposer ses normes qui le conduisent et le gèrent.
À partir de son origine au IVe siècle, « habiter » est devenu le rapport social de base de la société occidentale
La société occidentale recèle une singularité radicale, qui vient de « l’Église d’Occident » qui a été la seule institution restée debout après l’effondrement de l’empire romain et le bouleversement consécutif. L’Église latine, de Rome, catholique, selon la lecture qu’elle faisait des Saintes Écritures, a voulu remplacer la « filiation charnelle » par une « filiation spirituelle ». C’est une singularité parce que l’Église orthodoxe, sur la base des mêmes Saintes Écritures, n’a pas eu cette lecture, n’a pas mené cette action et n’a donc pas obtenu les mêmes résultats.
Uniques détenteurs du savoir, conseillers des princes et des rois, les clercs catholiques ont unifié toute l’aire occidentale
- L'organisation sociale non impériale assurée par l'Église constitue une particularité absolue de l'Occident chrétien.
- La "déparentalisation" du social : dans les sociétés anciennes européennes, la valeur sociale des personnes était déterminée par leur position au sein de l'ensemble des rapports de parenté de leur société, qui s'imposent à tous et à chacun. En Occident, au Moyen-Âge, un long processus d'évolution relativise ces rapports de parenté qui ne seront plus primo-structurants. La disqualification de la parenté charnelle est remplacée par la parenté spirituelle. L’Église latine a mis cette « déparentalisation » en œuvre au niveau de son recrutement, elle se constitue précisément au Moyen-Age en une institution explicitement fondée sur la marginalisation des rapports de parenté charnelle : célibat et chasteté, excluant par principe toute filiation interne au clergé.
- L'Église prend le contrôle de l'alliance matrimoniale, impose le nom de baptême. Aucune généalogie en dehors du cercle royal. C'est le prêtre qui au moment du baptême fait de l'enfant une personne. Alors qu'en Grèce et à Rome, c'est le père charnel qui le faisait. L'Église s'est donc approprié les fonctions de socialisation dévolues antérieurement aux rapports de parenté. En disqualifiant la parentèle, elle a valorisé le noyau familial : elle a donc institué la famille nucléaire.
- Le culte des ancêtres est remplacé par le culte des saints, et en faveur des morts en général, c’est un recul de la pertinence sociale de la filiation. La société médiévale devient une société sans ancêtres, la commémoration des défunts est assurée collectivement; les morts ne sont donc plus des morts des familles, mais des communautés d'habitants (monuments aux morts).
- C'est le mariage chrétien qui a structuré la société médiévale sur une base non parentale. L'appartenance parentale n'est plus le fondement de l'appartenance sociale. Avec le baptême des enfants et le mariage chrétien, on passe d'un schéma biblique qui disqualifie la parenté charnelle à la définition de normes pratiques qui mettent les clercs en position dominante. C'est donc bien que l'effort clérical pour définir un certain exercice de la parenté a eu une efficacité particulière. Le XIe siècle constitue un tournant parce que l'Église est en mesure alors d'imposer son interprétation hégémonique des textes sacrés, et donc de contrôler le social. Déparentalisée, l'Église est dirigée par une aristocratie ecclésiastique qui se recrute de manière déparentalisée, et le recrutement déparentalisé devient le signe de la supériorité sociale.
- Le spatial se substitue au parental. Pour situer une personne, on tend de plus en plus à la localiser : elle est de tel endroit, plutôt que de telle famille. Les bourgeois du Roi deviennent les bourgeois de Paris. Le de noble est le résultat de cette spatialisation du social. Dans la période précédente, c'est la personne qui donnait le nom au lieu. Désormais c'est le lieu qui donne son nom à ceux qui le détiennent. Le Roi régnait sur des personnes, il règne dorénavant sur un espace.
- L'enracinement du social. Les descendants se transforment en héritiers. C'est un élément essentiel du processus spatialisation/déparentalisation. Les personnes, leur naissance, leur mariage, leur succession, sont fondamentalement soumis aux impératifs de préservation et de transmission du patrimoine, qui s'imposent aux personnes. Ce n'est plus le descendant qui hérite de la terre, c'est la terre qui hérite de l’héritier. Le pouvoir s'enracine, d'une domination itinérante, on passe à une domination spatiale. Se généralisent alors les communautés d'habitants, villages, bourgs, villes…
- Le rapport social de base : habiter. Alors qu'auparavant on appartenait à une famille, à un maître. Fondamentalement, habiter signifie être de quelque part, avoir des voisins, produire quelque part. C'est parce les habitants pouvaient désormais avoir le sentiment d'avoir en commun un certain espace, qu'une nouvelle cohésion sociale a pu émerger à mesure que s'affaiblissait celle fondée sur les rapports de parenté. La spatialisation est ce qui distingue radicalement le principe communautaire occidental des autres formes que l'on rencontre ailleurs ou auparavant. De même que la déparentalisation signe la spécificité occidentale.
L'adjectif occidental ne signifie en aucun cas européen ou blanc, mais renvoie à un mode d'organisation sociale dans lequel les rapports de parenté sont secondaires.
- L'organisation productive agricole ou artisanale, en ville ou au village, a deux niveaux : 1 La famille, le feu, la maison où le chef de feu organise l'usage de la force de travail (épouse, enfants, domestiques) et en assure la répartition du fruit. 2 La communauté d'habitants : dispersion des parcelles, vaine pâture. Par ailleurs, les enfants sont soumis aux exigences de reproduction de l'unité d'exploitation, qui engendre le célibat, âge au mariage tardif, émigration des cadets. Ce système se généralisant, le jeune dispose de façon autonome de sa force de travail, dans lequel chacun des membres du foyer peut avoir un patron particulier.
- C'est l'avènement du salariat. Dominant à partir du XVIIIe siècle, il présuppose la propriété de soi, à savoir la liberté de sa force de travail. Le salariat ne peut se développer que dans une population dont les membres sont libres de disposer de leur force de travail, ce qui exclut les systèmes serviles, et aussi les systèmes de parenté. Mais la liberté de la force de travail ne peut aboutir au salariat que si elle est libre de ses mouvements. L'enracinement qu'a constitué la spatialisation n'a pas signifié l'immobilisation, mais l'encadrement de la circulation de la population : circulation des bons ouvriers, répression des vagants.
- Le double processus de déparentalisation et de spatialisation a conduit à la croissance matérielle de l’Occident. Mais cette richesse n'est jamais en soi la garantie du succès, tout dépend de la capacité d'analyse : du possible, de l'inutile et du néfaste... donc de l'existence durable de compétences.
Les compétences sont devenues le mode principal d'accès au pouvoir. Ce qui a eu deux conséquences majeures, l'idéal démocratique et cela signifie que ceux qui accèdent au pouvoir sont tendanciellement les plus instruits et les plus informés, que ces sociétés sont tendanciellement dirigées par les plus savants.
C'est la domination interne (dominants sur dominés occidentaux) qui est plus performante, et qui a entraîné la domination externe des occidentaux sur le reste de la planète.
L'Église a été le laboratoire de la méritocratie. Dès l'époque mérovingienne le clergé met en place et contrôle une culture latine, peuple les écoles, universités dès leur fondation, soumises à la tutelle pontificale, qui font émerger les plus brillants. Les plus compétents forment le haut clergé, les conciles, les entourages princiers et royaux.
La société médiévale, quoique radicalement distincte, n'est pas l'inverse de la société contemporaine, mais bien plutôt sa matrice.
Lire le livre sur internet du médiéviste Joseph Morsel : L’Histoire du Moyen-Âge est un sport de combat
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Comparaison entre les sociétés occidentales et les autres
En Occident
Par la déparentalisation et la spatialisation, la société occidentale devient une société sans ancêtres
Unique au monde, la société occidentale ne se détermine plus par rapport au passé, mais au présent et vers l’avenir, car elle a aboli ses ancêtres. Alors que la religion des ancêtres est pratiquement universelle, l’Occident lui tourne le dos. Les rapports de parenté ne sont plus primo-structurants. C’est le fait d’habiter qui constitue en Occident le rapport social structurant, on n’appartient plus à une famille, à un clan ou à une tribu, on appartient à un lieu, avec des voisins. En habitant on quitte sa famille originelle, la dépendance à l’appartenance est cassée, elle n’est plus déterminante.
Par l’obligation de quitter l’exploitation familiale, l’émigration des cadets produit une socialisation individualiste
La nécessité de préserver, de conserver et de transmettre le patrimoine oblige tous les « non-héritiers » à émigrer et à trouver un emploi à l’extérieur. Il en résulte qu’ils se socialisent « qu’ils font société » en dehors de la famille. C’est le statut du salariat qui permet l’émancipation des individus à l’égard de leur famille, qui sortent ainsi de la hiérarchie familiale ; ils se socialisent alors hors hiérarchie, à égalité individuelle.
C’est bien-sûr un long processus. Le salariat devient dominant au XVIIIe siècle, juste avant la révolution industrielle, et avant la Révolution française.
La démocratie repose sur la légitimité et l’égalité des individus
Pour que la démocratie puisse fonctionner, il faut au préalable que la légitimité des individus ait été affirmée, sinon leur vote n’aurait pas de valeur. C’est bien-sûr progressif et relatif, cela ne peut se faire d’un seul coup pour tout le monde. Et lorsque des évènements et des institutions adviennent, c’est que la base sociale s’est transformée, d’une manière diffuse les mœurs en donnent le sentiment aux gens jusqu’à ce que leur traduction en termes de droits politiques s’impose. Et la légitimité des individus implique leur égalité, c’est un effet de l’individualisation : dès lors que les individus s’émancipent de leur groupe familial, ils sortent de sa hiérarchie, ils ne se situent plus dans un ordre hiérarchique, ils sont donc égaux, et libres. La légitimité, l’égalité et la liberté forment un tout alternatif à l’appartenance grégaire sur laquelle la démocratie peut prospérer. Tant que l’émancipation des individus n’a pas eu lieu dans une société, on voit mal comment pourrait s’instaurer et se développer la démocratie, puisque leur légitimité ne leur est pas reconnue.
La démocratie politique est une extension de l’évolution de la nature des rapports sociaux
On a souvent une représentation fausse de l’influence et de l’évolution de l’ordre des sociétés et des États. On s’imagine que l’impulsion de l’évolution vient d’en haut, du sommet du pouvoir politique. C’est faux et absurde : est-ce que les rois recherchant un pouvoir toujours plus absolu auraient pu donner l’impulsion de la démocratie ? Imagine-t-on que c’est Louis XIV, Louis XV et Louis XVI qui auraient promu la République ? C’est stupide. Non. C’est au contraire une poussée sociale égalitaire qui a subverti l’ordre inégalitaire royal et ecclésial. C’est donc une évolution sociale qui a produit une évolution politique. C’est pourquoi il est fallacieux de vouloir instaurer la démocratie dans une société qui n’a pas préalablement construit des rapports sociaux individualistes, avant que les individus émancipés soient devenus légitimes, libres et égaux.
La socialisation individualiste a produit la notion de « collectif », alternative aux communautés des sociétés grégaires, collectif qui est à la base de l’avènement de l’État-nation
À mon avis il est inconcevable que le « collectif » ait pu exister dans la société grégaire parce que les appartenances prioritaires sont particulières et s’opposent les unes aux autres. C’est l’émancipation des individus à l’égard de leur famille qui permet la mise à distance de leur appartenance grégaire et qui leur permet d’accéder à une appartenance commune. L’État-nation exprime l’unité de la population qui est impossible tant que les communautés expriment des appartenances préalables à cette unité. Seule l’individualisation permet l’appartenance directe à la nation. Pour que les individus puissent s’émanciper de leurs groupes, il ne suffit pas que l’individualisation progresse, il faut aussi qu’ils trouvent une destination d’appartenance commune, l’État. Des sociétés primitives ont voulu garder le pouvoir de décision sur elles-mêmes : pour cela elles étaient obligées de demeurer peu nombreuses car le grand nombre suscitait l’avènement de chefs les représentant dont le pouvoir se substituait au leur. Certaines ont refusé de s’étatiser dans une forme de suicide collectif (voir Pierre Clastres - La société contre l’État, 1974). Dans ces sociétés les individus étaient aliénés à leur groupe à un point difficilement imaginable aujourd’hui.
La socialisation individualiste égalitaire a été une subversion pour l’ordre grégaire hiérarchique, elle a provoqué un traumatisme majeur en Occident
Ce qui est remarquable dans l’évolution de la société occidentale, c’est la continuité permanente du progrès, à la fois de l’individualisation, de l’égalité et de la liberté, ceci sous la forme de l’humanisme. Et pourtant, dès le début de la colonisation, les colons ont systématiquement reconstruit une société inégalitaire avec les indigènes et les esclaves : les colonies ont été l’échappatoire à l’égalité interne.
En interne, après les progrès intenses de la démocratie et de la république, une réaction tout aussi intense s’est instaurée qui a produit les trois totalitarismes, communisme, fascisme et nazisme. Si les nazis avaient gagné la guerre ils auraient rétabli l’esclavage en Europe. Ces totalitarismes ont exprimé les difficultés d’assimilation d’une société structurellement égalitaire et de la manière de s’y intégrer.
Les « Droits de l’Homme » sont issus de la socialisation individualiste occidentale
Les Droits de l’Homme sont le critère ultime de l’humanisation ou de la déshumanisation du monde. Ce concept ne peut exister que sur la base de la prééminence de la légitimité des individus. C’est pourquoi ils n’existent pas dans les sociétés grégaires où ce sont les groupes qui priment sur les individus. Si les Droits de l’Homme y acquièrent tout de même une certaine audience, c’est en raison de l’influence de l’Occident et non de leur dynamique propre.
La société paysanne et le milieu ouvrier, derniers vestiges de la société grégaire, disparaissent à la fin des Trente Glorieuses
Le long processus d’individualisation commencé au IVe siècle s’est achevé au XXe. À la fin des Trente Glorieuses, la société paysanne a disparu et le « milieu ouvrier » a commencé à être détruit par la globalisation/mondialisation, la société occidentale est désormais uniquement individualiste.
La société paysanne a commencé dès le début de la société occidentale, elle a longtemps représenté l’immense majorité de la population. Et au fur et à mesure du développement du salariat, puis à partir de la révolution industrielle, le monde ouvrier s’est développé par un transfert depuis la société paysanne, dans un droit dominant de plus en plus individualiste. Ces « vestiges » grégaires étaient le support encore très majoritaire de la socialisation en 1945, les familles étaient « portées » par leur milieu. Désormais, les familles doivent élever leurs enfants sans le support de leur milieu, il en résulte un sentiment d’isolement et d’abandon, ce qui donne à voir que cette socialisation grégaire assurait la sécurité existentielle des individus.
1979, la date du départ de la révolution conservatrice, se situe juste après le début de la mutation économique de la globalisation qui bouleverse les activités et les emplois.
L’État ne socialise pas, c’est la société qui socialise
La société grégaire disparaissant, l’État a tenté de compenser par les dépenses de l’État-providence qui ont explosé, ces réponses économiques ne répondent pas au besoin de socialisation. L’État ne peut y répondre car la socialisation se réalise par des relations sociales, et l’État ne peut avoir de relations sociales. Alors il réagit par ce qu’il sait et peut faire, distribuer des revenus et prestations. Tout cela reste à côté de la plaque. On a vécu très longtemps sans se rendre compte que notre système étatique ne fonctionnait relativement bien que parce que la socialisation était déjà assurée par ailleurs. Cette socialisation grégaire ayant disparu, on se tourne vers l’État, qui est de plus en plus impuissant.
Nous en sommes à ce moment crucial où nous devons remplacer le mode de socialisation sur lequel nous vivions depuis le début de la civilisation occidentale. Nous vivions dans une société homogène dont la cohésion était assurée par le conformisme. Aujourd’hui, par l’individualisation et par les migrations, notre société devient à la fois individualiste et hétérogène, le conformisme devient contreproductif et détruit la cohésion sociale. Notre système institutionnel est devenu totalement inadapté.
Au Levant
Au Levant, la socialisation individualiste ne s’est pas développée, les sociétés grégaires demeurent sous la coupe de tribus puissantes, alors qu’en Occident les tribus ont disparu très tôt ; le « collectif » n’a pas été créé qui aurait permis l’avènement des l’États-nations, les États reflètent la division grégaire de leur société. Certes, un équilibre provisoire et précaire a pu faire vivre ensemble des communautés diverses dans cette structure grégaire, mais c’était sous la domination d’une tribu particulière et sans que le droit de l’individu prévale. Les dernières révolutions arabes ont été déclenchées par l’aspiration de la partie la plus moderne des populations arabes à la démocratie, c’est-à-dire à l’humanisme de l’individualisation et à leur collectif. Elles se sont heurtées au grégarisme du pouvoir et à celui de la partie la plus traditionnelle de la population : le résultat est sanglant. Et c’est logique. La modernisation de ces pays et sociétés nécessite la fin du pouvoir des tribus et de leurs chefs, le recul de la socialisation et de la mentalité grégaires, et l’advenue de l’individualisation et du collectif : ceux qui doivent disparaître ne se laissent pas faire, ils se battent jusqu’à l’absurde ; mais ces pays ne sortiront du chaos que lorsqu’ils disparaitront.
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On a parlé de « décadence », de l’empire ottoman, russe, etc.
Mais on oublie l’extraordinaire développement de l’Occident : si l’Occident n’était pas advenu, s’il n’était resté que les anciens empires et puissances, aurait-on parlé de décadence ? Sûrement pas. Mais l’Occident a apporté un tel changement qu’il a changé la donne, et toutes les autres puissances et civilisations se sont retrouvées reléguées à un rang inférieur et dominé, elles ont été contraintes de suivre son exemple pour remonter à son niveau. C’est très difficile à admettre de la part des Arabes parce qu’ils ont autrefois dominé l’Occident.
Ce qui fait que le monde entier s’occidentalise, non par sa culture ni sa philosophie, mais par son système social : aucun pays ne peut se développer sans adopter le système social occidental.
Inconséquent, l’Occident a toujours empêché la modernisation des pays qu’il dominait et qui tendaient à lui ressembler, au profit de son intérêt immédiat
L’exemple occidental a influencé nombre de pays et société, en particulier au Levant. Au niveau étatique il y a bien-sûr la Turquie avec Ataturk, Mossadegh en Iran, entre-autres, pour les mouvements politiques et sociaux le marxisme a eu une grande importance : à ce sujet, le marxisme est une pensée occidentale, c’est-à-dire individualiste, il était susceptible de transcender le grégarisme tribal levantin, mais les partis s’en réclamant plus ou moins ne cessaient pas moins d’avoir une base tribale stricte, tels les partis Baas syrien et irakien. Ces partis d’inspiration marxiste auraient-ils pu renverser l’ordre politique tribal ? C’est fort peu probable, d’autant plus que les populations demeuraient grégaire, aucune socialisation individualiste n’ayant été entreprise. Le cas de l’Iran est différent : étant chiite et les tribus dominantes sunnites, le clergé chiite a remplacé l’autorité des tribus dominantes en Iran, un peu comme l’Église catholique en Occident, ce qui fait que la population iranienne est unifiée sans avoir été individualisée. La dictature des mollahs cessant, la société iranienne pourrait très bien accéder à l’État-nation humaniste et individualiste ; c’est peut-être ce que Mossadegh aurait accompli ?
L’Occident a aussi ségrégué et massacré dans le cadre de son individualisme humaniste
La dynamique en Occident est différente : la nation est présumée Une, elle n’admet pas de division en son sein. Mais en externe, les populations coloniales n’étaient pas considérées faisant partie de la nation, elles ont donc été traitées comme des minorités n’ayant pas les mêmes droits que les nationaux, en contradiction avec sa philosophie interne d’égalité, de liberté et de légitimité (On a dit que De Gaulle aurait donné l’indépendance à l’Algérie parce que, sinon, il aurait fallu accepter qu’un Arabe musulman puisse devenir Président de la République française (?).
On observe ainsi que la socialisation individualiste ne supprime pas le groupe mais qu’elle le porte, unique, au niveau national où il rassemble la totalité des individus à égalité. Et la nation demeure un groupe solidaire face aux autres nations. C’est là la différence avec la socialisation grégaire qui fait cohabiter plusieurs groupes/communautés au sein d’un même État, mais avec une hiérarchie entre eux, les individus n’étant pas égaux ni légitimes en soi.
Pour conclure, le Levant et l’Occident sont chacun à un moment crucial de leur évolution propre : le Levant devant s’individualiser pour se démocratiser et se moderniser, l’Occident ayant atteint un individualisme abouti doit désormais reconstruire une structure institutionnelle à la fois sociale et étatique qui prenne en compte cet état de fait pour une efficacité qui lui fait défaut aujourd’hui.
Par la communication numérique mondialisée et les transports rapides, dans ce monde partagé nous sommes tous proches, si nous ne sommes pas touchés directement par la violence, nous la ressentons par les images.
Désormais, l’homogénéité de nos sociétés est terminée, en Occident comme ailleurs, il nous faut donc apprendre à vivre en paix dans des sociétés individualistes et hétérogènes qui se fragmentent de plus en plus sous les coups de boutoir des mutations économiques, sociales et migratoires. Il nous faut arriver à prendre en compte les nouvelles conditions de vie de chacun pour les intégrer dans la vie « nationale » commune, car c’est encore au niveau national que la cohésion sociale peut être maîtrisée, et dans égalité sinon rien n’est fait. Pour cela il nous faut un nouveau système institutionnel adapté à cette mission, le système actuel ne répond qu’à la situation sociale d’il y a 60 ans, il est devenu inopérant.
Jean-Pierre Bernajuzan